C-9/02 - De Lasteyrie
Printed via the EU tax law app / web
Arrêt de la Cour
Affaire C-9/02
Hughes de Lasteyrie du Saillant
contre
Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie
(demande de décision préjudicielle, formée par le Conseil d'État (France))
«Liberté d'établissement – Article 52 du traité CE (devenu, après modification, article 43 CE) – Législation fiscale – Transfert du domicile fiscal dans un autre État membre – Modalités d'imposition des plus-values de valeurs mobilières»
|
Conclusions de l'avocat général M. J. Mischo, présentées le 13 mars 2003 |
| | |
| | | |
|
Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 11 mars 2004 |
| | |
| | | |
Sommaire de l'arrêt
- Libre circulation des personnes – Liberté d'établissement – Législation fiscale – Imposition des plus-values latentes de valeurs mobilières en cas de transfert du domicile fiscal dans un autre État membre
– Inadmissibilité – Justification – Absence
(Traité CE, art. 52 (devenu, après modification, art. 43 CE)) Le principe de la liberté d’établissement posé par l’article 52 du traité (devenu, après modification, article 43 CE) doit
être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un État membre institue, à des fins de prévention d’un risque d’évasion
fiscale, un mécanisme d’imposition des plus-values latentes de droits sociaux, c’est-à-dire qui ne sont pas encore réalisées,
en cas de transfert du domicile fiscal d’un contribuable hors de cet État.
En effet, le contribuable désireux de transférer son domicile dans le cadre de l’exercice du droit que lui garantit la disposition
précitée est soumis à un traitement désavantageux par rapport à une personne qui maintient sa résidence dans cet État, dès
lors que ce contribuable devient redevable, du seul fait d’un tel transfert, d’un impôt sur un revenu qui n’est pas encore
réalisé et dont il ne dispose donc pas, alors que, s’il demeurait dans cet État, les plus-values ne seraient imposables que
lorsque et dans la mesure où elles ont été effectivement réalisées.
L’objectif de prévenir l’évasion fiscale ne peut justifier cette différence de traitement, dans la mesure où une présomption
générale d’évasion ou de fraude fiscale ne saurait être fondée sur la circonstance que le domicile d’une personne physique
a été transféré dans un autre État membre.
(cf. points 38, 46, 50-51, 58, 69 et disp.)
-
ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)
11 mars 2004(1)
«Liberté d'établissement – Article 52 du traité CE (devenu, après modification, article 43 CE) – Législation fiscale – Transfert du domicile fiscal dans un autre État membre – Modalités d'imposition des plus-values de valeurs mobilières»
Dans l'affaire C-9/02,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par le Conseil d'État (France) et tendant
à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Hughes de Lasteyrie du Saillant
et
Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 52 du traité CE (devenu, après modification, article 43
CE),
LA COUR (cinquième chambre),,
composée de M. C. W. A. Timmermans (rapporteur), faisant fonction de président de la cinquième chambre, A. La Pergola et S.
von Bahr, juges,
avocat général: M. J. Mischo,
greffier: M. H. A. Rühl, administrateur principal,
considérant les observations écrites présentées:
- –
pour M. de Lasteyrie du Saillant, par Me E. Ginter, avocat,
- –
pour le gouvernement français, par MM. G. de Bergues, F. Alabrune et P. Boussaroque, en qualité d'agents,
- –
pour le gouvernement danois, par M. J. Bering Liisberg, en qualité d'agent,
- –
pour le gouvernement allemand, par MM. W.-D. Plessing et M. Lumma, en qualité d'agents,
- –
pour le gouvernement néerlandais, par Mme H. G. Sevenster, en qualité d'agent,
- –
pour le gouvernement portugais, par MM. L. Fernandes et A. Seiça Neves, en qualité d'agents,
- –
pour la Commission des Communautés européennes, par MM. R. Lyal et C. Giolito, en qualité d'agents,
ayant entendu les observations orales de M. de Lasteyrie du Saillant, représenté par Mes E. Ginter et B. Michaud, avocat, du gouvernement français, représenté par MM. P. Boussaroque et J.-L. Gautier, en qualité
d'agent, du gouvernement néerlandais, représenté par Mme S. Terstal, en qualité d'agent, et de la Commission, représentée par MM. R. Lyal et C. Giolito, à l'audience du 13 février
2003,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 13 mars 2003,
rend le présent
Arrêt
- 1
Par décision du 14 décembre 2001, parvenue à la Cour le 14 janvier 2002, le Conseil d’État a posé, en vertu de l’article 234
CE, une question préjudicielle relative à l’interprétation de l’article 52 du traité CE (devenu, après modification, article
43 CE).
- 2
Cette question a été soulevée dans le cadre d’un litige opposant M. de Lasteyrie du Saillant (ci-après M. «de Lasteyrie»)
au ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie au sujet d’une imposition assise sur des plus-values mobilières
non encore réalisées, laquelle est due en cas de transfert du domicile fiscal d’un contribuable hors de France.
-
- Le cadre juridique
- 3
L’article 24 de la loi n° 98-1266, du 30 décembre 1998, portant loi de finances pour 1999 (JORF du 31 décembre 1998, p. 20050),
dans sa rédaction en vigueur à la date du décret n° 99-590, du 6 juillet 1999, portant application de l’article 24 de la loi
de finances pour 1999 relatif aux modalités d’imposition de certaines plus-values de valeurs mobilières en cas de transfert
du domicile fiscal hors de France (JORF du 13 juillet 1999, p. 10407), dispose:
«I. […]
II. Il est inséré, dans le code général des impôts, un article 167 bis ainsi rédigé:
‘Art. 167 bis.
I. - 1. Les contribuables fiscalement domiciliés en France pendant au moins six années au cours des dix dernières années sont imposables,
à la date du transfert de leur domicile hors de France, au titre des plus-values constatées sur les droits sociaux mentionnés
à l’article 160.
