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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. ANTONIO TIZZANO

présentées le 16 décembre 2004 (1)

Affaire C-376/02

Stichting «Goed Wonen»

contre

Staatssecretaris van Financiën

[demande de décision préjudicielle formée par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas)]

«TVA –  Sixième directive 77/388/CEE – Sécurité juridique – Confiance légitime – Modification de la législation nationale – Cession d’un droit d’usufruit – Opération antérieurement imposable – Exonération – Application rétroactive – Compatibilité»





1.     Par arrêt du 18 octobre 2002, le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas) a déféré à la Cour, en application de l’article 234 CE, une question préjudicielle par laquelle il demande si la sixième directive 77/388/CEE, du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (2) (ci-après la «sixième directive») et les principes de sécurité juridique et de confiance légitime s’opposent à une réglementation nationale qui exonère rétroactivement de la TVA certaines opérations antérieurement imposables, en privant ainsi ceux qui les avaient déjà réalisées d’un droit acquis à la régularisation de la déduction initiale.

I –    Cadre juridique

A –    La réglementation communautaire

2.     Dans la présente affaire, il convient de mentionner, outre les principes de sécurité juridique et de confiance légitime, qui sont des principes généraux de l’ordre juridique communautaire, les articles 17 et 20 de la sixième directive.

3.     L’article 17, relatif à la naissance et à l’étendue du droit à déduction, dispose:

«1. Le droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible.

2. Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti est autorisé à déduire de la taxe dont il est redevable:

a)       la taxe sur la valeur ajoutée due ou acquittée pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront rendus par un autre assujetti;

[…]»

4.     L’article 20, qui a trait au contraire à la régularisation des déductions, est ainsi rédigé:

«1. La déduction initialement opérée est régularisée suivant les modalités fixées par les États membres, notamment:

a)       lorsque la déduction est supérieure ou inférieure à celle que l’assujetti était en droit d’opérer;

b)       lorsque des modifications des éléments pris en considération pour la détermination du montant des déductions sont intervenues postérieurement à la déclaration, notamment en cas d’achats annulés ou en cas de rabais obtenus; toutefois, il n’y a pas lieu à régularisation en cas d’opérations totalement ou partiellement impayées, en cas de destruction, de perte ou de vol dûment prouvés ou justifiés et en cas de prélèvements effectués pour donner des cadeaux de faible valeur et des échantillons visés à l’article 5 paragraphe 6. Toutefois, les États membres ont la faculté d’exiger la régularisation pour les opérations totalement ou partiellement impayées et en cas de vol.

2. En ce qui concerne les biens d’investissement, une régularisation est opérée pendant une période de cinq années, dont celle au cours de laquelle le bien a été acquis ou fabriqué. Chaque année, cette régularisation ne porte que sur le cinquième de la taxe dont ces biens ont été grevés. Cette régularisation est effectuée en fonction des modifications du droit à déduction intervenues au cours des années suivantes, par rapport à celui de l’année au cours de laquelle le bien a été acquis ou fabriqué.

Par dérogation au premier alinéa, les États membres peuvent, lors de la régularisation, se baser sur une période de cinq années entières à compter du début de l’utilisation du bien.

En ce qui concerne les biens d’investissement immobiliers, la durée de la période servant de base au calcul des régularisations peut être portée jusqu’à dix ans.

[…]»

B –    La réglementation nationale

5.     Dans un communiqué de presse diffusé le 31 mars 1995, le Staatssecretaris van Financiën (Secrétaire d’État aux finances néerlandais) a rendu publique l’intention du Conseil des ministres de soumettre au Parlement un projet de modification de la loi relative à la TVA du 28 juin 1968 (3). Le communiqué exposait les points essentiels de la modification  législative et annonçait que, une fois approuvée, elle produirait ses effets à compter de la date dudit communiqué.

6.     En effet, la loi annoncée (4) (ci-après la «loi modificative») est entrée en vigueur le 29 décembre 1995. Afin de lutter contre «l’utilisation non souhaitée et indue de la législation relative aux biens immeubles» (5), cette loi a prévu que, lorsque la rémunération convenue pour la constitution d’un droit réel sur un bien immeuble est inférieure à la valeur économique de ce droit, cette opération n’est plus réputée être une cession de biens soumise à la TVA, mais doit être assimilée à une location exonérée [voir les articles 3, paragraphe 2, et 11, paragraphe 1, sous b), point 5, de la loi, qui visent à transposer les articles 5, paragraphe 3, sous b), et 13, B, sous b), et C, sous a), de la sixième directive].

