C-189/18 - Glencore Agriculture Hungary

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62018CJ0189

ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

16 octobre 2019 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Articles 167 et 168 – Droit à déduction de la TVA – Refus – Fraude – Administration des preuves – Principe du respect des droits de la défense – Droit d’être entendu – Accès au dossier – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Contrôle juridictionnel effectif – Principe d’égalité des armes – Principe du contradictoire – Réglementation ou pratique nationale selon laquelle, lors d’une vérification du droit à déduction de la TVA exercé par un assujetti, l’administration fiscale est liée par les constatations de fait et les qualifications juridiques qui ont été effectuées par elle dans le cadre de procédures administratives connexes auxquelles cet assujetti n’était pas partie »

Dans l’affaire C‑189/18,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Fővárosi Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Budapest, Hongrie), par décision du 14 février 2018, parvenue à la Cour le 13 mars 2018, dans la procédure

Glencore Agriculture Hungary Kft.

contre

Nemzeti Adó- és Vámhivatal Fellebbviteli Igazgatósága,

LA COUR (cinquième chambre),

composée de M. E. Regan, président de chambre, MM. I. Jarukaitis (rapporteur), E. Juhász, M. Ilešič et C. Lycourgos, juges,

avocat général : M. M. Bobek,

greffier : Mme R. Şereş, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 20 mars 2019,

considérant les observations présentées :

pour Glencore Agriculture Hungary Kft., par Mes Z. Várszegi, D. Kelemen et B. Balog, ügyvédek,

pour le gouvernement hongrois, par MM. M. Z. Fehér et G. Koós, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par M. L. Havas et Mme J. Jokubauskaitė, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 5 juin 2019,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1, ci-après la « directive TVA »), du principe du respect des droits de la défense et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Glencore Agriculture Hungary Kft. (ci-après « Glencore ») au Nemzeti Adó- és Vámhivatal Fellebbviteli Igazgatósága (direction des recours de l’administration nationale des impôts et des douanes, Hongrie) (ci-après l’« administration fiscale ») au sujet de deux décisions ordonnant notamment le paiement de sommes au titre de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la « TVA ») pour les exercices 2010 et 2011.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3

L’article 167 de la directive TVA dispose :

« Le droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible. »

4

L’article 168 de cette directive prévoit :

« Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants :

a)

la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti ;

[...] »

Le droit hongrois

5

L’article 119, paragraphe 1, de l’általános forgalmi adóról szóló 2007. évi CXXVII. törvény (loi no CXXVII de 2007 relative à la taxe sur la valeur ajoutée) dispose :

« À moins que la loi n’en dispose autrement, le droit à déduction de la taxe prend naissance lorsqu’il faut établir la taxe due correspondant à la taxe calculée en amont (article 120). »

6

Aux termes de l’article 120 de cette loi :

« Dans la mesure où les biens ou les services sont utilisés, ou autrement exploités, par l’assujetti – et en cette qualité – en vue d’effectuer des livraisons de biens ou des prestations de services taxées, celui-ci a le droit de déduire du montant de la taxe dont il est redevable :

a)

la taxe qui lui est facturée par tout autre assujetti – en ce compris toute personne ou entité soumise à l’impôt simplifié sur les sociétés – à l’occasion de l’acquisition des biens ou de l’utilisation des services ;

[...] »

7

L’article 1er, paragraphe 3a, de l’adózás rendjéről szóló 2003. évi XCII. törvény (loi no XCII de 2003 portant code de procédure fiscale, ci-après le « code de procédure fiscale ») dispose :

« Dans le cadre du contrôle des parties au rapport juridique (contrat, opération) que concerne l’obligation fiscale, l’autorité fiscale ne peut pas qualifier un même rapport juridique concerné par le contrôle et qui a déjà fait l’objet d’une qualification différemment pour chaque assujetti, et elle applique d’office les constatations faites chez l’une des parties à ce rapport juridique en cas de contrôle chez tout autre partie audit rapport. »

8

Conformément à l’article 12, paragraphes 1 et 3, du code de procédure fiscale, l’assujetti, de même que toute personne tenue au paiement de l’impôt en vertu de l’article 35, paragraphes 2 et 7, a le droit de prendre connaissance des documents relatifs à l’imposition. Il peut consulter, prendre ou demander copie, de tout document nécessaire à l’exercice de ses droits ou à l’accomplissement de ses obligations. Néanmoins, l’assujetti ne peut pas consulter, notamment, toute partie d’un document contenant des informations sur une autre personne et dont la divulgation violerait une disposition en matière de secret fiscal.

9

L’article 97, paragraphes 4 et 5, de ce code prévoit :

« 4.   Au cours du contrôle, l’autorité fiscale a l’obligation d’établir et de prouver les faits, sauf dans les cas où c’est le contribuable qui, en vertu d’une loi, a la charge de la preuve.

5.   Sont notamment considérés comme moyens de preuve et preuves admissibles [...] les constatations des contrôles connexes qui ont été ordonnés [...] »

10

Aux termes de l’article 100, paragraphe 4, dudit code :

« Si l’autorité fiscale étaye les conclusions d’une enquête à l’aide des résultats d’un contrôle connexe effectué chez un autre assujetti, ou à l’aide des données et preuves obtenues à cette occasion, l’assujetti reçoit une communication détaillée de la partie qui le concerne du procès-verbal et de la décision y relatifs, et des données et preuves recueillies lors du contrôle connexe. »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

11

Glencore est une société établie en Hongrie, qui exerce principalement une activité de négoce en gros de céréales, de graines oléagineuses et d’aliments pour animaux ainsi que de matières premières.

12

À la suite de contrôles portant, d’une part, sur tous les impôts et les subventions des exercices 2010 et 2011, à l’exception de la TVA des mois de septembre et d’octobre 2011, et, d’autre part, sur la TVA du mois d’octobre 2011, l’administration fiscale a adopté deux décisions, la première ordonnant notamment à Glencore de verser la somme de 1951418000 forints hongrois (HUF) (environ 6000000 d’euros) au titre de la TVA ainsi qu’une amende et une pénalité de retard, la seconde lui enjoignant de payer un complément de TVA d’un montant de 130171000 HUF (environ 400000 euros).