2. La plus-value constatée est déterminée par différence entre la valeur des droits sociaux à la date du transfert du domicile
hors de France, déterminée suivant les règles prévues aux articles 758 et 885 T bis, et leur prix d’acquisition par le contribuable
ou, en cas d’acquisition à titre gratuit, leur valeur retenue pour la détermination des droits de mutation.
Les pertes constatées ne sont pas imputables sur les plus-values de même nature effectivement réalisées par ailleurs.
3. La plus-value constatée est déclarée dans les conditions prévues au 2 de l’article 167.
II. - 1. Le paiement de l’impôt afférent à la plus-value constatée peut être différé jusqu’au moment où s’opérera la transmission,
le rachat, le remboursement ou l’annulation des droits sociaux concernés.
Le sursis de paiement est subordonné à la condition que le contribuable déclare le montant de la plus-value constatée dans
les conditions du I, demande à bénéficier du sursis, désigne un représentant établi en France autorisé à recevoir les communications
relatives à l’assiette, au recouvrement et au contentieux de l’impôt et constitue auprès du comptable chargé du recouvrement,
préalablement à son départ, des garanties propres à assurer le recouvrement de la créance du Trésor.
Le sursis de paiement prévu au présent article a pour effet de suspendre la prescription de l’action en recouvrement jusqu’à
la date de l’événement entraînant son expiration. Il est assimilé au sursis de paiement prévu à l’article L. 277 du livre
des procédures fiscales pour l’application des articles L. 208, L. 255 et L. 279 du même livre.
Pour l’imputation ou la restitution de l’avoir fiscal, des crédits d’impôt et des prélèvements ou retenues non libératoires,
il est fait abstraction de l’impôt pour lequel un sursis de paiement est demandé en application du présent article.
2. Les contribuables qui bénéficient du sursis de paiement en application du présent article sont assujettis à la déclaration
prévue au 1 de l’article 170. Le montant cumulé des impôts en sursis de paiement est indiqué sur cette déclaration à laquelle
est joint un état établi sur une formule délivrée par l’administration faisant apparaître le montant de l’impôt afférent aux
titres concernés pour lequel le sursis de paiement n’est pas expiré ainsi que, le cas échéant, la nature et la date de l’événement
entraînant l’expiration du sursis.
3. Sous réserve du 4, lorsque le contribuable bénéficie du sursis de paiement, l’impôt dû en application du présent article est
acquitté avant le 1er mars de l’année suivant celle de l’expiration du sursis.
Toutefois, l’impôt dont le paiement a été différé n’est exigible que dans la limite de son montant assis sur la différence
entre le prix en cas de cession ou de rachat, ou la valeur dans les autres cas, des titres concernés à la date de l’événement
entraînant l’expiration du sursis, d’une part, et leur prix ou valeur d’acquisition retenu pour l’application du 2 du I, d’autre
part. Le surplus est dégrevé d’office. Dans ce cas, le contribuable fournit, à l’appui de la déclaration mentionnée au 2,
les éléments de calcul retenus.
L’impôt acquitté localement par le contribuable et afférent à la plus-value effectivement réalisée hors de France est imputable
sur l’impôt sur le revenu établi en France à condition d’être comparable à cet impôt.
4. Le défaut de production de la déclaration et de l’état mentionnés au 2 ou l’omission de tout ou partie des renseignements
qui doivent y figurer entraînent l’exigibilité immédiate de l’impôt en sursis de paiement.
III. À l’expiration d’un délai de cinq ans suivant la date du départ ou à la date à laquelle le contribuable transfère de nouveau
son domicile en France si cet événement est antérieur, l’impôt établi en application du I est dégrevé d’office en tant qu’il
se rapporte à des plus-values afférentes aux droits sociaux qui, à cette date, demeurent dans le patrimoine du contribuable.’
III. Un décret en Conseil d’État fixe les conditions d’application du présent article, et notamment les modalités permettant d’éviter
la double imposition des plus-values constatées ainsi que les obligations déclaratives des contribuables et les modalités
du sursis de paiement.
IV. Les dispositions du présent article sont applicables aux contribuables qui transfèrent leur domicile hors de France à compter
du 9 septembre 1998.»
- 4
L’article 160, I, du code général des impôts français (ci-après le «CGI»), dans sa rédaction en vigueur à la date du décret
n° 99-590, est libellé comme suit:
«Lorsqu’un associé, actionnaire, commanditaire ou porteur de parts bénéficiaires cède, pendant la durée de la société, tout
ou partie de ses droits sociaux, l’excédent du prix de cession sur le prix d’acquisition – ou la valeur au 1er janvier 1949, si elle est supérieure – de ces droits est taxé exclusivement à l’impôt sur le revenu au taux de 16 %. En cas
de cession d’un ou plusieurs titres appartenant à une série de titres de même nature acquis pour des prix différents, le prix
d’acquisition à retenir est la valeur moyenne pondérée d’acquisition de ces titres. En cas de cession de titres après la clôture
d’un plan d’épargne en actions défini à l’article 163 quinquies D ou leur retrait au-delà de la huitième année, le prix d’acquisition
est réputé égal à leur valeur à la date où le cédant a cessé de bénéficier, pour ces titres, des avantages prévus aux 5° bis
et 5° ter de l’article 157 et au IV de l’article 163 quinquies D.
L’imposition de la plus-value ainsi réalisée est subordonnée à la seule condition que les droits détenus directement ou indirectement
dans les bénéfices sociaux par le cédant ou son conjoint, leurs ascendants et leurs descendants, aient dépassé ensemble 25
% de ces bénéfices à un moment quelconque au cours des cinq dernières années. Toutefois, lorsque la cession est consentie
au profit de l’une des personnes visées au présent alinéa, la plus-value est exonérée si tout ou partie de ces droits sociaux
n’est pas revendu à un tiers dans un délai de cinq ans. À défaut, la plus-value est imposée au nom du premier cédant au titre
de l’année de la revente de droits au tiers.
[…]
Les moins-values subies au cours d’une année sont imputables exclusivement sur les plus-values de même nature réalisées au
cours de la même année ou des cinq années suivantes.