7.     Bien que ce point ne revête pas une importance particulière dans la présente affaire, il y a lieu de rappeler ici que la loi modificative a également supprimé la possibilité pour les parties aux contrats de location immobilière d’opter pour l’imposition de la location. Pour les contrats conclus avant le 31 mars 1995, la suppression de cette faculté a été soumise à un régime transitoire.

8.     Comme cela avait été précisé dans le communiqué de presse, la loi modificative a fixé son entrée en vigueur au 31 mars 1995 à 18 h 00 (article V).

II – Faits et procédure

9.     Il résulte de l’arrêt de renvoi que, au cours du deuxième trimestre de l’année 1995, trois ensembles de logements destinés à la location ont été livrés à la Woningbouwvereniging «Goed Wonen» (association de construction de logements «Goed Wonen», à laquelle a succédé la fondation «Goed Wonen», ci-après l’«association GW»). La juridiction de renvoi précise que, durant la construction de ces logements, l’association, faisant usage d’une faculté reconnue par le droit interne, n’avait pas déduit la TVA versée sur les biens et services reçus à cet effet.

10.   Le 28 avril 1995, l’association GW a créé la fondation «De Goede Woning» (ci-après la «fondation GW») et lui a cédé le même jour un droit d’usufruit décennal sur les logements. Pour cette cession, elle a perçu une rémunération inférieure au prix de revient de ces logements et encaissé la TVA due, conformément à la loi relative à la TVA encore en vigueur à cette date.

11.   Après cette opération, l’association a décidé de demander, en application de l’article 20, paragraphe 1, sous a), de la sixième directive, la régularisation de la taxe sur les dépenses de construction qu’elle n’avait pas déduite antérieurement. Dans sa déclaration fiscale afférente à la période comprise entre le 1er avril et le 30 juin 1995, elle a donc indiqué, d’une part, la TVA qu’elle avait facturée à la fondation GW pour la constitution de l’usufruit, soit une somme de 645 067 NLG, et, d’autre part, le montant de la TVA qui lui avait été facturée pour la construction des logements, soit une somme de 1 285 059 NLG, laquelle a été portée en déduction en tant que taxe payée en amont.

12.   Sur la base de ces déclarations, l’inspecteur des impôts a remboursé à l’association GW la somme de 639 992 NLG.

13.   Toutefois, en application de la loi modificative entrée en vigueur entre-temps, l’inspecteur des impôts a modifié sa décision, en qualifiant la cession réalisée par l’association GW d’opération exonérée. En conséquence, il a refusé à l’association le droit à la régularisation qu’elle avait déjà acquis en exigeant simultanément la restitution d’une somme égale à 1 285 059 NLG, qu’il a ensuite réduite d’office à 639 992 NLG, c’est-à-dire à la TVA effectivement remboursée.

14.   Comme la réclamation qu’elle avait introduite entre-temps avait été rejetée, l’association GW a saisi le Gerechtshof te Arnhem, qui a confirmé, par arrêt du 20 mai 1998, l’avis de redressement, tel qu’il avait été réduit par l’administration fiscale.

15.   L’association GW s’est alors pourvue en cassation devant le Hoge Raad; ce dernier, doutant d’abord de la compatibilité avec la sixième directive des articles 3, paragraphe 2, et 11, paragraphe 1, sous b), point 5, de la loi relative à la TVA, tels qu’ils avaient été amendés par la loi modificative, a saisi la Cour d’une première question préjudicielle.