13

Dans ces décisions, l’administration fiscale a estimé que Glencore avait illégalement déduit la TVA dans la mesure où elle savait ou aurait dû savoir que les opérations qu’elle a effectuées avec ses fournisseurs étaient impliquées dans une fraude à la TVA. Elle s’est fondée sur des constatations effectuées chez ces fournisseurs en considérant cette fraude comme un fait établi.

14

Après le rejet de son recours administratif formé contre ces deux décisions, Glencore a introduit un recours en annulation devant le Fővárosi Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Budapest, Hongrie), la juridiction de renvoi.

15

À l’appui de ce recours, Glencore soutient notamment que l’administration fiscale a méconnu le droit à un procès équitable garanti par l’article 47 de la Charte ainsi que les exigences que ce droit implique et a enfreint, en particulier, le principe d’égalité des armes. Cette administration a en outre, selon elle, violé le principe du respect des droits de la défense à un double titre. D’une part, ladite administration aurait eu seule accès à l’intégralité du dossier relatif à une procédure pénale visant des fournisseurs, à laquelle Glencore n’était pas partie et dans laquelle elle ne pouvait donc se prévaloir d’aucun droit, et des éléments de preuve auraient été ainsi recueillis et utilisés contre elle. D’autre part, cette même administration n’aurait mis à sa disposition ni le dossier relatif aux contrôles effectués chez ces fournisseurs, en particulier les pièces sur lesquelles sont fondées les constatations qu’elle a opérées, ni son procès-verbal, ni les décisions administratives qu’elle a adoptées, se contentant de ne lui en communiquer qu’une partie, qu’elle a sélectionnée selon ses propres critères.

16

L’administration fiscale soutient que, si Glencore ne peut disposer des droits attachés à la qualité de partie dans une procédure fiscale visant un autre assujetti, les droits de la défense n’ont pas étés violés pour autant, puisqu’elle a pu examiner, dans le cadre de la procédure la concernant, les écrits et les déclarations provenant de procédures connexes et versés à son dossier, et en contester la valeur probante en exerçant son droit de recours.

17

La juridiction de renvoi relève que le droit à déduction de la TVA constitue un principe fondamental du système commun de la TVA et qu’il ne peut en principe être refusé si les conditions matérielles requises sont remplies. Or, la pratique de l’administration fiscale mise en œuvre dans la procédure au principal, fondée notamment sur une interprétation de l’article 1er, paragraphe 3a, du code de procédure fiscale, selon laquelle cette administration est liée par les constatations figurant dans les décisions prises par elle à l’issue de contrôles effectués chez les fournisseurs de l’assujetti et ayant un caractère définitif, aurait abouti à dénier à Glencore ce droit à déduction.

18

Cette juridiction expose que l’article 1er, paragraphe 3a, du code de procédure fiscale a pour objectif de garantir la sécurité juridique en imposant que soient tirées d’une même opération les mêmes conclusions. Se pose cependant, selon elle, la question de savoir si cet objectif justifie une pratique, telle que celle en cause au principal, suivant laquelle l’administration fiscale s’affranchit de la charge de la preuve pesant sur elle en prenant d’office en considération des constatations effectuées dans le cadre d’une procédure antérieure, dans laquelle l’assujetti n’avait pas la qualité de partie, ne pouvait donc exercer les droits attachés à cette qualité et n’a pris connaissance des décisions adoptées à l’issue de ces procédures et devenues définitives que dans le cadre des contrôles dont il a fait l’objet.

19

Ladite juridiction ajoute que Glencore n’a eu qu’une communication partielle de ces décisions et des pièces sur lesquelles elles sont fondées, l’administration fiscale s’étant contentée d’indiquer, dans son procès-verbal, chacune des constatations figurant dans lesdites décisions, sans produire celles-ci non plus que les documents sur lesquels elles reposent.

20

La juridiction de renvoi s’interroge sur la conformité d’une telle pratique avec le principe du respect des droits de la défense ainsi qu’avec le droit à un procès équitable consacré à l’article 47 de la Charte, compte tenu des limites du contrôle juridictionnel qu’elle peut opérer, n’étant pas habilitée à examiner la légalité des décisions prises à l’issue de contrôles ayant concerné d’autres assujettis et, en particulier, à vérifier si les preuves sur lesquelles reposent ces décisions ont été obtenues légalement. Se référant à l’arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C‑419/14, EU:C:2015:832), elle demande si les exigences d’un procès équitable nécessitent que la juridiction saisie d’un recours contre la décision de l’administration fiscale procédant à un redressement soit habilitée à contrôler que les preuves provenant d’une procédure administrative connexe ont été obtenues en conformité avec les droits garantis par le droit de l’Union et que les constatations reposant sur celles-ci ne violent pas ces droits.

21

C’est dans ces conditions que le Fővárosi Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Budapest) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Faut-il interpréter les dispositions de la directive TVA ainsi que, en ce qui les concerne, le principe fondamental du respect des droits de la défense et l’article 47 de la [Charte] en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre et à une pratique nationale reposant sur celle-ci en vertu desquelles les constatations, dans le cadre du contrôle des parties au rapport juridique (contrat, opération) que concerne l’obligation fiscale, qui sont faites par l’autorité fiscale à l’issue d’une procédure mise en œuvre auprès d’une des parties audit rapport juridique (l’émetteur des factures dans l’affaire principale) et qui impliquent une requalification du rapport juridique doivent être prises en compte d’office par l’autorité fiscale lors du contrôle d’une autre partie au rapport juridique (le destinataire des factures dans l’affaire principale), étant entendu que l’autre partie au rapport juridique ne dispose d’aucun droit, en particulier des droits attachés à la qualité de partie, dans la procédure de contrôle d’origine ?

