C-108/20 - Finanzamt Wilmersdorf

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ORDONNANCE DE LA COUR (dixième chambre)

14 avril 2021 (*)

« Renvoi préjudiciel – Article 99 du règlement de procédure de la Cour – Fiscalité – Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Articles 167 et 168 – Droit à déduction de la TVA acquittée en amont – Refus – Fraude – Chaîne de livraisons – Refus du droit à déduction lorsque l’assujetti savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA »

Dans l’affaire C‑108/20,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Finanzgericht Berlin-Brandenburg (tribunal des finances de Berlin-Brandebourg, Allemagne), par décision du 5 février 2020, parvenue à la Cour le 27 février 2020, dans la procédure

HR

contre

Finanzamt Wilmersdorf,

LA COUR (dixième chambre),

composée de M. M. Ilešič, président de chambre, MM. E. Juhász et I. Jarukaitis (rapporteur), juges,

avocat général : M. E. Tanchev,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour HR, par Me M. Wulf, Rechtsanwalt,

–        pour le gouvernement allemand, par M. J. Möller et Mme S. Eisenberg, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement tchèque, par MM. M. Smolek, J. Vláčil et O. Serdula, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par Mme J. Jokubauskaitė et M. L. Mantl, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 99 du règlement de procédure de la Cour,

rend la présente

Ordonnance

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 167 et de l’article 168, sous a), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant HR au Finanzamt Wilmersdorf (bureau des impôts de Wilmersdorf, Allemagne) (ci-après l’« administration fiscale ») au sujet d’un refus du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) acquittée en amont au titre de l’acquisition de boissons effectuée au cours des exercices 2009 et 2010.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        L’article 167 de la directive 2006/112, figurant sous le chapitre 1, intitulé « Naissance et étendue du droit à déduction », du titre X de celle-ci, intitulé « Déductions », dispose :

« Le droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible. »

4        Sous le même chapitre, l’article 168 de cette directive prévoit :

« Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants :

a)      la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti ;

[...] »

5        Aux termes de l’article 273, premier alinéa, de ladite directive :

« Les États membres peuvent prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude, sous réserve du respect de l’égalité de traitement des opérations intérieures et des opérations effectuées entre États membres par des assujettis, et à condition que ces obligations ne donnent pas lieu dans les échanges entre les États membres à des formalités liées au passage d’une frontière. »

 Le droit allemand

6        L’article 15 de l’Umsatzsteuergesetz (loi relative à la TVA, BGBI. 2005 I, p. 386), dans sa version applicable aux faits du litige au principal, dispose, à son paragraphe 1 :

« L’entrepreneur peut déduire les taxes payées en amont suivantes :

1.      la taxe légalement due au titre des livraisons et autres prestations effectuées par un autre entrepreneur pour les besoins de son entreprise. L’exercice du droit à déduction suppose que l’entrepreneur possède une facture émise conformément aux articles 14 et 14 a de la présente loi. [...]

[...] »

 Le litige au principal et la question préjudicielle

7        Au cours des années 2009 et 2010, HR a exploité, en collaboration avec son époux, un commerce de gros de boissons. Dans ses déclarations de TVA relatives à ces exercices, elle a déduit la TVA acquittée en amont au titre des factures émises par P GmbH, s’élevant à 993 164 euros pour l’année 2009 et à 108 417,87 euros pour l’année 2010 et portant sur des livraisons de boissons qui ont été réellement effectuées.

8        Il ressort de deux jugements rendus par une juridiction pénale, devenus définitifs, que P a acquis les boissons livrées à HR en commettant plusieurs fraudes en matière de TVA. Selon les constatations de cette juridiction, l’époux de HR a fourni à P des quantités importantes de boissons spiritueuses, de café et de Red Bull, réalisant un chiffre d’affaires de 80 millions d’euros environ, sans émettre de factures pour ces livraisons. Un employé de P a établi des factures fictives relatives à l’achat de ces marchandises sur le fondement desquelles P a fait indûment valoir le droit à déduction de la TVA d’amont. L’époux de HR a mis également à la disposition de P des listes de prix et des clients potentiels pour ces marchandises. Lesdites marchandises ont été revendues à différents acheteurs, dont HR.

