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CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. M. POIARES MADURO
présentées le 10 mars 2005(1)


Affaire C-204/03



Commission des Communautés européennes
contre
Royaume d'Espagne



«TVA – Limitation du droit à déduction – Subventions»






1.        Le présent recours, introduit en vertu de l’article 226 CE, vise à faire constater que, en limitant le droit de déduire la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la «TVA») des assujettis recevant des subventions en vue de financer leurs activités, le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de droit communautaire et, notamment, des articles 17 et 19 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme  (2) (ci-après la «sixième directive»).

I –    Le cadre juridique et la procédure précontentieuse

A –    La législation communautaire

2.        L’article 17 de la sixième directive porte sur la naissance et l’étendue du droit à déduction. Selon son paragraphe 5:

«En ce qui concerne les biens et les services qui sont utilisés par un assujetti pour effectuer à la fois des opérations ouvrant droit à déduction visées aux paragraphes 2 et 3 et des opérations n’ouvrant pas droit à déduction, la déduction n’est admise que pour la partie de la taxe sur la valeur ajoutée qui est proportionnelle au montant afférent aux premières opérations.

Ce prorata est déterminé pour l’ensemble des opérations effectuées par l’assujetti conformément à l’article 19».

3.        L’article 19, paragraphe 1, de la sixième directive fixe les modalités de calcul du prorata de déduction dans les termes suivants:

«Le prorata de déduction, prévu par l’article 17 paragraphe 5 premier alinéa, résulte d’une fraction comportant:

–au numérateur, le montant total, déterminé par année, du chiffre d’affaires, taxe sur la valeur ajoutée exclue, afférent aux opérations ouvrant droit à déduction conformément à l’article 17 paragraphes 2 et 3,

–au dénominateur, le montant total, déterminé par année, du chiffre d’affaires, taxe sur la valeur ajoutée exclue, afférent aux opérations figurant au numérateur ainsi qu’aux opérations qui n’ouvrent pas droit à déduction. Les États membres ont la faculté d’inclure également dans le dénominateur le montant des subventions autres que celles visées à l’article 11 sous A paragraphe 1 sous a)».

4.        L’article 11, A, paragraphe 1, sous a), de la sixième directive prévoit que, en ce qui concerne les opérations effectuées à l’intérieur du pays, la base d’imposition est constituée:

«pour les livraisons de biens et les prestations de services […], par tout ce qui constitue la contrepartie obtenue ou à obtenir par le fournisseur ou le prestataire pour ces opérations de la part de l’acheteur, du preneur ou d’un tiers, y compris les subventions directement liées au prix de ces opérations».

B –    La législation nationale

5.        Il ressort du dossier que la loi espagnole n° 37/1992, du 28 décembre 1992, relative à la taxe sur la valeur ajoutée, a été modifiée par la loi n° 66/1997, du 30 décembre 1997, (ci-après la «loi relative à la TVA») en vue d’instaurer certaines limitations à la déductibilité de la TVA supportée par les entrepreneurs ou professionnels bénéficiaires de subventions qui sont destinées à financer leur activité commerciale ou professionnelle et qui ne font pas partie de la base imposable des opérations taxées.

6.        Désormais, l’article 102, paragraphe 1, de cette loi dispose:

«La règle du prorata s’applique lorsque l’assujetti, dans l’exercice de son activité commerciale ou professionnelle, effectue conjointement des livraisons de biens ou des prestations de services ouvrant droit à déduction et d’autres opérations de même nature n’ouvrant pas ce droit.

La règle de prorata s’applique également lorsque l’assujetti reçoit des subventions qui, conformément à l’article 78, paragraphe 2, point 3, de la présente loi, ne font pas partie de l’assiette, pour autant qu’elles soient destinées à financer des activités commerciales ou professionnelles de l’assujetti».