[…]
Les plus-values imposables en application du présent article ainsi que les moins-values doivent être déclarées dans les conditions
prévues au 1 de l’article 170 selon les modalités qui sont précisées par décret.»
- 5
Aux termes de l’article 3, premier alinéa, du décret n° 99-590:
«Les contribuables qui ont transféré leur domicile fiscal hors de France entre le 9 septembre 1998 et le 31 décembre 1998
souscrivent avant le 30 septembre 1999 la déclaration rectificative prévue au 2 de l’article 167 du code général des impôts
au titre des plus-values imposables en application du 1 bis de l’article 167 et du I de l’article 167 bis du même code, ainsi
que le formulaire spécial prévu à l’article 91 undecies de l’annexe II au code général des impôts.»
- 6
L’article R. 280-1 du livre des procédures fiscales (ci-après le «LPF»), qui a été inséré dans celui-ci par l’article 2 du
décret n° 99-590, est libellé comme suit:
«Les contribuables qui entendent bénéficier du sursis de paiement prévu au II de l’article 167 bis du code général des impôts
doivent faire parvenir au comptable du Trésor des non-résidents une proposition de garanties dans les formes prévues au deuxième
alinéa de l’article R. 277-1 au plus tard huit jours avant la date du transfert du domicile hors de France. Il en est délivré
récépissé.
Les dispositions du troisième alinéa de l’article R. 277-1, des articles R. 277-2 à R. 277-4 et de l’article R. 277-6 sont
applicables.»
- 7
L’article R. 277-1 du LPF prévoit:
«Le comptable compétent invite le contribuable qui a demandé à différer le paiement des impositions à constituer les garanties
prévues à l’article L. 277. Le contribuable dispose d’un délai de quinze jours à compter de la réception de l’invitation formulée
par le comptable pour faire connaître les garanties qu’il s’engage à constituer.
Ces garanties peuvent être constituées par un versement en espèces qui sera effectué à un compte d’attente au Trésor, par
des créances sur le Trésor, par la présentation d’une caution, par des valeurs mobilières, des marchandises déposées dans
des magasins agréés par l’État et faisant l’objet d’un warrant endossé à l’ordre du Trésor, par des affectations hypothécaires,
par des nantissements de fonds de commerce.
Si le comptable estime ne pas pouvoir accepter les garanties offertes par le contribuable parce qu’elles ne répondent pas
aux conditions prévues au deuxième alinéa, il lui notifie sa décision par lettre recommandée.»
- 8
Aux termes de l’article R. 277-2 du LPF:
«En cas de dépréciation ou d’insuffisance révélée des garanties constituées, l’administration peut à tout moment, dans les
mêmes conditions que celles prévues par les articles L. 277 et L. 279, demander au redevable, par lettre recommandée avec
avis de réception, un complément de garantie pour assurer le recouvrement de la somme contestée. Les poursuites sont reprises
si le redevable ne satisfait pas, dans le délai d’un mois, à cette demande.»
- 9
L’article R. 277-3 du LPF est libellé comme suit:
«Lorsque des garanties autres que celles qui sont prévues à l’article R. 277-1 sont offertes, elles ne peuvent être acceptées,
sur la proposition du comptable chargé du recouvrement, que par le trésorier-payeur général ou par le receveur général des
finances, trésorier-payeur général de la région parisienne s’il s’agit d’impôts directs perçus par voie de rôle, et par le
directeur des services fiscaux ou le directeur régional des douanes et droits indirects, selon le cas, s’il s’agit d’autres
impôts, droits ou taxes.»
- 10
L’article R. 277-4 du LPF dispose:
«Le contribuable peut être admis par le comptable chargé du recouvrement, à toute époque, à remplacer la garantie qu’il a
constituée par l’une des autres garanties prévues à l’article R. 277-3, d’une valeur au moins égale.»
- 11
Aux termes de l’article R. 277-6 du LPF:
«Un arrêté du ministre chargé des finances détermine les conditions dans lesquelles les valeurs mobilières peuvent être constituées
en garantie et notamment la nature de ces valeurs, ainsi que le montant pour lequel elles sont admises, ce montant étant calculé
d’après le dernier cours coté au jour du dépôt.»
Le litige au principal et la question préjudicielle
- 12
M. de Lasteyrie a quitté la France le 12 septembre 1998 pour s’installer en Belgique. Il détenait à cette date ou avait détenu
à un moment quelconque au cours des cinq dernières années avant son départ de France, directement ou indirectement avec les
membres de sa famille, des titres donnant droit à plus de 25 % des bénéfices sociaux d’une société soumise à l’impôt sur les
sociétés et ayant son siège social en France. La valeur vénale de ces titres étant alors supérieure à leur prix d’acquisition,
M. de Lasteyrie a été soumis à l’impôt sur les plus-values conformément à l’article 167 bis du CGI et aux dispositions d’application
de cet article.
- 13
M. de Lasteyrie a demandé au Conseil d’État d’annuler le décret n° 99-590 pour excès de pouvoir en excipant de l’illégalité
de l’article 167 bis du CGI au motif qu’il est contraire au droit communautaire.
- 14
Le Conseil d’État a tout d’abord considéré, en premier lieu, que lesdites dispositions n’ont, contrairement à ce que soutient
M. de Lasteyrie, ni pour objet ni pour effet de soumettre à de quelconques restrictions ou conditions l’exercice effectif,
par les personnes qu’elles visent, de la liberté d’aller et de venir. En second lieu, il a rappelé que l’article 52 du traité
s’oppose à l’institution par un État membre de règles qui auraient pour effet d’entraver l’établissement de certains de ses
ressortissants sur le territoire d’un autre État membre.
- 15
Ensuite, le Conseil d’État a considéré que l’article 167 bis du CGI prévoit l’assujettissement immédiat, dans les conditions
qu’il définit, des contribuables qui se disposent à transférer hors de France leur domicile fiscal à une imposition assise
sur des plus-values non encore réalisées (ci-après les «plus-values latentes») et qui, de ce fait, ne seraient pas taxées
si lesdits contribuables maintenaient leur domicile en France.