9        Après la découverte de ces faits, l’administration fiscale a refusé à P le bénéfice du droit à déduction de la TVA et a fait de même à l’égard de HR en estimant, en substance, que cette dernière faisait partie, avec son entreprise, de la chaîne de livraisons dans laquelle les fraudes avaient été commises.

10      HR a saisi la juridiction de renvoi, le Finanzgericht Berlin-Brandenburg (tribunal des finances de Berlin-Brandebourg, Allemagne), devant laquelle elle fait valoir qu’elle remplit les conditions légales pour bénéficier du droit à déduction de la TVA acquittée en amont.

11      L’administration fiscale estime, au contraire, que, en raison de la participation de l’époux de HR ainsi que du caractère inhabituel de cette pratique commerciale, HR aurait dû se rendre compte qu’elle faisait partie, avec son entreprise, d’une chaîne de livraisons dans laquelle des fraudes en matière de TVA avaient été commises.

12      La juridiction de renvoi nourrit des doutes sur la manière d’interpréter la notion de « chaîne de livraisons », au regard du droit de l’Union, et sur le point de savoir si les relations d’affaires faisant l’objet de l’affaire dont elle est saisie peuvent relever de cette notion, en observant que ni HR, en faisant valoir son droit à déduction de la TVA acquittée en amont sur les livraisons de boissons effectuées par P, ni cette dernière, en tant que fournisseur des marchandises, n’ont commis de fraude à la TVA dans le cadre des opérations en cause.

13      Selon elle, il pourrait être considéré que le seul fait qu’un assujetti avait ou aurait dû avoir connaissance d’une fraude fiscale commise à un stade antérieur de l’opération en cause le prive du droit à déduction de la TVA acquittée en amont. La notion de « chaîne de livraisons » serait ainsi comprise en ce sens qu’il suffit que le bien livré fasse l’objet de plusieurs opérations successives et l’implication dans la fraude commise en amont existerait du seul fait que celle-ci concerne le même bien, sans qu’il soit nécessaire que l’assujetti ait facilité ou encouragé la fraude par l’opération litigieuse.

14      Cependant, la juridiction de renvoi considère qu’une telle interprétation de la notion de « chaîne de livraisons » est trop large, compte tenu des principes de neutralité fiscale et de proportionnalité. Il résulterait, selon elle, de la jurisprudence de la Cour que le refus du droit à déduction en cas de fraude ne peut être envisagé que lorsque c’est de la combinaison spécifique des transactions effectuées successivement que résulte le caractère frauduleux de ces opérations prises dans leur ensemble, comme dans le cas, par exemple, où les livraisons successives s’inscrivent dans le cadre d’un plan global visant à rendre plus difficile la traçabilité des biens livrés et, partant, la détection des fraudes commises dans la chaîne des livraisons. Une telle analyse trouverait appui dans la jurisprudence subordonnant le refus du droit à déduction à une « participation » ou à une « implication » de l’assujetti. Selon elle, le simple fait que l’assujetti avait ou aurait dû avoir connaissance de la fraude ne saurait suffire à caractériser une participation à la fraude ou une implication dans celle-ci, une participation ou une implication supposant une contribution personnelle à la fraude, à tout le moins sous la forme d’un encouragement ou d’une facilitation. La mauvaise foi, en tant que circonstance purement subjective, ne pourrait remplacer la participation active qui serait nécessaire pour caractériser une participation ou une implication.

15      Ainsi, selon elle, dans un cas tel que celui de l’affaire dont elle est saisie, où il n’y a pas eu de dissimulation des relations d’approvisionnement ni des fournisseurs, où la fraude commise en amont est entièrement achevée et ne peut plus être facilitée ou encouragée et où il n’existe pas de plan global prévoyant que les livraisons feraient partie d’une fraude s’étendant sur plusieurs opérations, le droit à déduction ne devrait pas être refusé. L’opération liant P et HR pourrait, dans de telles circonstances, être considérée comme étant la suite de la relation d’approvisionnement, indépendante de l’opération impliquée dans la fraude en amont, de telle sorte que la chaîne de livraisons se serait achevée avec P. La question de savoir si l’époux de HR a ou non fourni la liste des clients et celle des marchandises en cause à P serait dénuée de pertinence, cette circonstance ne remettant pas en cause le fait que les livraisons effectuées par P à HR n’ont eu aucune incidence sur la fraude commise par cette société antérieurement. En outre, les opérations en cause n’auraient pas causé de préjudice en matière de TVA, puisque P était redevable de la TVA facturée, et n’auraient pas généré d’avantage fiscal susceptible d’aller à l’encontre des objectifs de la directive 2006/112.

