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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. M. Poiares Maduro

présentées le 21 juin 2007 (1)

Affaire C-251/06

Firma Ing. Auer - Die Bausoftware GmbH

contre

Finanzamt Freistadt Rohrbach Urfahr

[demande de décision préjudicielle formée par l’Unabhängiger Finanzsenat, Außenstelle Linz (Autriche)]






1.        L’Unabhängiger Finanzsenat, Außenstelle Linz (chambre fiscale indépendante, antenne de Linz, Autriche), a posé deux questions préjudicielles concernant l’interprétation de la directive 69/335/CEE du Conseil, du 17 juillet 1969, concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux (2), telle que modifiée par la directive 85/303/CEE du Conseil, du 10 juin 1985 (JO L 156, p. 23). Le litige au principal concerne une société qui a transféré son siège de direction effective d’un État membre qui ne percevait pas de droit d’apport vers un État membre qui percevait un tel droit. La juridiction de renvoi interroge, en substance, la Cour sur le point de savoir si la directive permet à l’État membre de destination de traiter le transfert comme une opération donnant lieu à la perception d’un droit d’apport. La Cour a récemment statué sur un problème presque identique dans une affaire Commission/Grèce (3).

I –    Faits et demande de décision préjudicielle

2.        Le 9 septembre 1999, une société, dont la création avait été déclarée le 28 juillet 1999, a été inscrite au registre des firmes de la République d’Autriche sous le nom «Bausoftware GmbH». Sa seule associée était la société par actions Nemetschek AG, dont le siège était situé à Munich (Allemagne). Le siège de direction effective de Bausoftware GmbH était situé en Allemagne, lequel État membre ne perçoit pas de droit d’apport sur son territoire.

3.        Le 16 septembre 1999, Nemetschek AG a fait un apport d’un montant de 102 millions d’ATS à Bausoftware GmbH. Par contrat d’apport du 22 septembre 1999, Bausoftware GmbH a acquis l’entreprise individuelle non enregistrée «Ing. Auer ‘Die Bausoftware’», établie à Mondsee (Autriche).

4.        Le transfert a été décidé au cours de l’assemblée générale de Bausoftware GmbH du 22 septembre 1999. À cette même assemblée, M. Auer, qui résidait en Autriche, a été nommé cogérant et une décision a été prise concernant son droit spécial de gérance. Enfin, Bausoftware GmbH a été renommée «Ing. Auer – Die Bausoftware GmbH».

5.        En vertu de l’article 2, paragraphe 5, de la loi autrichienne sur les impôts frappant les mouvements de capitaux (Kapitalverkehrsteuergesetz) (4), le transfert du siège de direction d’une société étrangère vers l’Autriche est soumis au droit d’apport lorsque, du fait de ce transfert, cette société devient une société de capitaux autrichienne.

6.        Par décision du 6 juin 2005, l’administration fiscale autrichienne a, après un contrôle effectué par le Finanzamt Freistadt Rohrbach Urfahr, réclamé à Ing. Auer – Die Bausoftware GmbH (ci-après l’«appelante») un droit d’apport de 104 680,20 euros, soit 1 % de la valeur des actions émises par la société.

7.        L’appelante a fait appel de cette décision devant l’Unabhängiger Finanzsenat. Celui-ci a, à titre préjudiciel, déféré à la Cour les questions suivantes:

«1)      Lorsque le siège de direction effective d’une société, association ou personne morale est transféré d’un État membre ayant supprimé le droit d’apport avant la constitution de cette entité vers un autre État membre percevant le droit d’apport à cette même date, le fait que le premier État membre a renoncé à la perception du droit d’apport en lui enlevant sa base juridique nationale fait-il obstacle à la qualification de cette société, association ou personne morale comme société de capitaux ‘pour la perception du droit d’apport’ au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous g), de la directive 69/335 [...], dans la rédaction de la directive 85/303 [...], et de l’article 4, paragraphe 3, sous b), de cette même directive?

2)      L’article 7, paragraphe 2, de la directive 69/335 [...], dans la rédaction de la directive 85/303 [...], interdit-il à l’État membre vers lequel une société de capitaux transfère son siège de direction effective de soumettre au droit d’apport, à l’occasion de ce transfert, les opérations décrites à l’article 4, paragraphe 1, sous a) et g), de cette même directive lorsque ces opérations ont eu lieu au cours d’une période pendant laquelle la société de capitaux avait son siège de direction effective dans un État membre qui avait renoncé, avant la constitution de cette société, à la perception du droit d’apport en lui enlevant sa base juridique nationale?»

II – Appréciation

8.        Les États membres qui perçoivent un impôt indirect sur les rassemblements de capitaux sont tenus de se conformer au régime commun institué par la directive 69/335. En ce qui concerne la présente affaire, ce régime peut être décrit comme suit.

9.        L’article 2 de la directive précise le lieu de la taxation. Selon l’article 2, paragraphe 1, les «opérations soumises au droit d’apport sont uniquement taxables dans l’État membre sur le territoire duquel se trouve le siège de direction effective de la société de capitaux».