16.   Toutefois, la Cour a rejeté ces doutes, en déclarant dans son arrêt du 4 octobre 2001 «Goed Wonen» (C-326/99, Rec. p. I-6831), que la sixième directive ne s’oppose pas à une disposition nationale telle que l’article 3, paragraphe 2, «qui subordonne la qualification de ‘livraison de biens’ pour les opérations de constitution, de transfert, de modification, d’abandon ou de résiliation de droits réels grevant des biens immeubles à la condition que la somme payée en contrepartie de telles opérations, augmentée du montant de la taxe sur le chiffre d’affaires, soit au moins égale à la valeur économique du bien immeuble sur lequel porte de tels droits», ni à une disposition nationale, telle que l’article 11, paragraphe 1, sous b), point 5, «qui, aux fins de l’application de l’exonération de la taxe sur la valeur ajoutée, permet d’assimiler à l’affermage et à la location de biens immeubles la constitution, pour une durée convenue et contre rémunération, d’un droit réel conférant à son titulaire un pouvoir d’utilisation sur un bien immeuble tel que le droit d’usufruit en cause au principal».

17.   Toutefois, après cet arrêt, le Hoge Raad s’est encore interrogé sur la compatibilité avec le droit communautaire de la loi modificative, mais considérée sous un autre angle. En particulier, il s’est demandé si cette loi, dont le contenu a été jugé légal, pouvait être appliquée rétroactivement, de manière à priver un assujetti d’un droit acquis à la régularisation de la déduction.

18.   C’est la raison pour laquelle le Hoge Raad a une nouvelle fois saisi la Cour, à laquelle elle pose à présent la question suivante:

«[…] les articles 17 et 20 de la sixième directive, ou les principes de droit communautaire relatifs à la protection de la confiance légitime et à la sécurité juridique, s’opposent-ils – dans une hypothèse où l’on ne constate ni fraude ni abus, et où le projet d’utilisation du bien n’est pas modifié […] – à ce que la régularisation de la TVA, que l’assujetti n’a pas déduite et qu’il avait acquittée lors de la livraison d’un bien (immeuble) qu’il destinait, à l’origine, à la location (opération exonérée de TVA), mais qu’il a, ensuite, affecté à une opération soumise à la TVA (en l’occurrence, la constitution d’un droit réel d’usufruit), soit annulée pour le simple motif que, à la suite d’une modification législative qui n’était pas encore entrée en vigueur au moment où l’opération en question a été effectuée, cette opération est rétroactivement considérée comme exonérée, sans droit à déduction?»

19.   Dans le cadre de cette procédure devant la Cour ont présenté des observations écrites l’association GW, le gouvernement néerlandais et la Commission, lesquels ont été ensuite entendus à l’audience du 26 octobre 2004 en même temps que le gouvernement suédois.

III – Analyse juridique

20.   Avant d’aborder la question qui fait l’objet du débat entre les intervenants dans la présente affaire, il convient d’évacuer certaines questions qui, au contraire, ne sont pas litigieuses.

21.   À cet effet, il y a lieu de rappeler tout d’abord que, en application de l’article 17 de la sixième directive, l’assujetti est autorisé à déduire de la taxe dont il est redevable «la taxe sur la valeur ajoutée due ou acquittée pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront rendus par un autre assujetti» si ces «biens et [...]  services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées».

22.   En outre, en application de l’article 20, paragraphe 1, sous a), la déduction initiale est régularisée notamment lorsqu’elle est «inférieure à celle que l’assujetti était en droit d’opérer».

23.   Or, dans la présente affaire, le juge de renvoi et tous les intervenants sont d’accord en substance pour considérer que, avant l’adoption de la loi modificative, l’association GW avait acquis le droit de déduire la TVA mise à sa charge pour les dépenses de construction qu’elle avait engagées. En effet, cette taxe avait été acquittée, conformément à l’article 17 de la sixième directive, pour la fourniture des biens et services nécessaires pour achever les logements, qui ont été utilisés ensuite pour les besoins d’une opération (la cession du droit d’usufruit) qui, au moment où elle a été réalisée, était imposable.

24.   Il n’est pas non plus contesté que, puisqu’elle n’a pas porté en déduction la TVA durant la construction des logements, l’association GW avait droit ultérieurement, en application de l’article 20, paragraphe 1, sous a), de la sixième directive, à la régularisation de la déduction initiale.

25.   En revanche, le litige porte sur le point de savoir si le droit à déduction (ou, plus précisément, à la régularisation de la déduction) ainsi acquis pouvait être supprimé rétroactivement par une loi nationale, telle que la loi modificative, qui a exonéré de la TVA, précisément avec effet rétroactif, une opération (la cession de droits réels limités rémunérée à un prix inférieur à leur valeur économique) antérieurement imposable.