- 16
Toutefois, le Conseil d’État a également relevé que l’article 167 bis du CGI comporte des dispositions qui permettent d’éviter,
en cas de sursis de paiement, que ces contribuables n’aient, en définitive, à supporter une charge fiscale à laquelle ils
n’auraient pas été soumis, ou plus lourde que celle à laquelle ils auraient été soumis s’ils avaient conservé leur domicile
en France et qui, en outre, leur accordent, au terme d’un délai de cinq ans, le bénéfice d’un dégrèvement, dans la mesure
où les droits sociaux porteurs des plus-values continuent, alors, de figurer dans leur patrimoine, les intéressés ayant la
faculté de solliciter le sursis au paiement de l’imposition jusqu’à ce terme.
- 17
Le Conseil d’État a enfin souligné que l’obtention de ce sursis est subordonnée à la condition que les contribuables constituent
des garanties propres à assurer le recouvrement de l’imposition. Toutefois, eu égard aux sujétions que peut comporter la constitution
de telles garanties, le Conseil d’État se demande si le droit communautaire s’oppose à une réglementation telle que celle
en cause dans le litige pendant devant lui.
- 18
Dans ces conditions, estimant que le litige dont il est saisi présente une difficulté sérieuse au regard de la portée des
règles communautaires applicables, le Conseil d’État a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle
suivante:
«Le principe de la liberté d’établissement posé par l’article 52 du traité CE (devenu, après modification, article 43 CE)
s’oppose[-t-il] à ce qu’un État membre institue, à des fins de prévention d’un risque d’évasion fiscale, un mécanisme d’imposition
des plus-values en cas de transfert du domicile fiscal, tel que celui décrit ci-dessus [?] »
Sur la question préjudicielle
Observations soumises à la Cour
- 19
Les gouvernements allemand et néerlandais ont souligné que l’ordonnance de renvoi ne contenait pas d’éléments propres à établir
que M. de Lasteyrie aurait fait usage de la liberté d’établissement garantie par l’article 52 du traité, ni, dès lors, qu’il
relèverait du champ d’application de cette disposition.
- 20
Pour sa part, dans les observations qu’il a déposées devant la Cour, M. de Lasteyrie a indiqué qu’il avait transféré son domicile
fiscal en Belgique aux fins d’y exercer son activité professionnelle.
- 21
Les gouvernements danois et allemand font valoir que l’article 167 bis du CGI ne comporte pas une entrave à la liberté d’établissement.
Ils soulignent que ladite disposition n’est pas discriminatoire. En outre, elle n’empêcherait pas, directement ou indirectement,
les ressortissants français de s’établir dans un autre État membre. Selon le gouvernement danois, il n’existerait aucun indice
permettant d’affirmer que l’imposition des plus-values en cause au principal limite la possibilité pour les ressortissants
français de s’établir dans un autre État membre. En outre, le fait que l’octroi du sursis au paiement de l’impôt est subordonné
à la constitution de garanties ne pourrait pas être considéré comme constituant une exigence susceptible d’exercer par elle-même
une influence importante sur la possibilité des contribuables français de s’établir dans un autre État membre.
- 22
M. de Lasteyrie, le gouvernement portugais et la Commission estiment que les effets restrictifs de l’article 167 bis du CGI
comportent des entraves à l’exercice de la liberté d’établissement. À la différence des contribuables qui demeurent en France
et qui sont taxés sur les plus-values seulement après la réalisation effective de celles-ci, ceux qui transfèrent leur résidence
à l’étranger seraient imposés sur des plus-values latentes. À l’égard de ces derniers, le fait générateur de l’impôt serait
déterminé par le transfert de leur domicile fiscal hors de France et non par la cession des titres concernés. En l’espèce,
il s’agirait donc d’une restriction typique «à la sortie du territoire». Un tel régime pénaliserait les contribuables qui
quittent la France par rapport à ceux qui y restent et introduirait de la sorte une différence de traitement discriminatoire.
Le caractère provisoire de la taxation et la possibilité d’obtenir un sursis de paiement ne seraient pas de nature à exclure
un tel effet restrictif, car l’octroi dudit sursis ne serait pas automatique et serait soumis à la condition de désigner un
représentant fiscal établi en France. En outre, l’obligation de constituer des garanties impliquerait non seulement des coûts
financiers, mais surtout l’indisponibilité du patrimoine donné en garantie. D’après M. de Lasteyrie une telle obligation constituerait
à elle seule une entrave à la liberté d’établissement.
- 23
Le gouvernement néerlandais considère que l’entrave à la liberté d’établissement que comporte l’article 167 bis du CGI est
très limitée et, en tout état de cause, trop aléatoire et indirecte pour être regardée comme étant de nature à entraver effectivement
une telle liberté.
- 24
Pour sa part, le gouvernement français a concentré son analyse sur les justifications possibles d’une telle entrave. À cet
égard, il fait tout d’abord valoir que l’article 167 bis du CGI n’est pas contraire à l’article 52 du traité eu égard à l’objectif
poursuivi par le dispositif mis en place par cette disposition nationale, à savoir prévenir un risque d’évasion fiscale. Il
résulterait du point 26 de l’arrêt du 16 juillet 1998, ICI (C-264/96, Rec. p. I-4695), que pourrait répondre à une raison
impérieuse d’intérêt général une législation qui aurait pour objet spécifique d’exclure d’un avantage fiscal les montages
purement artificiels dont le but serait de contourner la loi fiscale. Dès lors, une restriction à la liberté d’établissement
résultant d’une disposition destinée à faire échec à une véritable fraude à la loi fiscale pourrait être envisagée dans le
respect de cette liberté. En effet, dans un tel cas, il s’agirait d’une application dans le domaine fiscal de ce que la Cour
a considéré comme l’«exercice abusif» d’un droit conféré par le droit communautaire (arrêt du 7 juillet 1992, Singh, C 370/90,
Rec. p. I-4265).