10.      La signification de «société de capitaux» est donnée à l’article 3. L’article 3, paragraphe 1, sous a), indique, pour chaque État membre, les types de sociétés devant être considérées comme des sociétés de capitaux. Il prévoit, par exemple, que les sociétés de droit autrichien appelées «Gesellschaft mit beschränkter Haftung» sont considérées comme telles aux fins de l’application de la directive. En outre, l’article 3, paragraphe 1, identifie deux autres catégories de sociétés de capitaux. En vertu de l’article 3, paragraphe 1, sous b), par exemple, une société de capitaux peut consister en une société dont les parts représentatives du capital ou de l’avoir social sont susceptibles d’être négociées en bourse. Enfin, l’article 3, paragraphe 2, prévoit que, en principe, toute autre société poursuivant des buts lucratifs doit être assimilée à une société de capitaux. Toutefois, «un État membre peut ne pas la considérer comme telle pour la perception du droit d’apport».

11.      Il est possible, pour une société constituée selon le droit d’un État membre, d’avoir son siège de direction effective dans un autre État membre. Si cette société relève de l’article 3, paragraphe 1, les deux États membres doivent la considérer comme une société de capitaux pour les besoins de l’application de la directive. Dans l’hypothèse, en revanche, où la société relève de l’article 3, paragraphe 2, il peut se produire une discordance si un État membre la considère comme une société de capitaux, mais pas l’autre. Dès lors, il peut arriver qu’une société soit constituée selon le droit d’un État membre, en vertu duquel elle est considérée comme une société de capitaux, mais qu’elle ne soit pas traitée comme telle parce que son siège de direction effective se situe dans un État membre qui ne la considère pas comme une société de capitaux.

12.      L’article 4, paragraphe 1, de la directive énumère diverses opérations donnant lieu à la perception d’un droit d’apport. Parmi elles figure la constitution d’une société de capitaux. On y trouve également, à l’article 4, paragraphe 1, sous g), «le transfert d’un État membre dans un autre État membre du siège de direction effective d’une société [...] qui est considérée, pour la perception du droit d’apport, comme société de capitaux dans ce dernier État membre, alors qu’elle ne l’est pas dans l’autre État membre». Autrement dit, l’article 4, paragraphe 1, sous g), est applicable lorsqu’une société a son siège de direction effective dans un État membre qui ne la considère pas comme une société de capitaux et décide de transférer son siège de direction effective vers un autre État membre qui la considère comme une société de capitaux. L’État membre de destination doit traiter ce transfert de la même façon qu’il traiterait la constitution d’une société de capitaux sur son territoire. En fait, en ce qui concerne le transfert du siège de direction effective d’une société d’un État membre à un autre, l’article 4, paragraphe 1, sous g), vise la discordance qui peut résulter de l’article 3, paragraphe 2.

13.      La directive met donc en place un régime commun pour la perception du droit d’apport. Toutefois, cela ne signifie pas qu’elle oblige les États membres à cette perception. La plupart des États membres, tels que la République fédérale d’Allemagne, ont abrogé le droit frappant le rassemblement de capitaux. C’est ce que l’article 7, paragraphe 2, permet aux États membres de faire. En effet, le préambule de la directive 85/303, qui a modifié la directive 69/335, indique que «les effets économiques du droit d’apport sont défavorables au regroupement et au développement des entreprises» et que la meilleure solution pour relancer les investissements «consisterait à supprimer le droit d’apport», mais que «les pertes de recettes qui résulteraient d’une telle mesure apparaissent [...] inacceptables pour certains États membres». Par conséquent, certains États membres continuent à percevoir un droit d’apport en se conformant au régime commun institué par la directive 69/335, tandis que d’autres ont choisi d’y renoncer tout à fait (5).

14.      Il ressort clairement de la décision de renvoi que la société en cause au principal relève de l’article 3, paragraphe 1, sous a), de la directive. Dès lors, la question de la juridiction de renvoi est essentiellement la suivante: «L’article 4, paragraphe 1, sous g), de la directive 69/335, telle que modifiée par la directive 85/303, est-il applicable au transfert d’un État membre à un autre du siège de direction effective d’une société considérée, au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous a), de la même directive, comme une société de capitaux aux fins de la perception d’un droit d’apport, lorsque le premier État membre a, par application de l’article 7, paragraphe 2, de la directive, exonéré toutes les opérations du droit d’apport?»

15.      À cette question, la directive ne permet d’apporter qu’une réponse négative. La notion de «société de capitaux» telle qu’elle apparaît à l’article 4, paragraphe 1, sous g), de la directive est définie à l’article 3. L’article 3, paragraphe 1, donne une définition complète de ce qui constitue une «société de capitaux». L’article 7, paragraphe 2, permet aux États membres d’exonérer du droit d’apport les sociétés qui répondent à cette définition. Toutefois, ainsi que l’a précisé la Cour dans l’arrêt Commission/Grèce (6), le fait qu’un État membre ait choisi l’option de ne pas percevoir de droit d’apport est sans importance pour déterminer si une société disposant de son siège de direction effective dans cet État membre est une «société de capitaux» au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive (7). Une société de capitaux peut donc se retrouver dans la situation enviable où elle est exonérée de droit d’apport, sans pour autant cesser d’être une société de capitaux.