16      La juridiction de renvoi estime que, dans de telles circonstances, le maintien des effets d’une fraude commise à un stade antérieur sur l’ensemble des opérations ultérieures lorsque l’assujetti a simplement connaissance ou aurait dû avoir connaissance de la fraude constituerait une restriction disproportionnée au principe de neutralité fiscale, étant observé que le refus du droit à déduction ne saurait avoir le caractère d’une sanction. Cette conception juridique pourrait être corroborée, selon elle, par le fait que, selon la jurisprudence de la Cour, la question de savoir si la TVA due sur les opérations antérieures ou ultérieures portant sur les biens concernés a ou non été versée au Trésor public est sans influence sur le droit de l’assujetti à déduire la TVA acquittée en amont. Dans ce contexte, la Cour aurait toujours souligné que les mesures que les États membres ont la faculté d’adopter, en vertu de l’article 273 de la directive 2006/112, afin d’assurer l’exacte perception de la taxe et d’éviter la fraude, ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre de tels objectifs. Or, il n’apparaîtrait pas qu’une interprétation extensive de la notion de « chaîne de livraisons » serait de nature à atteindre ces objectifs. Enfin, le caractère erroné d’un refus d’accorder le bénéfice du droit à déduction dans ces circonstances pourrait également résulter de la jurisprudence de la Cour selon laquelle il n’y a pas lieu de faire de distinction, du point de vue de la TVA, entre les opérations licites et les opérations illicites.

17      C’est dans ces conditions que le Finanzgericht Berlin-Brandenburg (tribunal des finances de Berlin-Brandebourg) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 167 et l’article 168, sous a), de la directive 2006/112[...] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une application du droit national, en vertu de laquelle le bénéfice du droit à déduction de la [TVA] acquittée en amont doit également être refusé lorsqu’une fraude en matière de [TVA] a été commise en amont et que l’assujetti en avait ou aurait dû en avoir connaissance, malgré son absence de participation ou d’implication dans la fraude fiscale par le biais de l’opération dont il était destinataire, et le fait qu’il n’a ni encouragé ni facilité ladite fraude ? »

 Sur la question préjudicielle

18      En vertu de l’article 99 de son règlement de procédure, la Cour peut, notamment, lorsque la réponse à une question posée à titre préjudiciel peut être clairement déduite de la jurisprudence ou lorsque la réponse à une telle question ne laisse place à aucun doute raisonnable, décider, à tout moment, sur proposition du juge rapporteur, l’avocat général entendu, de statuer par voie d’ordonnance motivée.

19      Il y a lieu de faire application de cette disposition dans la présente affaire.

20      Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 2006/112 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une pratique nationale selon laquelle le bénéfice du droit à déduction de la TVA acquittée en amont est refusé à un assujetti qui a acquis des biens ayant fait l’objet d’une fraude à la TVA commise en amont dans la chaîne des livraisons et qui le savait ou aurait dû le savoir, bien qu’il n’ait pas participé activement à cette fraude.

21      La Cour a itérativement rappelé que la lutte contre la fraude, l’évasion fiscale et les abus éventuels est un objectif reconnu et encouragé par la directive 2006/112. À cet égard, elle a jugé que les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union et que, dès lors, il appartient aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice du droit à déduction s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que ce droit est invoqué frauduleusement ou abusivement (voir, en ce sens, arrêts du 6 juillet 2006, Kittel et Recolta Recycling, C‑439/04 et C‑440/04, EU:C:2006:446, points 54 et 55, ainsi que du 16 octobre 2019, Glencore Agriculture Hungary, C‑189/18, EU:C:2019:861, point 34 et jurisprudence citée).