- 25
Ce gouvernement précise également que l’adoption de l’article 167 bis du CGI a été inspirée par le comportement de certains
contribuables consistant à transférer temporairement leur domicile fiscal avant de céder des titres mobiliers dans le seul
but d’éluder le paiement de l’impôt sur les plus-values dû en France. En outre, étant donné que l’effectivité des contrôles
fiscaux constitue une raison impérieuse d’intérêt général (arrêt du 15 mai 1997, Futura Participations et Singer, C-250/95,
Rec. p. I-2471, point 31), ledit gouvernement estime que l’efficacité du recouvrement d’un impôt exigible, qui constitue une
phase ultérieure par rapport aux contrôles effectués dans le cadre de la procédure fiscale, devrait également être regardée
comme une raison impérieuse.
- 26
En outre, le gouvernement français soutient que l’absence d’instruments internationaux bilatéraux ou multilatéraux efficaces
et permettant de conduire une action en recouvrement identique à celle pratiquée sur le territoire national contribue, selon
lui, à rendre problématique le recouvrement de l’impôt lorsque le contribuable réside dans un autre État membre et justifie
l’adoption de l’article 167 bis du CGI. Pour les mêmes raisons, la subordination de l’octroi du sursis de paiement à la constitution
de garanties serait nécessaire.
- 27
Ensuite, le gouvernement français souligne que l’application de l’article 167 bis du CGI est proportionnée au but poursuivi,
car les sujétions imposées au contribuable sont limitées dans le temps. En effet, l’imposition établie n’est susceptible de
devenir effective qu’à l’intérieur d’un délai de cinq ans suivant la date de l’expatriation. Au terme de ce délai, si l’intéressé
n’a pas cédé ses titres, il est libéré de toute obligation fiscale à l’égard des autorités françaises. La fixation d’un délai
de cinq ans assurerait l’efficacité du système et ferait obstacle à une fraude au moyen d’un établissement de brève durée
à l’étranger.
- 28
En outre, la nature des modalités d’imposition ne montrerait aucune disproportion. Si le sursis est refusé, c’est en raison
de la propre faute du contribuable parce que, par exemple, il n’a pas établi une déclaration appropriée. Si le sursis est
octroyé, la sujétion imposée au contribuable naît de l’obligation de constituer des garanties de paiement. Le contribuable
concerné bénéficierait dans la quasi-totalité des cas d’un sursis de paiement. En pratique, le contribuable n’aurait donc
aucun impôt à payer au moment du transfert de son domicile fiscal hors de France.
- 29
Le gouvernement français souligne enfin que, en cas de cession des titres, le montant de l’impôt exigible en France serait
calculé de façon à éviter toute surtaxation. L’impôt sur les plus-values éventuellement acquitté par l’intéressé en vertu
de la législation fiscale de l’État d’accueil serait déduit du montant de l’impôt sur les plus-values dû en France. Par ailleurs,
les moins-values constatées après le départ du contribuable de France donneraient lieu à un dégrèvement de l’impôt à due concurrence
de celles-ci. De la même manière, les plus-values réalisées après ce départ seraient exclues de l’assiette de l’impôt dû en
France.
- 30
Les gouvernements danois, allemand et néerlandais estiment également que l’article 167 bis du CGI est justifié par des raisons
impérieuses d’intérêt général et qu’il est proportionné au but poursuivi.
- 31
À cet égard, le gouvernement danois fait notamment référence à l’arrêt du 28 avril 1998, Safir (C-118/96, Rec. p. I-1897,
points 25 et 33), dans lequel la Cour aurait reconnu comme une raison impérieuse justifiant une entrave à la libre prestation
des services la protection contre l’érosion fiscale de la base d’imposition.
- 32
Le gouvernement allemand fait valoir, en premier lieu, que l’article 167 bis du CGI est fondé sur la répartition du pouvoir
fiscal entre l’«État de départ» et l’«État de destination». Le droit de l’«État de départ» d’imposer les plus-values de participations
dans des sociétés de capitaux résulterait du fait qu’elles sont régulièrement nées de l’activité de la société dans ce dernier
État. Dès lors, elles seraient comprises dans le patrimoine du contribuable qui, jusqu’à son départ, est imposable dans cet
État. En second lieu, le gouvernement allemand se réfère au point 26 de l’arrêt ICI, précité, dans lequel la Cour aurait reconnu,
de manière générale, la possibilité d’une justification fondée sur le risque d’évasion fiscale.
- 33
Le gouvernement néerlandais relève que la limitation du pouvoir fiscal aux plus-values réalisées dans l’État de résidence
du contribuable et la prise en compte corrélative des plus-values constituées dans cet État lorsque les titres mobiliers sont
vendus ou lorsque le domicile est transféré, est conforme au principe de la territorialité fiscale. Il considère que l’effet
combiné de l’imposition lors de l’émigration du contribuable et de l’exigence d’une garantie pour obtenir un sursis de paiement,
afin d’assurer la perception effective de l’impôt, est nécessaire pour garantir la cohérence du régime fiscal national. Un
tel motif pourrait justifier une disposition restreignant les libertés fondamentales (arrêt du 28 janvier 1992, Bachmann,
C-204/90, Rec. p. I-249), car, en l’occurrence, il existerait un lien direct entre le report de l’imposition annuelle de l’accroissement
de capital lié aux titres mobiliers, d’une part, et la perception effective de l’impôt lors du déplacement du domicile à l’étranger,
d’autre part. En outre, le gouvernement néerlandais considère que l’article 167 bis du CGI s’inscrit dans le cadre de la lutte
contre l’évasion fiscale, en visant à empêcher que les contribuables ne transfèrent temporairement leur domicile hors de France
afin de réaliser leurs titres mobiliers sans imposition significative des plus-values.
- 34
Cependant, M. de Lasteyrie, le gouvernement portugais et la Commission font valoir que la présomption généralisée et automatique
d’évasion contenue dans l’article 167 bis du CGI, qui entraîne une imposition immédiate des plus-values latentes, comporte
des effets qui vont bien au-delà de ce qui est nécessaire pour lutter efficacement contre la fraude ou l’évasion fiscale et
constitue, de ce fait, une entrave disproportionnée à la liberté d’établissement.