2)

Pour le cas où la Cour répondrait à la première question par la négative, les dispositions de la directive TVA ainsi que, en ce qui les concerne, le principe fondamental du respect des droits de la défense et l’article 47 de la [Charte] s’opposent-ils à une pratique nationale qui permet une procédure telle que celle visée à la première question de telle manière que l’autre partie au rapport juridique (le destinataire des factures) ne dispose pas, dans la procédure de contrôle d’origine, des droits attachés à la qualité de partie, et ne puisse donc pas davantage exercer un droit de recours dans le cadre d’une procédure de contrôle dont les constatations doivent être prises en compte d’office par l’autorité fiscale dans la procédure de contrôle concernant l’obligation fiscale de l’autre partie et peuvent être retenues à la charge de cette dernière, étant entendu que l’autorité fiscale ne met pas à disposition de l’autre partie le dossier pertinent du contrôle effectué auprès de la première partie au rapport juridique (l’émetteur des factures), en particulier les pièces sous-tendant les constatations, les procès-verbaux et les décisions administratives, mais ne lui en communique qu’une partie, sous forme de résumé, l’autorité fiscale ne donnant ainsi connaissance du dossier à l’autre partie qu’indirectement, en faisant une sélection selon des critères qui lui sont propres et sur lesquels l’autre partie ne peut exercer aucun contrôle ?

3)

Faut-il interpréter les dispositions de la directive TVA ainsi que, en ce qui les concerne, le principe fondamental du respect des droits de la défense et l’article 47 de la [Charte] en ce sens qu’ils s’opposent à une pratique nationale en vertu de laquelle les constatations, dans le cadre du contrôle des parties au rapport juridique que concerne l’obligation fiscale, qui sont faites par l’autorité fiscale à l’issue d’une procédure mise en œuvre auprès de l’émetteur des factures et qui impliquent la constatation que ledit émetteur a participé à une fraude fiscale active doivent être prises en compte d’office par l’autorité fiscale lors du contrôle du destinataire des factures, étant entendu que ledit destinataire ne dispose pas, dans la procédure de contrôle mise en œuvre chez l’émetteur, des droits attachés à la qualité de partie, et ne peut donc pas davantage exercer un droit de recours dans le cadre d’une procédure de contrôle dont les constatations doivent être prises en compte d’office par l’autorité fiscale dans la procédure de contrôle concernant l’obligation fiscale du destinataire et peuvent être retenues à la charge de ce dernier, et étant entendu que [l’autorité fiscale] ne met pas à disposition du destinataire le dossier pertinent du contrôle effectué auprès de l’émetteur, en particulier les pièces sous-tendant les constatations, les procès-verbaux et les décisions administratives, mais ne lui en communique qu’une partie, sous forme de résumé, l’autorité fiscale ne donnant ainsi connaissance du dossier au destinataire qu’indirectement, en faisant une sélection selon des critères qui lui sont propres et sur lesquels celui-ci ne peut exercer aucun contrôle ? »

Sur les questions préjudicielles

Observations liminaires

22

Il ressort de la décision de renvoi que Glencore, à la suite de contrôles fiscaux dont ses fournisseurs et elle-même ont fait l’objet, s’est vu refuser l’exercice du droit à déduction de la TVA et imposer en conséquence des redressements de TVA. L’administration fiscale a notamment fondé ce refus, conformément à l’article 1er, paragraphe 3a, du code de procédure fiscale, sur des constatations effectuées dans le cadre de procédures menées contre ces fournisseurs et auxquelles Glencore n’était donc pas partie, ayant donné lieu à des décisions devenues définitives, selon lesquelles lesdits fournisseurs avaient commis une fraude à la TVA.

23

La demande de décision préjudicielle faisant état d’une procédure pénale et d’une procédure administrative fiscale antérieure et de décisions administratives dont les fournisseurs de Glencore ont fait l’objet, la Cour, conformément à l’article 101 de son règlement de procédure, a demandé à la juridiction de renvoi de fournir des éclaircissements sur la ou les procédures pénales dont il est question et d’indiquer si elles ont été clôturées par des décisions d’une juridiction pénale devenues définitives. En réponse à cette demande, la juridiction de renvoi a indiqué qu’elle ne disposait pas d’informations au sujet de la clôture par jugement au fond des procédures pénales concernant les fournisseurs de Glencore et elle a communiqué quatre décisions administratives fiscales définitives, dont certains de ces fournisseurs ont fait l’objet.

24

À l’audience, il a été précisé par Glencore et par le gouvernement hongrois que deux procédures pénales portant sur la fraude en question étaient encore pendantes lorsque l’administration fiscale a consulté les pièces de ces procédures et a adopté les deux décisions administratives attaquées par Glencore dans l’affaire au principal. Ces procédures n’avaient donc pas encore été clôturées par une décision rendue au fond par une juridiction pénale. Il s’ensuit que la présente affaire ne soulève pas de questions liées à l’autorité de la chose jugée.

25

Au regard de ces précisions, il y a lieu de considérer que, par ses trois questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive TVA, le principe du respect des droits de la défense et l’article 47 de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation ou à une pratique d’un État membre selon laquelle, lors d’une vérification du droit à déduction de la TVA exercé par un assujetti, l’administration fiscale est liée par les constatations de fait et les qualifications juridiques, déjà effectuées par elle dans le cadre de procédures administratives connexes menées contre des fournisseurs de cet assujetti, sur lesquelles sont fondées des décisions devenues définitives constatant l’existence d’une fraude à la TVA commise par ces fournisseurs.

26

Selon les indications données par la juridiction de renvoi, l’administration fiscale estime que le fait d’être liée par les constatations de fait et les qualifications juridiques figurant dans ces décisions ayant acquis un caractère définitif la dispense de rapporter à nouveau les preuves de la fraude dans la procédure dont fait l’objet l’assujetti. Dans ce contexte, cette juridiction se demande en particulier si la directive TVA et le principe du respect des droits de la défense s’opposent à une pratique de l’administration fiscale consistant, comme dans l’affaire au principal, à ne pas donner à cet assujetti accès au dossier relatif à des procédures connexes et, en particulier, à l’ensemble des pièces sur lesquelles s’appuient ces constatations, aux procès-verbaux établis et aux décisions adoptées, et à ne lui communiquer indirectement, sous la forme d’un résumé, qu’une partie de ces éléments qu’elle a sélectionnés selon des critères qui lui sont propres et sur lesquels il ne peut exercer aucun contrôle.