7.        Aux termes de l’article 104, paragraphe 2, de la même loi:

«Les subventions en capital seront incluses dans le dénominateur du prorata, mais elles pourront être imputées par cinquièmes dans l’exercice fiscal durant lequel elles ont été perçues et dans les quatre exercices suivants. Néanmoins, les subventions en capital octroyées pour financer l’achat de certains biens ou services, acquis dans le cadre d’opérations taxables et non exonérées de TVA, réduiront exclusivement le montant de la déduction de la TVA supportée ou acquittée pour ces opérations, dans l’exacte mesure où elles ont contribué à leur financement».

C –    La procédure précontentieuse

8.        Le 21 mai 1999, la Commission des Communautés européennes a envoyé au Royaume d’Espagne une lettre de demande d’information concernant l’interprétation de l’article 104 de la loi relative à la TVA. Le Royaume d’Espagne y a répondu par une lettre de la direction générale des impôts du ministère de l’Économie et des Finances datée du 14 juin 1999. Ne se satisfaisant pas des réponses fournies par les autorités espagnoles, la Commission leur a adressé, le 20 avril 2001, une lettre de mise en demeure puis, le 27 juin 2002, un avis motivé. Dans ces différents actes, la Commission reprochait au Royaume d’Espagne de ne pas respecter les obligations imposées par la sixième directive en maintenant en vigueur les dispositions citées des articles 102 et 104 de sa loi relative à la TVA. Par lettre du 20 septembre 2002, le Royaume d’Espagne justifiait en partie le maintien de sa législation. En conséquence, la Commission a introduit le présent recours.

II –   Analyse

A –    Sur la compatibilité de l’article 102 de la loi relative à la TVA avec la sixième directive

9.        La disposition en cause a pour résultat de limiter le droit à déduction à l’égard de tous les assujettis qui reçoivent des subventions destinées à financer leurs activités commerciales ou professionnelles par application d’un prorata dont le dénominateur inclut ces subventions.

10.      Cette extension de la règle du prorata est manifestement contraire à la sixième directive. Il découle en effet des termes non équivoques de l’article 17 de celle-ci qu’un prorata de déduction tel que prévu à l’article 19 de la même directive ne peut être appliqué qu’à une catégorie déterminée d’assujettis. Il s’agit des assujettis «mixtes», qui effectuent à la fois des opérations ouvrant droit à déduction et des opérations n’ouvrant pas droit à déduction. Le prorata ne saurait par conséquent être appliqué aux assujettis «complets» qui effectuent seulement des opérations ouvrant droit à déduction.

11.      Le gouvernement espagnol soutient néanmoins que l’article 19 de la sixième directive est susceptible de faire l’objet d’une application autonome. De ce fait, il serait possible d’appliquer le prorata en dehors des conditions fixées à l’article 17 de la sixième directive.

12.      Pareille interprétation doit être rejetée. Il résulte des termes de l’article 19, paragraphe 1, de la sixième directive que le prorata de déduction s’applique dans les conditions prévues à l’article 17, paragraphe 5, premier alinéa, de la même directive. Dès lors, il ne saurait en être dissocié. Son champ d’application est limité exactement à celui de l’article 17, paragraphe 5, premier alinéa, lequel vise clairement «les biens et les services qui sont utilisés par les assujettis pour effectuer à la fois des opérations ouvrant droit à déduction visées aux paragraphes 2 et 3 et des opérations n’ouvrant pas droit à déduction»  (3) .

13.      Au surplus, cette interprétation contredit l’esprit du système harmonisé de TVA tel qu’il a été défini par la jurisprudence de la Cour. Il est constant que, «en l’absence de toute disposition permettant aux États membres de limiter le droit à déduction conféré aux assujettis, ce droit doit s’exercer immédiatement pour la totalité des taxes ayant grevé les opérations effectuées en amont […]. En conséquence, des dérogations ne sont permises que dans les cas expressément prévus par la directive»  (4) . Or, appliquer le prorata à tous les assujettis recevant des subventions revient précisément à limiter le droit à déduction en dehors des cas prévus par la directive.