- 35
M. de Lasteyrie observe que les conventions destinées à éviter la double imposition conclues par la République française comportent
normalement une clause dite d’«assistance au recouvrement» permettant aux autorités fiscales françaises de se fonder sur ces
dispositions pour recouvrer un impôt dû par des contribuables qui auraient transféré leur résidence dans un autre État membre
de l’Union européenne. Le gouvernement portugais estime que, lorsqu’un assujetti transfère son domicile fiscal dans un autre
État membre, les autorités compétentes sont tenues de coopérer et de mettre en place des procédures d’échange d’informations
qui garantissent qu’il sera satisfait aux créances fiscales telles que celles en cause au principal.
- 36
Selon la Commission, l’article 167 bis du CGI, par son caractère général, ne permettrait pas de discerner, au cas par cas,
si le transfert a été effectivement inspiré par un but d’évasion fiscale. En effet, cette disposition n’aurait nullement pour
objet spécifique d’exclure d’un avantage fiscal les montages purement artificiels dont le but serait de contourner la loi
fiscale, car elle vise, de manière générale, toute situation dans laquelle un contribuable détenant des participations substantielles
dans une société soumise à l’impôt sur les sociétés transfère, «pour quelque raison que ce soit», son domicile fiscal hors
de France. À cet égard, il ressortirait du point 38 de l’arrêt du 9 mars 1999, Centros (C-212/97, Rec. p. I‑1459), qu’il incombe
à l’administration compétente de prouver, au cas par cas, l’existence d’une fraude.
- 37
En outre, M. de Lasteyrie ainsi que la Commission font valoir que le sursis de paiement n’est pas accordé de plein droit et
que le contribuable devra, en tout état de cause, être capable de présenter des garanties propres à assurer le paiement de
l’impôt. Ces mesures ne seraient manifestement pas proportionnées au but poursuivi. La législation des autres États membres,
comme celle du Royaume Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et celle du royaume de Suède, démontrerait que des solutions
moins restrictives de la liberté d’établissement seraient envisageables. Quant au régime des garanties, la Commission fait
également valoir que celui-ci est discriminatoire eu égard à l’impossibilité de déposer en garantie des titres non cotés à
une bourse française en l’absence d’une caution bancaire garantissant le paiement intégral des impôts dus.
Réponse de la Cour
- 38
L’article 167 bis du CGI instaure le principe d’une imposition, à la date du transfert du domicile d’un contribuable hors
de France, des plus-values de droits sociaux, celles-ci étant déterminées par la différence entre la valeur de ces droits
à la date dudit transfert et leur prix d’acquisition. Cette imposition ne s’applique qu’aux contribuables qui détiennent,
directement ou indirectement avec les membres de leur famille, des droits dans les bénéfices sociaux d’une société dépassant
25 % de ces bénéfices à un moment quelconque au cours des cinq dernières années précédant la date susmentionnée. La particularité
de ladite disposition réside dans le fait qu’elle concerne l’imposition de plus-values latentes.
- 39
Il convient d’examiner, en premier lieu, si l’article 167 bis du CGI, qui institue donc une imposition sur les plus-values
latentes du seul fait du transfert hors de France du domicile d’un contribuable, est susceptible de restreindre l’exercice
de la liberté d’établissement au sens de l’article 52 du traité.
- 40
À cet égard, il convient de souligner que l’article 52 du traité constitue l’une des dispositions fondamentales du droit communautaire
et est directement applicable dans les États membres depuis la fin de la période transitoire. En vertu de cette disposition,
la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre sur le territoire d’un autre État membre comporte l’accès aux
activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises dans les conditions définies
par la législation de l’État d’établissement pour ses propres ressortissants (arrêts du 28 janvier 1986, Commission/France,
270/83, Rec. p. 273, point 13; du 29 avril 1999, Royal Bank of Scotland, C-311/97, Rec. p. I-2651, point 22, et du 13 avril
2000, Baars, C-251/98, Rec. p. I-2787, point 27).
- 41
En réponse aux doutes exprimés par certains gouvernements quant à l’applicabilité de cette disposition au litige au principal,
et en l’absence de précisions suffisantes sur ce point dans le dossier soumis à la Cour, il y a lieu de rappeler que dans
le cadre d’une procédure visée à l’article 234 CE, fondé sur une nette séparation des fonctions entre les juridictions nationales
et la Cour, toute appréciation des faits de la cause relève de la compétence du juge national (voir, notamment, arrêt du 25
février 2003, IKA, C-326/00, Rec. p. I-1703, point 27, et jurisprudence citée), et de constater que, en l’occurrence, la juridiction
de renvoi paraît avoir conclu à l’applicabilité de l’article 52 du traité au litige qui lui est soumis.
- 42
Il importe de préciser que, même si, à l’instar des autres dispositions relatives à la liberté d’établissement, l’article
52 du traité vise notamment, selon son libellé, à assurer le bénéfice du traitement national dans l’État membre d’accueil,
il s’oppose également à ce que l’État membre d’origine entrave l’établissement dans un autre État membre de l’un de ses ressortissants
(voir arrêt Baars, précité, point 28, et jurisprudence citée).
- 43
Par ailleurs, même une restriction à la liberté d’établissement de faible portée ou d’importance mineure est prohibée par
l’article 52 du traité (voir, en ce sens, arrêts du 28 janvier 1986, Commission/France, précité, point 21, et du 15 février
2000, Commission/France, C-34/98, Rec. p. I-995, point 49).
- 44
En outre, l’interdiction pour les États membres d’établir des restrictions à la liberté d’établissement s’applique également
aux dispositions fiscales. En effet, selon une jurisprudence constante, si, en l’état actuel du droit communautaire, la matière
des impôts directs ne relève pas en tant que telle du domaine de la compétence de la Communauté, il n’en reste pas moins que
les États membres doivent exercer leurs compétences retenues dans le respect du droit communautaire (voir arrêts du 14 février
1995, Schumacker, C-279/93, Rec. p. I‑225, point 21; ICI, précité, point 19, et du 21 novembre 2002, X et Y, C-436/00, Rec.
p. I-10829, point 32).