27

À cet égard, il a été précisé lors de l’audience que, pour prouver l’implication de Glencore dans cette fraude, l’administration fiscale s’est appuyée sur des éléments de preuve recueillis dans le cadre des procédures pénales pendantes, des procédures administratives engagées contre des fournisseurs de Glencore et de la procédure administrative dont cette dernière a fait l’objet.

28

Exposant, par ailleurs, qu’elle n’est pas habilitée à examiner la légalité des décisions antérieures rendues à l’issue de contrôles concernant d’autres assujettis et, en particulier, à vérifier si les preuves sur lesquelles reposent ces décisions ont été obtenues légalement, la juridiction de renvoi s’interroge également, en se référant à l’arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C‑419/14, EU:C:2015:832), sur la question de savoir si les exigences d’un procès équitable nécessitent que la juridiction saisie d’un recours contre la décision de l’administration fiscale procédant à un redressement de la TVA soit habilitée à vérifier que les preuves provenant d’une procédure administrative connexe ont été obtenues en conformité avec les droits garantis par le droit de l’Union et que les constatations reposant sur celles-ci ne violent pas ces droits.

29

Dans la mesure où, dans ses observations écrites et orales, le gouvernement hongrois a donné une interprétation des dispositions nationales et une explication des pratiques de l’administration fiscale, concernant tant l’administration des preuves, l’étendue de l’accès au dossier et la portée du contrôle juridictionnel, différentes de celles exposées par la juridiction de renvoi, il convient de rappeler qu’il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre du système de coopération judiciaire établi par l’article 267 TFUE, de vérifier ou de remettre en cause l’exactitude de l’interprétation du droit national faite par le juge national, cette interprétation relevant de la compétence exclusive de ce dernier. Aussi, la Cour doit-elle, lorsqu’elle est saisie à titre préjudiciel par une juridiction nationale, s’en tenir à l’interprétation du droit national qui lui a été exposée par ladite juridiction (arrêt du 6 octobre 2015, Târşia, C‑69/14, EU:C:2015:662, point 13 et jurisprudence citée).

30

De même, il appartient non pas à la Cour, mais à la juridiction nationale d’établir les faits qui ont donné lieu au litige et d’en tirer les conséquences pour la décision qu’elle est appelée à rendre. Il incombe ainsi à la Cour de prendre en compte, dans le cadre de la répartition des compétences entre cette dernière et les juridictions nationales, le contexte factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions préjudicielles, tel que défini par la décision de renvoi (voir, en ce sens, arrêt du 7 juin 2018, Scotch Whisky Association, C‑44/17, EU:C:2018:415, point 24 et jurisprudence citée).

31

En outre, il n’appartient pas non plus à la Cour d’apprécier la conformité d’une législation nationale avec le droit de l’Union ni d’interpréter des dispositions législatives ou réglementaires nationales (arrêts du 1er mars 2012, Ascafor et Asidac, C‑484/10, EU:C:2012:113, point 33 ainsi que jurisprudence citée, et du 6 octobre 2015, Consorci Sanitari del Maresme, C‑203/14, EU:C:2015:664, point 43). La Cour est cependant compétente pour fournir à la juridiction de renvoi tous les éléments d’interprétation relevant du droit de l’Union, qui peuvent permettre à celle-ci d’apprécier une telle conformité pour le jugement de l’affaire dont elle est saisie (arrêts du 1er mars 2012, Ascafor et Asidac, C‑484/10, EU:C:2012:113, point 34 ainsi que jurisprudence citée, et du 26 juillet 2017, Europa Way et Persidera, C‑560/15, EU:C:2017:593, point 35).

32

Eu égard à ces observations liminaires, il y a lieu d’examiner successivement les exigences découlant de la directive TVA, du principe du respect des droits de la défense et de l’article 47 de la Charte quant à l’administration des preuves, à l’étendue de l’accès de l’assujetti au dossier et à la portée du contrôle juridictionnel dans une affaire telle que celle au principal.

Sur l’administration des preuves au regard de la directive TVA et du principe du respect des droits de la défense

33

Selon une jurisprudence constante, le droit des assujettis de déduire de la TVA dont ils sont redevables la TVA due ou acquittée pour les biens acquis ou les services reçus en amont et utilisés pour les besoins de leurs opérations taxées constitue un principe fondamental du système commun de la TVA mis en place par la législation de l’Union. Ainsi que la Cour l’a itérativement jugé, le droit à déduction prévu aux articles 167 et suivants de la directive TVA fait partie intégrante du mécanisme de la TVA et ne peut, en principe, être limité (arrêts du 6 décembre 2012, Bonik, C‑285/11, EU:C:2012:774, points 25 et 26 ; du 19 octobre 2017, Paper Consult, C‑101/16, EU:C:2017:775, points 35 et 36, ainsi que du 21 mars 2018, Volkswagen, C‑533/16, EU:C:2018:204, points 37 et 39).

34

Cela étant, la lutte contre la fraude, l’évasion fiscale et les abus éventuels est un objectif reconnu et encouragé par la directive TVA et la Cour a itérativement jugé que les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union. Dès lors, il appartient aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice du droit à déduction s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que ce droit est invoqué frauduleusement ou abusivement (voir, en ce sens, arrêts du 6 décembre 2012, Bonik, C‑285/11, EU:C:2012:774, points 35 à 37 ainsi que jurisprudence citée, et du 28 juillet 2016, Astone, C‑332/15, EU:C:2016:614, point 50).

35

Si tel est le cas lorsqu’une fraude est commise par l’assujetti lui-même, il en est également ainsi lorsqu’un assujetti savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA. Le bénéfice du droit à déduction ne saurait ainsi être refusé à un assujetti qu’à la condition qu’il soit établi, au vu d’éléments objectifs, que cet assujetti, auquel les biens ou les services servant de base pour fonder le droit à déduction ont été livrés ou fournis, savait ou aurait dû savoir que, par l’acquisition de ces biens ou de ces services, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA commise par le fournisseur ou un autre opérateur intervenant en amont ou en aval dans la chaîne de ces livraisons ou de ces prestations (voir, en ce sens, arrêts du 6 décembre 2012, Bonik, C‑285/11, EU:C:2012:774, points 38 à 40, ainsi que du 13 février 2014, Maks Pen, C‑18/13, EU:C:2014:69, points 27 et 28).