26.   Nous disons d’emblée que nous partageons la position de l’association GW et de la Commission, qui estiment que, dans un cas tel que celui en cause en l’espèce, où la confiance légitime des particuliers n’a pas été dûment protégée, le principe de sécurité juridique s’oppose à l’application rétroactive de dispositions fiscales nationales telles que les articles 3, paragraphe 2, et 11, paragraphe 1, sous b), point 5, de la loi litigieuse.

27.   À notre sens, cette solution est conforme à la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle, comme on le sait, le principe de sécurité juridique fait partie de l’ordre juridique communautaire et doit donc être respecté non seulement par les institutions communautaires (6), mais également par les États membres «dans l’exercice des pouvoirs que leur confèrent les directives communautaires» (7). Ce principe s’applique donc à une loi nationale telle que la loi modificative, qui amende diverses dispositions de la loi relative à la TVA visant à transposer la sixième directive (voir supra, point 6).

28.   Ainsi que l’a justement observé l’association GW, le principe  en cause s’oppose «à ce que la portée dans le temps d’un acte [normatif] [voie] son point de départ fixé à une date antérieure à sa publication» (8). Par conséquent, ce principe s’oppose, lorsqu’il est appliqué en matière de TVA, «à ce qu’une modification de la législation nationale prive un assujetti, avec effet rétroactif, d’un droit à déduction qu’il a acquis sur le fondement de la sixième directive» (9).

29.   Cela étant, il y a lieu toutefois de considérer encore qu’il résulte également de la jurisprudence de la Cour qu’il peut être dérogé «à titre exceptionnel» au principe susmentionné «lorsque le but à atteindre l’exige et lorsque la confiance légitime des intéressés est dûment respectée» (10).

30.   Ainsi, dans les affaires Racke et Decker, la Cour, en raison notamment «de la situation extraordinaire qui régnait à l’époque», a maintenu l’application rétroactive d’un règlement qui avait institué des montants compensatoires sur le commerce des vins en présence de graves fluctuations des taux de change nationaux imputables à une modification importante de la situation monétaire internationale (11). De même, dans l’affaire Amylum/Conseil, la Cour a jugé légal un règlement qui rétablissait avec effet rétroactif un régime de quotas et de cotisations pour la production d’isoglucose à la suite de l’annulation par la Cour, pour violation de formes substantielles, d’un premier règlement qui avait déjà introduit de telles mesures (12).

31.   Enfin, pour citer un dernier exemple très significatif, dans l’affaire Zuckerfabrik Süderdithmarschen et Zuckerfabrik Soest, la Cour a confirmé la validité d’un règlement instituant une cotisation à la charge des producteurs de sucre pour une campagne de commercialisation déjà écoulée, au cours de laquelle l’organisation commune des marchés dans le secteur du sucre avait subi de lourdes pertes en raison de la chute brutale du dollar et de l’effondrement des cours mondiaux du sucre (13). Dans son arrêt, la Cour a précisément d’abord reconnu l’existence d’une telle situation exceptionnelle pour vérifier ensuite si les deux conditions susmentionnées (nécessité de la rétroactivité et protection de la confiance légitime) étaient réunies.

32.   Pour en venir à présent au cas d’espèce, il nous semble tout d’abord que, comme l’a justement observé l’association GW, il ne comporte pas de «circonstances exceptionnelles» comparables à celles indiquées ci-dessus.

33.   En effet, lorsqu’il a décidé de modifier rétroactivement la loi relative à la TVA, le législateur néerlandais ne se trouvait pas confronté à une crise financière inopinée ou à des difficultés budgétaires imprévisibles. Il a simplement constaté que depuis quelques années certaines catégories d’opérateurs utilisaient «de façon croissante» «la législation relative à la taxe sur le chiffre d’affaires applicable aux biens immeubles […] d’une manière qui [n’avait] pas été envisagée par le législateur». En effet, ces derniers recouraient à divers montages juridiques, lesquels étaient par ailleurs légaux (14), pour parvenir à ce que «les biens immeubles [soient] grevés d’une taxe […] plus faible – et, dans certains cas, beaucoup plus faible – que ce qui [était] envisagé» (15) par la loi.