- 45
En l’occurrence, même si l’article 167 bis du CGI n’interdit pas à un contribuable français d’exercer son droit d’établissement,
cette disposition est néanmoins de nature à restreindre l’exercice de ce droit en ayant, à tout le moins, un effet dissuasif
à l’égard des contribuables qui souhaitent s’installer dans un autre État membre.
- 46
En effet, le contribuable désireux de transférer son domicile en dehors du territoire français, dans le cadre de l’exercice
du droit que lui garantit l’article 52 du traité, est soumis à un traitement désavantageux par rapport à une personne qui
maintient sa résidence en France. Ce contribuable devient redevable, du seul fait d’un tel transfert, d’un impôt sur un revenu
qui n’est pas encore réalisé et dont il ne dispose donc pas, alors que, s’il demeurait en France, les plus-values ne seraient
imposables que lorsque et dans la mesure où elles ont été effectivement réalisées. Cette différence de traitement concernant
l’imposition des plus-values, qui est susceptible d’avoir des répercussions considérables sur le patrimoine du contribuable
désireux de transférer son domicile hors de France, est de nature à décourager un contribuable de procéder à un tel transfert.
- 47
L’examen des modalités d’application de ladite mesure confirme cette conclusion. En effet, bien qu’il soit possible de bénéficier
d’un sursis de paiement, celui-ci n’est pas automatique et il est soumis à des conditions strictes telles que décrites par
M. l’avocat général aux points 36 et 37 de ses conclusions, au nombre desquelles figure notamment la constitution de garanties.
Ces garanties comportent par elles-mêmes un effet restrictif, dans la mesure où elles privent le contribuable de la jouissance
du patrimoine donné en garantie.
- 48
Il résulte de ce qui précède que la mesure en cause au principal est susceptible d’entraver la liberté d’établissement.
- 49
Il importe de rappeler, en second lieu, qu’une mesure qui est susceptible d’entraver la liberté d’établissement consacrée
par l’article 52 du traité ne saurait être admise que si elle poursuit un objectif légitime compatible avec le traité et est
justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général. Mais encore faut-il, en pareil cas, que son application soit propre
à garantir la réalisation de l’objectif ainsi poursuivi et n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre celui-ci
(voir arrêts précités Futura Participations et Singer, point 26, et jurisprudence citée, ainsi que X et Y, point 49).
- 50
Pour ce qui concerne la justification tirée de l’objectif de prévenir l’évasion fiscale, mentionnée par la juridiction de
renvoi dans la question préjudicielle, il convient de relever que l’article 167 bis du CGI n’a pas pour objet spécifique d’exclure
d’un avantage fiscal les montages purement artificiels dont le but serait de contourner la législation fiscale française,
mais vise, de manière générale, toute situation dans laquelle un contribuable détenant des participations substantielles dans
une société soumise à l’impôt sur les sociétés transfère, pour quelque raison que ce soit, son domicile hors de France (voir,
en ce sens, arrêts précités ICI, point 26, ainsi que X et Y, point 61).
- 51
Or, le transfert du domicile d’une personne physique en dehors du territoire d’un État membre n’implique pas, en soi, l’évasion
fiscale. Une présomption générale d’évasion ou de fraude fiscale ne saurait être fondée sur la circonstance que le domicile
d’une personne physique a été transféré dans un autre État membre et justifier une mesure fiscale portant atteinte à l’exercice
d’une liberté fondamentale garantie par le traité (voir, en ce sens, arrêts du 26 septembre 2000, Commission/Belgique, C-478/98,
Rec. p. I-7587, point 45, ainsi que X et Y, précité, point 62).
- 52
Dès lors, l’article 167 bis du CGI ne saurait, sans excéder largement ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif qu’il
poursuit, présumer l’intention de contourner la loi fiscale française de tout contribuable qui transfère son domicile hors
de France.
- 53
Ainsi, sera également redevable de l’impôt en vertu de l’article 167 bis du CGI le contribuable qui cède ses titres avant
l’expiration de la période de cinq années suivant la date du départ de France, même s’il n’a nullement l’intention de revenir
dans cet État membre et continue de résider à l’étranger après l’écoulement de cette période.
- 54
Par ailleurs, l’objectif envisagé, à savoir empêcher qu’un redevable ne transfère temporairement son domicile fiscal avant
de céder des titres mobiliers dans le seul but d’éluder le paiement de l’impôt sur les plus-values dû en France, peut être
atteint par des mesures moins contraignantes ou moins restrictives de la liberté d’établissement, ayant trait spécifiquement
au risque d’un tel transfert temporaire. Ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 64 de ses conclusions, les autorités
françaises pourraient notamment prévoir la taxation du contribuable qui, après un séjour relativement bref dans un autre État
membre, reviendrait en France après avoir réalisé ses plus-values, ce qui éviterait d’affecter la situation des contribuables
n’ayant pas d’autre objectif que d’exercer en toute bonne foi leur liberté d’établissement dans un autre État membre.
- 55
Les modalités d’application de l’article 167 bis du CGI ne permettent pas d’aboutir à une conclusion différente.
- 56
En effet, ainsi qu’il a été indiqué au point 47 du présent arrêt, le sursis de paiement n’est pas automatique, mais il est
soumis à des conditions strictes telles que l’obligation d’effectuer une déclaration dans le délai requis, de désigner un
représentant établi en France et de constituer des garanties propres à assurer le recouvrement des impositions.
- 57
Dans la mesure où l’application de ces conditions engendre des restrictions à l’exercice du droit d’établissement, l’objectif
de prévenir l’évasion fiscale, qui n’est pas de nature à justifier le régime d’imposition prévu à l’article 167 bis du CGI,
ne saurait davantage être utilement invoqué au soutien desdites conditions, qui sont destinées à mettre en œuvre ce régime.
- 58
Dès lors, l’article 52 du traité s’oppose à ce qu’un État membre institue, à des fins de prévention d’un risque d’évasion
fiscale, un mécanisme d’imposition des plus-values latentes, tel que celui prévu à l’article 167 bis du CGI, en cas de transfert
du domicile fiscal d’un contribuable hors de cet État.