36

Le refus du droit à déduction étant une exception à l’application du principe fondamental que constitue ce droit, il incombe aux autorités fiscales d’établir à suffisance de droit les éléments objectifs permettant de conclure que l’assujetti savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder le droit à déduction était impliquée dans une telle fraude (voir, en ce sens, arrêt du 13 février 2014, Maks Pen, C‑18/13, EU:C:2014:69, point 29 et jurisprudence citée).

37

Le droit de l’Union ne prévoyant pas de règles relatives aux modalités de l’administration des preuves en matière de fraude à la TVA, ces éléments objectifs doivent être établis par l’administration fiscale conformément aux règles de preuve prévues par le droit national. Cependant, ces règles ne doivent pas porter atteinte à l’efficacité du droit de l’Union et doivent respecter les droits garantis par ce droit, spécialement par la Charte (voir, en ce sens, arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses, C‑419/14, EU:C:2015:832, points 65 à 67).

38

C’est ainsi, et sous ces conditions, que la Cour, dans l’arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C‑419/14, EU:C:2015:832), a jugé, au point 68 de celui-ci, que le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce que l’administration fiscale puisse, dans le cadre d’une procédure administrative, afin de constater l’existence d’une pratique abusive en matière de TVA, utiliser des preuves obtenues dans le cadre d’une procédure pénale parallèle non encore clôturée concernant l’assujetti. Ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 39 de ses conclusions, une telle appréciation s’applique également à l’utilisation, afin de constater l’existence d’une fraude à la TVA, de preuves obtenues dans le cadre de procédures pénales non clôturées ne concernant pas l’assujetti ou recueillies au cours de procédures administratives connexes auxquelles, comme dans l’affaire au principal, l’assujetti n’était pas partie.

39

Parmi les droits garantis par le droit de l’Union figure le respect des droits de la défense, lequel, selon une jurisprudence constante, constitue un principe général du droit de l’Union qui trouve à s’appliquer dès lors que l’administration se propose de prendre, à l’encontre d’une personne, un acte qui lui fait grief. En vertu de ce principe, les destinataires de décisions qui affectent de manière sensible leurs intérêts doivent être mis en mesure de faire connaître utilement leur point de vue quant aux éléments sur lesquels l’administration entend se fonder. Cette obligation pèse sur les administrations des États membres lorsqu’elles prennent des mesures entrant dans le champ d’application du droit de l’Union, alors même que la législation de l’Union applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité (arrêts du 18 décembre 2008, Sopropé, C‑349/07, EU:C:2008:746, points 36 à 38, et du 22 octobre 2013, Sabou, C‑276/12, EU:C:2013:678, point 38).

40

Ce principe général s’applique ainsi dans des circonstances telles que celles en cause au principal, dans lesquelles un État membre, pour se conformer à l’obligation, découlant de l’application du droit de l’Union, de prendre toutes les mesures législatives et administratives propres à garantir la perception de l’intégralité de la TVA due sur son territoire et à lutter contre la fraude, soumet un contribuable à une procédure de contrôle fiscal (voir, en ce sens, arrêt du 9 novembre 2017, Ispas, C‑298/16, EU:C:2017:843, point 27).

41

Fait partie intégrante du respect des droits de la défense le droit d’être entendu, qui garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative, avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts. Selon la jurisprudence de la Cour, la règle selon laquelle le destinataire d’une décision faisant grief doit être mis en mesure de faire valoir ses observations avant que celle-ci soit prise a pour but de mettre l’autorité compétente à même de tenir utilement compte de l’ensemble des éléments pertinents. Afin d’assurer une protection effective de la personne concernée, elle a notamment pour objet de permettre à cette dernière de corriger une erreur ou de faire valoir tels éléments relatifs à sa situation personnelle, qui militent dans le sens que la décision soit prise, ne soit pas prise ou qu’elle ait tel ou tel contenu (arrêt du 5 novembre 2014, Mukarubega, C‑166/13, EU:C:2014:2336, points 46 et 47 ainsi que jurisprudence citée).

42

Le droit d’être entendu implique également que l’administration prête toute l’attention requise aux observations ainsi soumises par l’intéressé en examinant, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce et en motivant sa décision de façon circonstanciée, l’obligation de motiver une décision de façon suffisamment spécifique et concrète pour permettre à l’intéressé de comprendre les raisons du refus qui est opposé à sa demande constituant ainsi le corollaire du principe du respect des droits de la défense (arrêt du 5 novembre 2014, Mukarubega, C‑166/13, EU:C:2014:2336, point 48 et jurisprudence citée).

43

Toutefois, selon une jurisprudence constante de la Cour, le principe du respect des droits de la défense ne constitue pas une prérogative absolue, mais peut comporter des restrictions, à la condition que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par la mesure en cause et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis (arrêt du 9 novembre 2017, Ispas, C‑298/16, EU:C:2017:843, point 35 et jurisprudence citée).

44

En outre, l’existence d’une violation des droits de la défense doit être appréciée en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas d’espèce, notamment de la nature de l’acte en cause, du contexte de son adoption et des règles juridiques régissant la matière concernée (arrêt du 5 novembre 2014, Mukarubega, C‑166/13, EU:C:2014:2336, point 54 et jurisprudence citée).

45

Par ailleurs, il convient de rappeler que la sécurité juridique figure au nombre des principes généraux reconnus dans le droit de l’Union. Ainsi, la Cour a notamment constaté que le caractère définitif d’une décision administrative, acquis à l’expiration de délais de recours raisonnables ou par l’épuisement des voies de recours, contribue à la sécurité juridique et que le droit de l’Union n’exige pas qu’un organe soit, en principe, obligé de revenir sur une décision administrative ayant acquis un tel caractère définitif (voir, en ce sens, arrêts du 13 janvier 2004, Kühne & Heitz, C‑453/00, EU:C:2004:17, point 24 ; du 12 février 2008, Kempter, C‑2/06, EU:C:2008:78, point 37, ainsi que du 4 octobre 2012, Byankov, C‑249/11, EU:C:2012:608, point 76).