22      La Cour a également rappelé à de nombreuses reprises que le bénéfice du droit à déduction doit être refusé non seulement lorsqu’une fraude est commise par l’assujetti lui-même, mais également lorsqu’il est établi que l’assujetti, auquel les biens ou les services servant de base pour fonder le droit à déduction ont été livrés ou fournis, savait ou aurait dû savoir que, par l’acquisition de ces biens ou de ces services, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA (voir, en ce sens, arrêts du 6 juillet 2006, Kittel et Recolta Recycling, C‑439/04 et C‑440/04, EU:C:2006:446, point 59 ; du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, point 45, ainsi que du 16 octobre 2019, Glencore Agriculture Hungary, C‑189/18, EU:C:2019:861, point 35 et jurisprudence citée).

23      Il a été considéré, à cet égard, qu’un tel assujetti doit, pour les besoins de la directive 2006/112, être considéré comme participant à la fraude, indépendamment de la question de savoir s’il tire ou non un bénéfice de la revente des biens ou de l’utilisation des services dans le cadre des opérations taxées effectuées par lui en aval, cet assujetti, dans une telle situation, prêtant la main aux auteurs de cette fraude et devenant complice de celle-ci (voir, en ce sens, arrêts du 6 juillet 2006, Kittel et Recolta Recycling, C‑439/04 et C‑440/04, EU:C:2006:446, points 56 et 57 ; du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, point 46 ; du 6 décembre 2012, Bonik, C‑285/11, EU:C:2012:774, point 39 ; du 13 février 2014, Maks Pen, C‑18/13, EU:C:2014:69, point 27, ainsi que du 22 octobre 2015, PPUH Stehcemp, C‑277/14, EU:C:2015:719, point 48).

24      La Cour a également itérativement précisé, dans des situations où les conditions matérielles du droit à déduction étaient réunies, que le bénéfice du droit à déduction ne saurait être refusé à l’assujetti qu’à la condition qu’il soit établi, au vu d’éléments objectifs, qu’il savait ou aurait dû savoir que, par l’acquisition des biens ou des services servant de base pour fonder le droit à déduction, il participait à une opération impliquée dans une telle fraude commise par le fournisseur ou un autre opérateur intervenant en amont ou en aval dans la chaîne des livraisons ou des prestations (voir, en ce sens, arrêts du 6 décembre 2012, Bonik, C‑285/11, EU:C:2012:774, point 40 ; du 13 février 2014, Maks Pen, C‑18/13, EU:C:2014:69, point 28, et ordonnance du 3 septembre 2020, Vikingo Fővállalkozó, C‑610/19, EU:C:2020:673, point 53).

25      La Cour a en effet jugé, à cet égard, qu’il n’est pas compatible avec le régime du droit à déduction prévu par la directive 2006/112 de sanctionner, par le refus de ce droit, un assujetti qui ne savait pas ou n’aurait pu savoir que l’opération concernée était impliquée dans une fraude commise par le fournisseur ou qu’une autre opération faisant partie de la chaîne des livraisons, antérieurement ou postérieurement à celle réalisée par ledit assujetti, était entachée de fraude à la TVA, l’instauration d’un système de responsabilité sans faute allant en effet au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver les droits du Trésor public (voir, en ce sens, arrêts du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, points 47 et 48 ; du 6 décembre 2012, Bonik, C‑285/11, EU:C:2012:774, points 41 et 42, ainsi que ordonnance du 3 septembre 2020, Vikingo Fővállalkozó, C‑610/19, EU:C:2020:673, point 52).

26      Contrairement à l’interprétation de la jurisprudence de la Cour effectuée par la juridiction de renvoi, il ressort clairement de la jurisprudence exposée aux points 21 à 25 de la présente ordonnance, en premier lieu, que le simple fait que l’assujetti a acquis des biens ou des services alors qu’il savait, de quelque manière que ce soit, que, par cette acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA commise en amont dans la chaîne des livraisons ou des prestations est considéré, pour les besoins de la directive 2006/112, comme une participation à cette fraude. Ainsi que le fait valoir le gouvernement allemand, le seul acte positif qui est déterminant pour fonder un refus du droit à déduction dans une telle situation est l’acquisition de ces biens ou de ces services. Il n’est dès lors nul besoin, pour fonder un tel refus, d’établir que cet assujetti a participé activement à ladite fraude, d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce qu’en encourageant ou en facilitant activement celle-ci. Peu importe également qu’il n’ait pas dissimulé ses relations d’approvisionnement et ses fournisseurs.