- 59
Cependant, le gouvernement danois fait valoir que l’objectif de l’article 167 bis du CGI serait d’empêcher l’érosion fiscale
de la base d’imposition de l’État membre concerné, en évitant que des contribuables tirent un avantage des différences qui
existent entre les régimes fiscaux des États membres.
- 60
À cet égard, il suffit de rappeler que, conformément à une jurisprudence bien établie, la réduction de recettes fiscales ne
saurait être considérée comme une raison impérieuse d’intérêt général pouvant être invoquée pour justifier une mesure en principe
contraire à une liberté fondamentale (arrêts ICI, précité, point 28, et du 8 mars 2001, Metallgesellschaft e.a., C-397/98
et C-410/98, Rec. p. I‑1727, point 59). Dès lors, le simple manque à gagner subi par un État membre du fait du transfert du
domicile fiscal d’un contribuable dans un autre État membre, dans lequel la réglementation fiscale est différente et, le cas
échéant, plus avantageuse pour ce contribuable, ne saurait en soi justifier une restriction du droit d’établissement.
- 61
Quant au gouvernement néerlandais, il soutient que l’effet combiné de l’imposition lors de l’émigration et de l’exigence de
garanties auxquelles est subordonné l’octroi du sursis au paiement effectif de l’impôt est nécessaire pour garantir la cohérence
du système fiscal français, car il existerait un lien direct entre le report de l’imposition annuelle de l’accroissement de
capital correspondant aux titres mobiliers, d’une part, et la perception effective de l’impôt lors du déplacement du domicile
à l’étranger, d’autre part.
- 62
La Cour a certes admis, afin de maintenir le lien entre la déductibilité des cotisations et l’imposition des sommes dues par
les assureurs en exécution des contrats d’assurance, que la déductibilité fiscale de cotisations soit subordonnée à la condition
que celles-ci soient payées dans cet État (arrêts Bachmann, précité, points 21 à 23, et du 28 janvier 1992, Commission/Belgique,
C-300/90, Rec. p. I‑305, points 14 à 20).
- 63
Cependant, il ne saurait être soutenu que l’article 167 bis du CGI est de la même manière justifié par la nécessité de préserver
la cohérence du système fiscal français.
- 64
À cet égard, il y a lieu de rappeler que le régime fiscal prévu à l’article 167 bis du CGI vise, ainsi qu’il a été précisé
par le gouvernement français dans ses observations écrites, à prévenir les transferts temporaires de domicile hors de France
motivés exclusivement par des raisons fiscales. En effet, l’adoption dudit article a été inspirée par le comportement de certains
contribuables consistant à transférer temporairement leur domicile fiscal avant de céder des titres mobiliers dans le seul
but d’éluder le paiement de l’impôt sur la plus-value dont ils sont redevables en France.
- 65
L’article 167 bis du CGI ne semble donc pas avoir pour objectif d’assurer de manière générale l’imposition des plus-values,
en cas de transfert du domicile d’un contribuable hors de France, pour autant qu’il s’agit de plus-values acquises lors du
séjour de ce dernier sur le territoire français.
- 66
Cette constatation est confortée par le fait que le régime fiscal en cause au principal permet un dégrèvement de toute imposition
dont les plus-values, en cas de réalisation de celles-ci, ont fait l’objet dans le pays dans lequel le contribuable a transféré
son domicile. En effet, une telle imposition pourrait avoir pour conséquence que les plus-values réalisées, y compris la partie
de celles-ci acquise lors du séjour du contribuable en France, seront entièrement taxées dans ledit pays.
- 67
Dans ces conditions, la prémisse sur laquelle est fondé l’argument de la cohérence fiscale invoqué par le gouvernement néerlandais
ne se vérifie pas eu égard à l’objectif poursuivi par le régime fiscal prévu à l’article 167 bis du CGI. Dès lors, la justification
d’un tel régime tirée d’un objectif de cohérence fiscale, qui par ailleurs n’a pas été invoquée par le gouvernement français,
ne saurait être retenue.
- 68
Concernant l’argument du gouvernement allemand selon lequel il convient de tenir compte de la répartition du pouvoir fiscal
entre l’État de départ et l’État d’accueil, il suffit de relever, ainsi que M. l’avocat général l’a fait au point 82 de ses
conclusions, que le litige ne porte pas sur la répartition du pouvoir d’imposition entre États membres ni sur le droit des
autorités françaises d’imposer des plus-values latentes en voulant réagir à des transferts de domicile artificiels, mais sur
la question de savoir si les mesures adoptées dans ce but sont conformes aux exigences de la liberté d’établissement.
- 69
En conséquence, il convient de répondre à la question posée que le principe de la liberté d’établissement posé par l’article
52 du traité doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un État membre institue, à des fins de prévention d’un
risque d’évasion fiscale, un mécanisme d’imposition des plus-values latentes, tel que celui prévu à l’article 167 bis du CGI,
en cas de transfert du domicile fiscal d’un contribuable hors de cet État.
Sur les dépens
- 70
Les frais exposés par les gouvernements français, danois, allemand, néerlandais et portugais, ainsi que par la Commission,
qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement. La procédure revêtant, à l’égard des
parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer
sur les dépens.
Par ces motifs,
-
LA COUR (cinquième chambre),
statuant sur la question à elle soumise par le Conseil d’État, par décision du 14 décembre 2001, dit pour droit:
Le principe de la liberté d’établissement posé par l’article 52 du traité CE (devenu, après modification, article 43 CE) doit
être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un État membre institue, à des fins de prévention d’un risque d’évasion
fiscale, un mécanisme d’imposition des plus-values non encore réalisées, tel que celui prévu à l’article 167 bis du code général
des impôts français, en cas de transfert du domicile fiscal d’un contribuable hors de cet État.
Timmermans
|
La Pergola
|
von Bahr
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 11 mars 2004.
- 1 –
- Langue de procédure: le français.