46

S’agissant d’une règle, telle que celle figurant à l’article 1er, paragraphe 3a, du code de procédure fiscale, en vertu de laquelle, selon la juridiction de renvoi, l’administration fiscale est liée par les constatations de fait et les qualifications juridiques qui ont été effectuées par elle dans le cadre de procédures administratives connexes engagées contre des fournisseurs de l’assujetti, auxquelles ce dernier n’était donc pas partie, il apparaît qu’elle est de nature, comme l’a fait valoir le gouvernement hongrois et ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 46 de ses conclusions, à garantir la sécurité juridique ainsi que l’égalité entre les contribuables, en ce qu’elle oblige cette administration à faire preuve de cohérence en donnant aux mêmes faits des qualifications juridiques identiques. Le droit de l’Union ne s’oppose donc pas, en principe, à l’application d’une telle règle.

47

Toutefois, il n’en va pas de même si, en vertu de cette règle et en raison du caractère définitif des décisions prises à l’issue de ces procédures administratives connexes, l’administration fiscale est dispensée de faire connaître à l’assujetti les éléments de preuve, y compris ceux provenant de ces procédures, sur la base desquels elle entend prendre une décision, et cet assujetti est ainsi privé du droit de remettre en cause utilement, au cours de la procédure dont il fait l’objet, ces constatations de fait et ces qualifications juridiques.

48

En effet, d’une part, une telle application de ladite règle, qui revient à conférer autorité à une décision administrative définitive, constatant l’existence d’une fraude, à l’égard d’un assujetti qui n’était pas partie à la procédure ayant abouti à ce constat est contraire à l’obligation pesant sur l’administration fiscale, rappelée au point 36 du présent arrêt, d’établir à suffisance de droit les éléments objectifs permettant de conclure que l’assujetti savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder le droit à déduction était impliquée dans une fraude, dès lors que cette obligation suppose que cette administration rapporte, dans la procédure dont fait l’objet l’assujetti, la preuve de l’existence de la fraude à laquelle il lui est reproché d’avoir participé passivement.

49

D’autre part, dans le cadre d’une procédure de contrôle fiscal, telle que celle en cause au principal, le principe de sécurité juridique ne saurait justifier une telle restriction des droits de la défense, dont le contenu est rappelé aux points 39 et 41 du présent arrêt, laquelle restriction constitue, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable portant atteinte à la substance même de ces droits. Elle prive, en effet, l’assujetti auquel il est envisagé de refuser l’exercice du droit à déduction de la TVA de la possibilité de faire connaître de manière utile et effective, au cours de la procédure administrative et avant l’adoption d’une décision qui est défavorable à ses intérêts, son point de vue au sujet des éléments sur lesquels l’administration entend se fonder. Elle altère la possibilité que l’autorité compétente soit mise à même de tenir utilement compte de l’ensemble des éléments pertinents et que la personne concernée corrige, le cas échéant, une erreur. Elle dispense, enfin, l’administration de son devoir de prêter toute l’attention requise aux observations soumises par l’intéressé, en examinant, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce et en motivant sa décision de façon circonstanciée.

50

Par conséquent, si la directive TVA et le principe du respect des droits de la défense ne s’opposent pas, en principe, à une telle règle, c’est sous réserve que son application ne dispense pas l’administration fiscale de faire connaître à l’assujetti les éléments de preuve, y compris ceux provenant des procédures connexes engagées contre ses fournisseurs, sur la base desquels elle entend prendre une décision, et que cet assujetti ne soit pas ainsi privé du droit de remettre en cause utilement, au cours de la procédure dont il fait l’objet, les constatations de fait et les qualifications juridiques effectuées par cette administration dans le cadre de ces procédures connexes.

Sur l’étendue de l’accès de l’assujetti au dossier au regard du principe du respect des droits de la défense

51

L’exigence, rappelée aux points 39 et 41 du présent arrêt, de pouvoir faire connaître utilement son point de vue au sujet des éléments sur lesquels l’administration entend fonder sa décision suppose que le destinataire de celle-ci soit mis en mesure d’avoir connaissance de ces éléments (voir, en ce sens, arrêt du 9 novembre 2017, Ispas, C‑298/16, EU:C:2017:843, point 31). Le principe du respect des droits de la défense a ainsi pour corollaire le droit d’accès au dossier (voir, en ce sens, arrêt du 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a./Commission, C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, EU:C:2004:6, point 68).

52

Le destinataire d’une décision faisant grief devant être mis en mesure de faire valoir ses observations avant que celle-ci soit prise, afin, notamment, que l’autorité compétente soit mise à même de tenir utilement compte de l’ensemble des éléments pertinents et que, le cas échéant, ce destinataire puisse corriger une erreur et faire utilement valoir tels éléments relatifs à sa situation personnelle, l’accès au dossier doit être autorisé au cours de la procédure administrative. Dès lors, une violation du droit d’accès au dossier commise lors de la procédure administrative n’est pas régularisée du simple fait que l’accès au dossier a été rendu possible au cours de la procédure juridictionnelle concernant un éventuel recours visant à l’annulation de la décision contestée (voir, par analogie, arrêts du 8 juillet 1999, Hercules Chemicals/Commission, C‑51/92 P, EU:C:1999:357, point 78 ; du 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, C‑238/99 P, C‑244/99 P, C‑245/99 P, C‑247/99 P, C‑250/99 P à C‑252/99 P et C‑254/99 P, EU:C:2002:582, point 318, ainsi que du 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a./Commission, C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, EU:C:2004:6, point 104).

53

Il en découle que, dans une procédure administrative fiscale telle que celle en cause au principal, l’assujetti doit pouvoir accéder à l’ensemble des éléments du dossier sur lesquels l’administration fiscale entend fonder sa décision. Ainsi, lorsque l’administration fiscale entend fonder sa décision sur des éléments de preuve obtenus, comme dans l’affaire au principal, dans le cadre de procédures pénales et de procédures administratives connexes engagées contre ses fournisseurs, cet assujetti doit pouvoir accéder à ces éléments.

54

En outre, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au points 59 et 60 de ses conclusions, il doit être également permis à l’assujetti d’accéder aux documents qui ne servent pas directement à fonder la décision de l’administration fiscale, mais peuvent être utiles à l’exercice des droits de la défense, en particulier aux éléments à décharge que cette administration a pu rassembler (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, UBS Europe e.a., C‑358/16, EU:C:2018:715, point 66 ainsi que jurisprudence citée).