27      Cela est d’autant plus vrai que, selon cette jurisprudence, est également privé du droit à déduction l’assujetti qui aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA commise en amont dans la chaîne des livraisons ou des prestations. Dans une telle situation, c’est l’omission d’accomplir certaines diligences qui conduit à un refus du droit à déduction.

28      À cet égard, il convient de rappeler que la Cour a déjà jugé à plusieurs reprises qu’il n’est pas contraire au droit de l’Union d’exiger qu’un opérateur prenne toute mesure pouvant raisonnablement être requise pour s’assurer que l’opération qu’il effectue ne le conduit pas à participer à une fraude fiscale, la détermination des mesures pouvant, dans un cas d’espèce, raisonnablement être exigées d’un assujetti souhaitant exercer le droit à déduction de la TVA pour s’assurer que ses opérations ne sont pas impliquées dans une fraude commise par un opérateur en amont dépendant essentiellement des circonstances du cas d’espèce (voir, en ce sens, arrêts du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, points 54 et 59, ainsi que du 19 octobre 2017, Paper Consult, C‑101/16, EU:C:2017:775, point 52).

29      La Cour a précisé que, lorsqu’il existe des indices permettant de soupçonner l’existence d’irrégularités ou de fraude, un opérateur avisé pourrait, selon les circonstances de l’espèce, se voir obligé de prendre des renseignements sur un autre opérateur auprès duquel il envisage d’acheter des biens ou des services afin de s’assurer de la fiabilité de celui-ci (arrêt du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, point 60 ; ordonnances du 16 mai 2013, Hardimpex, C‑444/12, non publiée, EU:C:2013:318, point 25, ainsi que du 3 septembre 2020, Vikingo Fővállalkozó, C‑610/19, EU:C:2020:673, point 55).

30      Par ailleurs, la juridiction de renvoi faisant valoir, en substance, que la mauvaise foi de l’assujetti ne saurait constituer un critère susceptible de se substituer à celui de la participation active de cet assujetti, il convient d’observer qu’il n’est pas contraire au droit de l’Union d’exiger d’un opérateur qu’il agisse de bonne foi (voir, en ce sens, arrêts du 28 mars 2019, Vinš, C‑275/18, EU:C:2019:265, point 33, et du 17 octobre 2019, Unitel, C‑653/18, EU:C:2019:876, point 33).

31      Cependant, il n’est pas nécessaire que la mauvaise foi de l’assujetti soit établie pour que lui soit refusé le bénéfice du droit à déduction, dès lors qu’il résulte de la jurisprudence exposée aux points 21 à 25 de la présente ordonnance et des motifs qui précèdent que le fait que l’assujetti a acquis des biens ou des services alors qu’il savait ou aurait dû savoir, en prenant les mesures pouvant raisonnablement être requises de lui pour s’assurer que cette opération ne le conduisait pas à participer à une fraude, que, par cette acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude suffit à considérer, pour les besoins de la directive 2006/112, que ledit assujetti a participé à cette fraude et à priver celui-ci du bénéfice du droit à déduction.

32      En deuxième lieu, ne saurait être retenue l’interprétation selon laquelle, d’une part, la notion de « chaîne de livraisons » devrait être comprise comme visant uniquement les cas où la fraude résulte d’une combinaison spécifique de transactions successives ou d’un plan global prévoyant que les livraisons feraient partie d’une fraude s’étendant sur plusieurs opérations et, d’autre part, l’opération effectuée par l’assujetti et celle en amont entachée de fraude devraient, en dehors de ces cas, être considérées comme des opérations indépendantes, en particulier lorsque la commission de la fraude était achevée au moment où est intervenue la première de ces opérations, de telle sorte que cette fraude ne pouvait plus être facilitée ni encouragée.

33      En effet, une telle interprétation revient à ajouter des conditions supplémentaires au refus du droit à déduction en cas de fraude qui ne résultent pas de la jurisprudence exposée aux points 21 à 25 de la présente ordonnance. Ainsi qu’il a été relevé au point 31 de la présente ordonnance, le fait que l’assujetti a acquis des biens ou des services alors qu’il savait ou aurait dû savoir que, par l’acquisition de ces biens ou de ces services, il participait à une opération impliquée dans une fraude commise en amont suffit à considérer que cet assujetti a participé à cette fraude et à priver celui-ci du bénéfice du droit à déduction.