34.   Il s’agissait donc d’une situation indubitablement délicate, eu égard à la réduction progressive du rendement de la TVA sur les immeubles. Mais nous ne voyons pas comment elle pourrait être qualifiée d’exceptionnelle dans le sens que nous venons de mentionner ci-dessus, à savoir d’une situation provoquée par des événements inopinés, imprévus et imprévisibles.

35.   Mais il y a plus. En effet, il nous semble que dans la présente affaire de sérieux doutes doivent être formulés également quant à l’existence des deux conditions auxquelles – selon la jurisprudence susmentionnée de la Cour (voir supra, point 29) – est subordonnée la possibilité d’adopter des dispositions rétroactives, c’est-à-dire i) la nécessité de conférer un tel effet pour pouvoir atteindre le but poursuivi par le législateur et ii) la protection de la confiance légitime des intéressés.

36.   Or, s’agissant de la première condition, nous souscrivons à la thèse de l’association GW lorsqu’elle soutient que l’effet rétroactif de la loi modificative n’était pas «nécessaire» pour atteindre le but déclaré du gouvernement néerlandais de lutter contre une «utilisation non souhaitée» de la législation fiscale, qui entraînait une réduction de l’imposition de la TVA sur les immeubles. En effet, il est difficile de soutenir que, dans une situation telle que celle en cause en l’espèce, l’objectif consistant à mettre fin à des comportements, qui étaient en eux-mêmes licites et qui duraient depuis plusieurs années, ne pouvait être utilement poursuivi qu’en adoptant une loi rétroactive. En effet, comme on n’est pas en présence ici de la découverte inopinée d’une situation imprévue et imprévisible, une loi qui n’aurait interdit que pour l’avenir les montages «non souhaités» aurait néanmoins permis d’y mettre fin en causant un dommage économique relatif (parce que limité dans le temps et lié à des comportements tolérés pendant longtemps) sans infliger une atteinte grave au principe de sécurité juridique.

37.   Par ailleurs, pour en venir à la seconde condition énoncée ci-dessus, on ne peut pas davantage soutenir que, en l’espèce, la confiance légitime des intéressés a été dûment protégée grâce à la diffusion d’un communiqué de presse qui annonçait que, à compter du 31 mars 1995, la constitution des droits réels limités sur des biens immobiliers serait assimilée à une location exonérée.

38.   S’il est vrai que, comme l’a rappelé également le gouvernement suédois, certains États membres annoncent les mesures législatives en publiant des communiqués de presse destinés à en avertir les destinataires en temps utile, il nous semble toutefois, indépendamment de toute autre considération, que la portée d’une telle pratique ne peut être généralisée dans le contexte d’un marché commun dans lequel agissent tous les opérateurs économiques européens et dans lequel la pratique normalement suivie s’inspire plutôt du principe selon lequel les comportements des citoyens sont orientés et conditionnés par les lois et non par les communiqués de presse. En somme, comme l’a justement souligné la Commission, des pratiques particulières de certains États membres ne peuvent, en matière communautaire, conduire à exiger des justiciables en général et des contribuables en particulier qu’ils attachent davantage de crédit aux communiqués de presse plutôt qu’au droit en vigueur.

39.   Il en est ainsi d’autant plus que, comme cela s’est produit en l’espèce, le contenu concret et la portée effective des règles annoncées de manière générale dans un communiqué de presse ne sont ensuite connus qu’une fois que le projet de loi y afférent a été soumis au Parlement, et que les règles en question peuvent faire l’objet de multiples modifications au cours de la procédure parlementaire, comme cela s’est produit également en l’occurrence.

40.   Par conséquent, dans la présente affaire on ne pouvait exiger de l’association GW, qui, nous semble-t-il, n’était liée par aucune obligation légale de connaissance du communiqué de presse du 21 mars 1995, qu’elle se conforme dès le 28 avril suivant aux préceptes incertains de ce communiqué plutôt qu’aux dispositions certaines de la loi relative à la TVA en vigueur depuis 1968. Il en est ainsi d’autant plus que c’est précisément sur cette loi qu’elle avait tablé dès le début pour choisir, parmi les options possibles, le type d’opération fiscalement le plus avantageux (la cession du droit d’usufruit). De plus, si elle avait pu connaître avec précision le contenu des modifications annoncées plutôt qu’un communiqué de presse rédigé en termes généraux, elle aurait pu encore organiser cette opération différemment, mais tout aussi légalement, en optant pour des solutions qui lui auraient permis, même dans le nouveau contexte législatif, de sauvegarder au moins en partie son droit à déduction (par exemple, en convenant d’une rémunération légèrement supérieure à la valeur économique du droit cédé).