55

Toutefois, dans la mesure où, ainsi qu’il a été rappelé au point 43 du présent arrêt, le principe du respect des droits de la défense ne constitue pas une prérogative absolue, mais peut comporter des restrictions, il convient de relever que, dans une procédure de contrôle fiscal, de telles restrictions, consacrées par la réglementation nationale, peuvent notamment viser à protéger les exigences de confidentialité ou de secret professionnel (voir, en ce sens, arrêt du 9 novembre 2017, Ispas, C‑298/16, EU:C:2017:843, point 36), de même que, ainsi que l’a fait valoir le gouvernement hongrois, la vie privée de tiers, les données à caractère personnel les concernant ou l’efficacité de l’action répressive, auxquelles l’accès à certaines informations et à certains documents est susceptible de porter atteinte.

56

Le principe du respect des droits de la défense, dans une procédure administrative telle que celle en cause au principal, n’impose donc pas à l’administration fiscale une obligation générale de fournir un accès intégral au dossier dont elle dispose, mais exige que l’assujetti ait la possibilité de se voir communiquer, à sa demande, les informations et les documents se trouvant dans le dossier administratif et pris en considération par cette administration en vue d’adopter sa décision, à moins que des objectifs d’intérêt général justifient de restreindre l’accès auxdites informations et auxdits documents (voir, en ce sens, arrêt du 9 novembre 2017, Ispas, C‑298/16, EU:C:2017:843, points 32 et 39). Dans ce dernier cas, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 64 de ses conclusions, il appartient à l’administration fiscale d’examiner si un accès partiel est possible.

57

Il s’ensuit que, lorsque l’administration fiscale entend fonder sa décision sur des éléments de preuve obtenus, comme dans l’affaire au principal, dans le cadre de procédures pénales et de procédures administratives connexes engagées contre les fournisseurs de l’assujetti, le principe du respect des droits de la défense exige que ce dernier puisse avoir accès, pendant la procédure dont il fait l’objet, à l’ensemble de ces éléments et à ceux qui peuvent être utiles à sa défense, à moins que des objectifs d’intérêt général justifient de restreindre cet accès.

58

Ne satisfait pas à cette exigence une pratique de l’administration fiscale consistant à ne donner à l’assujetti concerné aucun accès à ces éléments et, en particulier, aux pièces sur lesquelles s’appuient les constatations effectuées, aux procès-verbaux établis et aux décisions adoptées à l’issue des procédures administratives connexes, et à ne lui communiquer indirectement, sous la forme d’un résumé, qu’une partie de ces éléments qu’elle a sélectionnés selon des critères qui lui sont propres et sur lesquels il ne peut exercer aucun contrôle.

Sur la portée du contrôle juridictionnel au regard de l’article 47 de la Charte

59

La juridiction de renvoi se demandant si les exigences d’un procès équitable nécessitent que la juridiction saisie d’un recours contre une décision de l’administration fiscale procédant à un redressement de TVA soit habilitée à vérifier que les preuves provenant d’une procédure administrative connexe ont été obtenues en conformité avec les droits garantis par le droit de l’Union et que les constatations reposant sur celles-ci ne violent pas ces droits, il convient de rappeler que les droits fondamentaux garantis par la Charte ont vocation à s’appliquer dans une telle situation, dès lors qu’un redressement de TVA à la suite de la constatation d’une fraude, tel que celui faisant l’objet du litige au principal, constitue une mise en œuvre du droit de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte (voir, en ce sens, arrêts du 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C‑617/10, EU:C:2013:105, points 19 et 27, ainsi que du 17 décembre 2015, WebMindLicenses, C‑419/14, EU:C:2015:832, point 67).

60

En vertu de l’article 47 de la Charte, toute personne dont les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans les conditions prévues à cet article. Toute personne a droit, notamment, à ce que sa cause soit entendue équitablement.

61

Le principe d’égalité des armes, qui fait partie intégrante du principe de la protection juridictionnelle effective des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union, consacré à l’article 47 de la Charte, en ce qu’il est un corollaire, comme, notamment, le principe du contradictoire, de la notion même de procès équitable, implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause, y compris ses preuves, dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, en ce sens, arrêts du 17 juillet 2014, Sánchez Morcillo et Abril García, C‑169/14, EU:C:2014:2099, point 49, et du 16 mai 2017, Berlioz Investment Fund, C‑682/15, EU:C:2017:373, point 96 ainsi que jurisprudence citée).

62

Ce principe a pour but d’assurer l’équilibre procédural entre les parties à une procédure judiciaire, en garantissant l’égalité des droits et des obligations de ces parties en ce qui concerne, notamment, les règles régissant l’administration des preuves et le débat contradictoire devant le juge ainsi que les droits de recours de ces parties (arrêt du 28 juillet 2016, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a., C‑543/14, EU:C:2016:605, point 41). Pour satisfaire aux exigences liées au droit à un procès équitable, il importe que les parties aient connaissance et puissent débattre contradictoirement tant des éléments de fait que des éléments de droit qui sont décisifs pour l’issue de la procédure (arrêt du 2 décembre 2009, Commission/Irlande e.a., C‑89/08 P, EU:C:2009:742, point 56).

63

Dans l’arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C‑419/14, EU:C:2015:832), auquel se réfère la juridiction de renvoi, la Cour, s’agissant, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, de preuves obtenues dans le cadre d’une procédure pénale non encore clôturée, à l’insu de l’assujetti, au moyen d’interceptions de télécommunications et de saisies de courriers électroniques susceptibles de constituer une violation de l’article 7 de la Charte, et de leur utilisation dans le cadre d’une procédure administrative, a relevé, au point 87 de cet arrêt, que l’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la Charte exige que la juridiction procédant au contrôle de la légalité d’une décision constituant une mise en œuvre du droit de l’Union puisse vérifier si les preuves sur lesquelles cette décision est fondée n’ont pas été obtenues et utilisées en violation des droits garantis par ledit droit et, spécialement, par la Charte.