34      En outre, une telle interprétation fait abstraction du fait qu’une fraude commise à un stade de la chaîne des livraisons ou des prestations se répercute aux stades suivants de cette chaîne si le montant de la TVA perçu ne correspond pas au montant dû en raison de la diminution du prix des biens ou des services du fait de la TVA non perçue en amont. Dans tous les cas, l’acquisition par l’assujetti des biens ayant fait l’objet d’une opération en amont entachée de fraude permet l’écoulement de ceux-ci, comme l’illustrent les faits de l’affaire au principal, de telle sorte que, ainsi que le fait observer le gouvernement tchèque, elle facilite la fraude.

35      En troisième lieu, aux fins d’apprécier si l’assujetti a participé à une fraude, il est indifférent que l’opération en cause lui ait ou non procuré un avantage fiscal. En effet, à la différence de ce qui a été jugé en matière de pratiques abusives (arrêts du 21 février 2006, Halifax e.a., C‑255/02, EU:C:2006:121, points 74 et 75 ; du 17 décembre 2015, WebMindLicenses, C‑419/14, EU:C:2015:832, point 36, ainsi que du 10 juillet 2019, Kuršu zeme, C‑273/18, EU:C:2019:588, point 35), la constatation de la participation de l’assujetti à une fraude à la TVA n’est pas subordonnée à la condition que cette opération lui ait procuré un avantage fiscal dont l’octroi est contraire à l’objectif poursuivi par les dispositions de la directive 2006/112. De même, il est sans incidence que l’opération en cause n’ait procuré à l’assujetti aucun avantage économique, ainsi qu’il a été rappelé aux points 23 et 34 de la présente ordonnance.

36      En dernier lieu, il découle des considérations exposées aux points 23 et 25 de la présente ordonnance, selon lesquelles, d’une part, l’instauration d’un système de responsabilité sans faute irait au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver les droits du Trésor public et, d’autre part, l’assujetti qui savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude prête la main aux auteurs de cette fraude et devient complice de celle-ci qu’une telle participation constitue une faute dont cet assujetti est responsable.

37      Cette interprétation est de nature à entraver les opérations frauduleuses (voir, en ce sens, arrêt du 6 juillet 2006, Kittel et Recolta Recycling, C‑439/04 et C‑440/04, EU:C:2006:446, point 58), en privant notamment de débouché les biens et les services ayant fait l’objet d’une opération impliquée dans une fraude, et, partant, participe à la lutte contre la fraude qui est, ainsi qu’il a été rappelé au point 21 de la présente ordonnance, un objectif reconnu et encouragé par la directive 2006/112. En jugeant de manière constante que le bénéfice du droit à déduction doit être refusé lorsque l’assujetti savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude, la Cour a nécessairement considéré qu’un refus qui a été opposé dans ces conditions ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif. De même, elle a nécessairement jugé qu’un tel refus ne peut être considéré comme une violation du principe de neutralité fiscale, lequel, au demeurant, ne peut être invoqué aux fins de la déduction de la TVA par un assujetti qui a participé à une fraude fiscale (voir, par analogie, arrêts du 28 mars 2019, Vinš, C‑275/18, EU:C:2019:265, point 33, et du 17 octobre 2019, Unitel, C‑653/18, EU:C:2019:876, point 33).

38      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que la directive 2006/112 doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à une pratique nationale selon laquelle le bénéfice du droit à déduction de la TVA acquittée en amont est refusé à un assujetti qui a acquis des biens ayant fait l’objet d’une fraude à la TVA commise en amont dans la chaîne des livraisons et qui le savait ou aurait dû le savoir, bien qu’il n’ait pas participé activement à cette fraude.

 Sur les dépens

39      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (dixième chambre) dit pour droit :

La directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à une pratique nationale selon laquelle le bénéfice du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) acquittée en amont est refusé à un assujetti qui a acquis des biens ayant fait l’objet d’une fraude à la TVA commise en amont dans la chaîne des livraisons et qui le savait ou aurait dû le savoir, bien qu’il n’ait pas participé activement à cette fraude.

Signatures


*      Langue de procédure : l’allemand.