14.      Le Royaume d’Espagne suggère cependant que son interprétation serait plus conforme à l’équité et qu’elle serait mieux à même de favoriser l’égalité des conditions de concurrence entre les opérateurs économiques. Le système voulu par la Commission serait contraire à l’équité en ce que seuls les assujettis mixtes supportent cette limitation du droit à déduction tandis que les assujettis complets recevant les mêmes types de subventions y échappent. En outre, il serait générateur de distorsions de concurrence en ce qu’il aboutirait à donner des avantages supplémentaires aux assujettis subventionnés.

15.      Ces arguments ne sauraient être accueillis. Premièrement, il convient de rappeler, ainsi que le fait la Commission, que, aux termes de l’article 19 de la sixième directive, l’inclusion des subventions non liées au prix dans le prorata de déduction n’est qu’une faculté donnée aux États membres. Il était tout à fait loisible au Royaume d’Espagne de ne point en faire usage et d’éviter ainsi les conséquences négatives qu’il prétend y trouver. Deuxièmement, il est établi que cette faculté fut introduite dans la sixième directive en vue d’éviter qu’un organisme subventionné n’ayant pas vocation à effectuer des opérations taxables ne puisse, par l’accomplissement d’une activité taxable purement symbolique, obtenir un remboursement de TVA. Instituée dans un tel but, cette faculté ne saurait être étendue et utilisée comme un mécanisme général destiné à l’égalisation des conditions de concurrence entre les opérateurs assujettis. Au reste, il est permis de penser que les États membres disposent de bien d’autres moyens en vue de rétablir les conditions de concurrence entre assujettis subventionnés et assujettis non subventionnés.

16.      Enfin, et en tout état de cause, il n’appartient pas aux autorités nationales de procéder à la révision d’un texte clair. Les dispositions de l’article 17 de la sixième directive indiquent avec précision les conditions de naissance, l’étendue du droit à déduction et les conditions de limitation de ce droit. Ainsi que la Cour a déjà eu l’occasion de le déclarer, «elles ne laissent aux États membres aucune marge d’appréciation quant à leur mise en œuvre»  (5) . Dans ces conditions, il importe que les limitations du droit à déduction s’appliquent de manière uniforme dans tous les États membres  (6) .

B –    Sur la compatibilité de l’article 104 de la loi relative à la TVA avec la sixième directive

17.      La disposition litigieuse consiste à limiter le droit à déduction de certains assujettis subventionnés par une simple réduction du montant de la déduction de TVA exigible.

18.      Il ne paraît pas douteux qu’une telle disposition est incompatible avec les termes de la sixième directive.

19.      Ainsi qu’il ressort des explications précédentes, aux termes des articles 17 et 19 de la sixième directive, la limitation du droit à déduction à raison de l’octroi de subventions non liées au prix ne vise que les assujettis mixtes et, en ce qui les concerne, elle ne peut être effectuée que selon les modalités du prorata définies à l’article 19. À cet égard, la loi relative à la TVA procède à une double extension: d’une part, elle étend la limitation à des assujettis qui n’y sont pas soumis, d’autre part, pour ceux qui y sont soumis, elle prévoit une limitation en dehors des modalités fixées par la sixième directive.

20.      Or, rappelons qu’il est de jurisprudence constante que «des dérogations [au droit à déduction] ne sont permises que dans les cas expressément prévus par la directive»  (7) .

21.      Le Royaume d’Espagne réitère, à cet égard, ses arguments fondés sur l’équité économique et la nécessité d’éviter les distorsions de concurrence. Cependant, la Cour a eu l’occasion de rappeler que, si le régime de déductibilité de la TVA institué par le législateur communautaire n’est pas parfait, il ne saurait y avoir, toutefois, aucune possibilité d’y déroger ou d’en sortir  (8) . Il en va de même du régime de limitation du droit à déduction. Il est interdit aux États membres de créer des limitations en dehors des possibilités prévues dans la directive même si, pour certaines situations, de telles limitations pourraient apparaître économiquement justifiées  (9) . En décider autrement serait porter atteinte à l’objectif d’harmonisation poursuivie par la sixième directive.