64

La Cour a relevé, au point 88 de cet arrêt, que cette exigence est satisfaite si la juridiction saisie d’un recours contre la décision de l’administration fiscale procédant à un redressement de TVA est habilitée à contrôler que ces preuves, sur lesquelles est fondée cette décision, ont été obtenues dans cette procédure pénale en conformité avec les droits garantis par le droit de l’Union ou peut à tout le moins s’assurer, sur le fondement d’un contrôle déjà exercé par une juridiction pénale dans le cadre d’une procédure contradictoire, que lesdites preuves ont été obtenues en conformité avec ce droit.

65

L’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la Charte exige, de même, que la juridiction saisie d’un recours contre une décision de l’administration fiscale procédant à un redressement de TVA soit habilitée à vérifier que les preuves recueillies au cours d’une procédure administrative connexe, à laquelle l’assujetti n’était pas partie, et utilisées pour fonder cette décision ne l’ont pas été en violation des droits garantis par le droit de l’Union et, spécialement, par la Charte. Il en est ainsi même lorsque, comme dans l’affaire au principal, ces preuves ont fondé des décisions administratives prises à l’égard d’autres assujettis et ayant acquis un caractère définitif.

66

À cet égard, il convient de souligner que, comme l’a relevé M. l’avocat général au point 74 de ses conclusions, les déclarations et les constatations des autorités administratives ne sauraient lier les juridictions.

67

Plus généralement cette juridiction doit pouvoir vérifier, dans le cadre d’un débat contradictoire, la légalité de l’obtention et de l’utilisation des preuves recueillies au cours de procédures administratives connexes engagées contre d’autres assujettis ainsi que les constatations effectuées dans les décisions administratives prises à l’issue de ces procédures, qui sont décisives pour l’issue du recours. En effet, l’égalité des armes serait rompue et le principe du contradictoire ne serait pas observé si l’administration fiscale, au motif qu’elle est liée par les décisions prises à l’égard d’autres assujettis et ayant acquis un caractère définitif, n’était pas tenue de produire ces preuves devant elle, si l’assujetti ne pouvait en avoir connaissance, si les parties ne pouvaient débattre contradictoirement tant desdites preuves que de ces constatations et si ladite juridiction n’était pas en mesure de vérifier tous les éléments de fait et de droit sur lesquels sont fondées ces décisions et qui sont décisifs pour la solution du litige dont elle est saisie.

68

Si ladite juridiction n’est pas habilitée à effectuer cette vérification et si, partant, le droit à un recours juridictionnel n’est pas effectif, les preuves recueillies au cours des procédures administratives connexes et les constatations effectuées dans les décisions administratives prises à l’égard d’autres assujettis à l’issue de ces procédures doivent être écartées et la décision attaquée, qui repose sur ces preuves et sur ces constatations, doit être annulée si, de ce fait, celle-ci se trouve sans fondement (voir, en ce sens, arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses, C‑419/14, EU:C:2015:832, point 89).

69

Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que la directive TVA, le principe du respect des droits de la défense et l’article 47 de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas, en principe, à une réglementation ou à une pratique d’un État membre selon laquelle, lors d’une vérification du droit à déduction de la TVA exercé par un assujetti, l’administration fiscale est liée par les constatations de fait et les qualifications juridiques, déjà effectuées par elle dans le cadre de procédures administratives connexes engagées contre des fournisseurs de cet assujetti, sur lesquelles sont fondées des décisions devenues définitives constatant l’existence d’une fraude à la TVA commise par ces fournisseurs, sous réserve, premièrement, qu’elle ne dispense pas l’administration fiscale de faire connaître à l’assujetti les éléments de preuve, y compris ceux provenant de ces procédures administratives connexes, sur la base desquels elle entend prendre une décision, et que cet assujetti ne soit pas ainsi privé du droit de remettre en cause utilement, au cours de la procédure dont il fait l’objet, ces constatations de fait et ces qualifications juridiques, deuxièmement, que ledit assujetti puisse avoir accès pendant cette procédure à l’ensemble des éléments recueillis au cours de ces procédures administratives connexes ou de toute autre procédure sur lesquels ladite administration entend fonder sa décision ou qui peuvent être utiles à l’exercice des droits de la défense, à moins que des objectifs d’intérêt général justifient de restreindre cet accès et, troisièmement, que la juridiction saisie d’un recours contre cette décision puisse vérifier la légalité de l’obtention et de l’utilisation de ces éléments ainsi que les constatations effectuées dans les décisions administratives prises à l’égard desdits fournisseurs, qui sont décisives pour l’issue du recours.

Sur les dépens

70

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :

 

La directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, le principe du respect des droits de la défense et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas, en principe, à une réglementation ou à une pratique d’un État membre selon laquelle, lors d’une vérification du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) exercé par un assujetti, l’administration fiscale est liée par les constatations de fait et les qualifications juridiques, déjà effectuées par elle dans le cadre de procédures administratives connexes engagées contre des fournisseurs de cet assujetti, sur lesquelles sont fondées des décisions devenues définitives constatant l’existence d’une fraude à la TVA commise par ces fournisseurs, sous réserve, premièrement, qu’elle ne dispense pas l’administration fiscale de faire connaître à l’assujetti les éléments de preuve, y compris ceux provenant de ces procédures administratives connexes, sur la base desquels elle entend prendre une décision, et que cet assujetti ne soit pas ainsi privé du droit de remettre en cause utilement, au cours de la procédure dont il fait l’objet, ces constatations de fait et ces qualifications juridiques, deuxièmement, que ledit assujetti puisse avoir accès pendant cette procédure à l’ensemble des éléments recueillis au cours desdites procédures administratives connexes ou de toute autre procédure sur lesquels ladite administration entend fonder sa décision ou qui peuvent être utiles à l’exercice des droits de la défense, à moins que des objectifs d’intérêt général justifient de restreindre cet accès et, troisièmement, que la juridiction saisie d’un recours contre cette décision puisse vérifier la légalité de l’obtention et de l’utilisation de ces éléments ainsi que les constatations effectuées dans les décisions administratives prises à l’égard desdits fournisseurs, qui sont décisives pour l’issue du recours.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : le hongrois.