41.   On ne pourrait pas non plus objecter que, dans l’arrêt du 29 avril 2004, Gemeente Leusden et Holin Groep (16), la Cour, qui statuait sur la même loi que celle en cause en l’espèce, a déjà reconnu que celle-ci «[ne viole pas] une confiance légitime des assujettis».

42.   En effet, dans cette affaire, qui avait trait à d’autres dispositions de la loi modificative (et notamment à celles relatives à la suppression du droit d’opter pour l’imposition des locations immobilières; voir supra, point 7), le législateur néerlandais avait protégé la confiance légitime des intéressés non seulement en publiant le communiqué de presse qui «[faisait] état de la modification législative envisagée», mais également en introduisant dans cette dernière un régime transitoire qui ne prévoyait «le passage d’une location taxée à une location exonérée qu’à compter de l’entrée en vigueur de la loi» et laissait donc «aux parties à un contrat de bail un délai pour se concerter […] sur les conséquences que la modification législative impliquerait» (17).

43.   En revanche, les dispositions examinées aujourd’hui (celles relatives à l’exonération de la cession de droits réels limités sur des biens immobiliers) ne prévoient pas de «régime transitoire» similaire. La protection de la confiance légitime des justiciables est donc totalement abandonnée au seul communiqué de presse, lequel ne pourrait toutefois à notre sens – nous le répétons – être jugé apte à assurer pleinement une telle protection.

44.   C’est la raison pour laquelle nous estimons que dans la présente affaire, à la différence de l’affaire Gemeente Leusden et Holin Groep, les principes de sécurité juridique et de confiance légitime s’opposent à des dispositions législatives telles que celles en cause en l’espèce, qui privent rétroactivement les intéressés d’un droit à la régularisation de la déduction acquis sur le fondement de la sixième directive.

45.   Toutefois, avant de conclure, nous devons encore examiner une solution subsidiaire proposée dans le présent litige par la Commission. Celle-ci estime en effet qu’en l’espèce les autorités néerlandaises, qui ne pouvaient exiger – en raison des principes susmentionnés – la restitution intégrale et immédiate de la TVA remboursée, auraient toutefois pu procéder, sans violer ces principes, à une nouvelle régularisation réduisant la déduction opérée par l’association GW, à condition qu’elle soit limitée aux années postérieures à l’entrée en vigueur  de la loi modificative. Si nous comprenons bien la thèse de la Commission, comme la loi néerlandaise applicable à ce moment prévoyait que la régularisation devait être étalée sur dix ans, l’administration nationale n’aurait plus pu remettre en cause la fraction de la TVA déduite au titre de l’année 1995, mais aurait pu demander la restitution de la TVA restante, en la répartissant sur les neuf années suivantes, toutes postérieures à l’entrée en vigueur de la loi précitée.

46.   Nous ne pensons pas pouvoir suivre la Commission sur cette voie. À notre avis en effet, les principes de sécurité juridique et de confiance légitime n’autorisaient pas le fisc néerlandais à demander la restitution de la TVA déduite, que ce soit en totalité ou en partie, au moyen d’une régularisation au titre de l’article 20, paragraphe 1, sous b), de la sixième directive.

47.   Nous rappellerons à cet égard que cette disposition prévoit que «la déduction initialement opérée est régularisée suivant les modalités fixées par les États membres, notamment […] lorsque des modifications des éléments pris en considération pour la détermination du montant des déductions sont intervenues postérieurement à la déclaration, notamment en cas d’achats annulés ou en cas de rabais obtenus; toutefois, il n’y a pas lieu à régularisation en cas d’opérations totalement ou partiellement impayées, en cas de destruction, de perte ou de vol dûment prouvés ou justifiés et en cas de prélèvements effectués pour donner des cadeaux de faible valeur et des échantillons […]» (18).