III –   Les effets dans le temps de l’arrêt en manquement

22.     À titre subsidiaire, le Royaume d’Espagne demande à la Cour, au cas où elle constaterait un manquement, de limiter dans le temps les effets de son arrêt.

23.      Il convient de rappeler que ce n’est que dans une situation exceptionnelle que la Cour peut, par application d’un principe général de sécurité juridique inhérent à l’ordre juridique communautaire, être amenée à limiter à l’avenir les effets de ses arrêts. Pareille possibilité, appliquée en principe en matière préjudicielle, n’a pas été exclue en ce qui concerne un arrêt rendu sur le fondement de l’article 226 CE  (10) .

24.      Encore faut-il qu’il puisse être établi que les autorités étatiques aient été incitées à adopter une réglementation ou un comportement non conforme au droit communautaire en raison d’une incertitude objective et importante quant à la portée des dispositions communautaires en cause  (11) . Or, en l’espèce, il est apparu que les dispositions communautaires pertinentes ne laissent aucun doute quant à leur juste interprétation. Le Royaume d’Espagne ne pouvait ignorer que sa réglementation était incompatible avec les dispositions de la sixième directive.

25.      Il y a lieu, dès lors, de rejeter la demande tendant à limiter dans le temps les effets de l’arrêt qui doit être rendu.

IV –   Conclusion

26.      Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de constater que:

«En limitant le droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée dans les conditions définies par les articles 102, paragraphe 1, et 104, paragraphe 2, de la loi n° 37/1992, du 28 décembre 1992, relative à la taxe sur la valeur ajoutée, telle que modifiée par la loi n° 66/1997, du 30 décembre 1997, le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 17 et 19 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme.»


1 – Langue originale: le portugais.


2 – JO L 145, p. 1.


3 – On notera que le Conseil d’État (France) a jugé en ce sens que le prorata de déduction de la TVA incluant des subventions reçues n’est applicable, en application du droit national conforme au droit communautaire, qu’aux assujettis réalisant à la fois des opérations ouvrant droit à déduction et des opérations n’ouvrant pas droit à déduction (décision du 26 novembre 1999, Syndicat mixte pour l’aménagement et l’exploitation de l’aéroport Rodez-Marcillac, rendue sous conclusions conformes du commissaire du gouvernement Courtial).


4 – Arrêts du 15 janvier 1998, Ghent Coal Terminal (C-37/95, Rec. p. I-1, point 16); du 6 juillet 1995, BP Soupergaz (C-62/93, Rec. p. I-1883, point 18); du 11 juillet 1991, Lennartz (C-97/90, Rec. p. I-3795, point 27), et du 21 septembre 1988, Commission/France (50/87, Rec. p. 4797, point 17).


5 – Arrêt BP Soupergaz, précité à la note 4, point 35.


6 – Arrêt Commission/France, précité à la note 4, point 17.


7 – Voir la jurisprudence citée à la note 4.


8 – Arrêt du 8 novembre 2001, Commission/Pays-Bas (C-338/98, Rec. p. I-8265, points 55 et 56).


9 – Voir, par analogie, les conclusions de l’avocat général Sir Gordon Slynn dans l’affaire Commission/France, précitée à la note 4, Rec. p. 4811.


10 – Voir, en ce sens, arrêts du 19 mars 2002, Commission/Grèce (C-426/98, Rec. p. I-2793), et du 12 septembre 2000, Commission/Royaume-Uni (C-359/97, Rec. p. I-6355).


11 – Voir, en ce sens, arrêt Commission/Royaume-Uni, précité à la note 10, point 92.