48.   Le paragraphe 2 de cette disposition, qui a trait aux modalités de la régularisation en ce qui concerne les biens d’investissement, précise ensuite que celle-ci «est opérée pendant une période de cinq années» (en cas de biens immobiliers cette période peut être reportée «jusqu’à dix ans»); que, «chaque année, cette régularisation ne porte que sur un cinquième de la taxe dont ces biens ont été grevés»; et, enfin, qu’elle «est effectuée en fonction des modifications du droit à déduction intervenues au cours des années suivantes, par rapport à celui de l’année au cours de laquelle le bien a été acquis ou fabriqué» (19).

49.   Or, il nous semble que l’interprétation la plus correcte des dispositions précitées est celle qui limite l’application de l’instrument de la régularisation aux cas de modification de la situation de fait qui légitimait la déduction initiale. Nous doutons fortement en revanche qu’elle puisse être étendue, comme le suggère la Commission, aux cas tels que celui en cause en l’espèce, où a été modifiée la situation juridique sur laquelle cette déduction était fondée.

50.   En effet, il est vrai que l’article 20, paragraphe 1, qui énumère les hypothèses de régularisation, contient la locution «notamment», ce qui laisse entendre que l’énumération n’est pas limitative. Il est vrai également que l’article 20, paragraphe 2, dispose de manière générale que la régularisation est effectuée en fonction des «modifications du droit à déduction» (20), sans préciser s’il s’agit uniquement des modifications de fait ou également de modifications juridiques.

51.   Toutefois, il ne faut pas oublier que, en énumérant à titre d’exemple les hypothèses dans lesquelles la régularisation doit être effectuée (achats annulés et rabais obtenus) et les hypothèses où, à titre exceptionnel, elle n’est pas requise (opérations impayées, destruction, perte ou vol des biens et prélèvements effectués pour donner des cadeaux et des échantillons), l’article 20 fait toujours référence à des hypothèses de modifications de la situation de fait. Comme nous l’avons indiqué, cela nous conduit à estimer que l’on ne peut procéder à la correction de la déduction au moyen de la régularisation que dans les hypothèses de ce type (et ce également dans des hypothèses différentes de celles expressément indiquées, mais à condition qu’elles relèvent toujours de cette catégorie).

52.   De toute manière, même s’il n’en était pas ainsi, et si l’on admettait par conséquent la régularisation prévue à l’article 20, paragraphe 1, sous b), également en cas de modification de la législation sur laquelle la déduction était fondée, il y a lieu d’observer que cet instrument aboutirait en fin de compte à des effets rétroactifs analogues à la demande de restitution de la déduction. En effet, ce dernier priverait, précisément avec effet rétroactif, l’assujetti d’au moins une partie du droit à déduction qu’il avait déjà acquis dans son intégralité.

53.   En l’espèce, cela constituerait également une violation de la confiance légitime des intéressés et donc du principe de sécurité juridique, parce que l’association GW serait rétroactivement privée, même si ce n’est qu’en partie, du droit à déduction acquis avant l’adoption de la loi modificative.

54.   Pour les raisons que nous avons indiquées, nous proposons donc de répondre à la question en cause que, lorsqu’un assujetti a acquis, en application de l’article 17 de la sixième directive, sans abus ni fraude, le droit à la déduction de la TVA qu’il avait acquittée lors de la livraison d’un bien immeuble qu’il destinait, à l’origine, à la location (opération exonérée), mais qu’il a ensuite cédé en usufruit (opération imposable), sans qu’il ait été procédé par la suite à une modification de l’utilisation prévue de ce bien, les principes de sécurité juridique et de confiance légitime s’opposent à ce que la régularisation de la taxe non portée en déduction, prévue à l’article 20, paragraphe 1, sous a), de ladite directive, soit annulée du seul fait que, à la suite d’une modification législative non encore adoptée au moment de la cession de l’usufruit, cette opération a été rétroactivement considérée comme exonérée, sans droit à déduction.

IV – Conclusion

55.   À la lumière des considérations qui précèdent, nous proposons en conséquence à la Cour de répondre à la question posée par le Hoge Raad der Nederlanden dans les termes suivants.

«Lorsqu’un assujetti a acquis, en application de l’article 17 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, sans abus ni fraude, le droit à la déduction de la TVA qu’il avait acquittée lors de la livraison d’un bien immeuble qu’il destinait, à l’origine, à la location (opération exonérée), mais qu’il a ensuite cédé en usufruit (opération imposable), sans qu’il ait été procédé par la suite à une modification de l’utilisation prévue de ce bien, les principes de sécurité juridique et de confiance légitime s’opposent à ce que la régularisation de la taxe non portée en déduction, prévue à l’article 20, paragraphe 1, sous a), de ladite directive, soit annulée du seul fait que, à la suite d’une modification législative non encore adoptée au moment de la cession de l’usufruit, cette opération a été rétroactivement considérée comme exonérée, sans droit à déduction.»


1 – Langue originale: l'italien.


2  – JO L 145, p. 1.


3  – Loi du 28 juin 1968 portant remplacement de la taxe existante sur le chiffre d’affaires par une taxe sur le chiffre d’affaires selon le système de la taxe sur la valeur ajoutée (Wet houndende vervanging van de bestaande omzetbelasting door een omzetbelasting volgens het stelsel van heffing over de toegevoegde waarde).


4  – Loi du 18 décembre 1995 portant modification de la loi de 1968 sur le chiffre d’affaires, de la loi relative à la taxe sur les actes juridiques et d’un certain nombre d’autres lois fiscales en rapport avec la lutte contre les montages relatifs aux biens immeubles (Wet van 18 december 1995, houdende wijziging van de Wet op de omzetbelasting 1968, de Wet op belastingen van rechtsverkeer en enkele andere belastingwetten in verband met de bestrijding van constructies met betrekking tot onroerende zaken) (Staatsblad 1995, p. 659).


5  – Voir exposé des motifs du projet de loi modificative.


6  – Arrêt du 14 mai 1975, CNTA/Commission (74/74, Rec. p. 533).


7  – Arrêts du 3 décembre 1998, Belgocodex (C-381/97, Rec. p. I-8153, point 26); du 8 juin 2000, Schloßstraße (C-396/98, Rec. p. I-4279, point 44), et du 11 juillet 2002, Marks & Spencer (C-62/00, Rec. p. I-6325, point 44).


8  – Arrêt du 22 novembre 2001, Pays-Bas/Conseil (C-110/97, Rec. p. I-8763, point 151).


9  – Arrêts Schloßstraße, précité, point 47; Marks & Spencer, précité, point 45, et du 29 avril 2004, Sudholz (C-17/01, Rec. p. I-4243, point 40).


10  – Arrêts du 25 janvier 1979, Racke (98/78, Rec. p. 69, point 20); du 25 janvier 1979, Decker (99/78, Rec. p. 101, point 8); du 30 septembre 1982, Amylum/Conseil (108/81, Rec. p. 3107, point 4), et du 21 février 1991, Zuckerfabrik Süderdithmarschen et Zuckerfabrik Soest (C-143/88 et C-92/89, Rec. p. I-415, point 49).


11  – Arrêts Racke, précité, point 20, et Decker, précité, point 8. Les montants compensatoires sont des prélèvements spéciaux visant à neutraliser, en cas de fluctuation des taux de change, les différences de prix constatées, exprimées en monnaie nationale, et à éviter ainsi les perturbations des échanges commerciaux qui pourraient en découler.


12  – Arrêt précité, point 5.


13  – Arrêt Zuckerfabrik Süderdithmarschen et Zuckerfabrik Soest, précité, point 52. Voir, également, l’arrêt Pays-Bas/Conseil, précité, point 155.


14  – Comme l’a précisé le juge de renvoi lui-même, des montages tels que celui mis en œuvre par l’association GW (voir supra, point 10), destinés à créer les conditions permettant de bénéficier d’une déduction de la TVA acquittée sur les dépenses de construction d’immeubles, ne constituent pas des comportements abusifs ou frauduleux.


15  – Voir exposé des motifs relatif au projet de loi modificative.


16  – C-487/01 et C-7/02, Rec. p I-5337.


17  – Arrêt Gemeente Leusden et Holin Groep, précité, points 80 et 81.


18  – C’est nous qui soulignons.


19  – C’est nous qui soulignons.


20  – Voir arrêt Gemeente Leusden et Holin Groep, précité, points 52 et 53.