16.      Pourtant, l’examen du problème auquel est confrontée la juridiction nationale ne devrait pas s’arrêter là. Il convient également d’aborder les préoccupations exprimées par le gouvernement autrichien en matière d’évasion fiscale.

17.      La directive ne comprend pas de dispositions spéciales visant expressément à prévenir l’évasion fiscale. Toutefois, selon son article 2, paragraphe 1, les opérations soumises au droit d’apport peuvent uniquement être taxées dans l’État membre sur le territoire duquel se trouve le siège de direction effective de la société de capitaux. Cette disposition doit être lue à la lumière de l’interdiction d’abuser du droit communautaire, laquelle apparaît dans la jurisprudence de la Cour comme un principe d’interprétation (8). Ainsi que la Cour l’a précisé dans son arrêt Halifax e.a., «l’application de la réglementation communautaire ne saurait être étendue jusqu’à couvrir les pratiques abusives d’opérateurs économiques, c’est-à-dire les opérations qui ne sont pas réalisées dans le cadre de transactions commerciales normales, mais seulement dans le but de bénéficier abusivement des avantages prévus par le droit communautaire» (9).

18.      C’est ainsi que, dans l’affaire Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (10), qui concernait les dispositions du traité CE en matière de droit d’établissement, la Cour a distingué l’exercice légitime du droit d’établissement de son exercice en vue exclusivement de profiter d’un régime fiscal plus favorable dans un autre État membre. Elle a relevé que la liberté d’établissement entend permettre à un ressortissant communautaire de participer, de façon stable et continue, à la vie économique d’un État membre autre que son État membre d’origine (11). La notion d’établissement au sens de l’article 43 CE suppose, par conséquent, une implantation réelle dans l’État membre d’accueil et l’exercice d’une activité économique effective dans celui-ci, mais elle exclut les «montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique» (12). Dès lors, «les ressortissants d’un État membre ne sauraient, à la faveur des facilités créées en vertu du traité, tenter de se soustraire abusivement à l’emprise de leur législation nationale» (13).

19.      Ce même principe peut être appliqué en ce qui concerne la directive. L’objectif de l’article 2 de celle-ci est de garantir qu’une opération pouvant donner lieu à un droit d’apport ne sera taxable que dans un seul État membre. Cependant, les sociétés ne peuvent pas, à la faveur de cette disposition, tenter de se soustraire abusivement à l’emprise de leur législation nationale. La notion de «siège de direction effective» au sens de l’article 2, paragraphe 1, doit donc être interprétée de manière à exclure des montages artificiels à la seule fin d’obtenir un avantage fiscal (14).

20.      Toutefois, c’est à la juridiction nationale qu’il appartient de vérifier si les éléments objectifs constitutifs d’une pratique abusive sont réunis dans le litige au principal (15).

III – Conclusion

21.      Compte tenu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de donner à l’Unabhängiger Finanzsenat la réponse suivante:

«L’article 4, paragraphe 1, sous g), de la directive 69/335/CEE du Conseil, du 17 juillet 1969, concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux, telle que modifiée par la directive 85/303/CEE du Conseil, du 10 juin 1985, ne s’applique pas au transfert d’un État membre à un autre du siège de direction effective d’une société qui est une société de capitaux au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous a), de ladite directive. Il est sans importance, à cet égard, que le premier État membre ait ou non exonéré toutes les opérations du droit d’apport, en vertu de l’article 7, paragraphe 2, de la directive.

La notion de ‘siège de direction effective’ à l’article 2, paragraphe 1, de la directive, considérée à la lumière de l’interdiction d’abuser du droit communautaire, ne recouvre pas des montages artificiels créés à la seule fin d’obtenir un avantage fiscal. C’est à la juridiction nationale qu’il appartient de vérifier si les éléments objectifs constitutifs d’une pratique abusive sont réunis dans le litige au principal.»


1 – Langue originale: le portugais.


2 – JO L 249, p. 25 (ci-après, également, la «directive»). Elle a été modifiée en dernier lieu par la directive 2006/98/CE du Conseil, du 20 novembre 2006, portant adaptation de certaines directives dans le domaine de la fiscalité, en raison de l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie (JO L 363, p. 129).


3 – Arrêt du 7 juin 2007 (C-178/05, Rec. p I-4185). Voir aussi conclusions rendues dans cette affaire par l’avocat général Kokott, points 34 à 52.


4 – BGBl. 629/1994.


5 – Seuls la Grèce, l’Espagne, Chypre, le Luxembourg, l’Autriche, la Pologne et le Portugal continuent à percevoir un droit d’apport. Voir communiqué de presse IP/06/1673 de la Commission, du 4 décembre 2006.


6 – Précité note 3.


7 – Voir, en ce sens, points 29 à 31 de l’arrêt. Voir aussi, par analogie, arrêt du 12 janvier 2006, Senior Engineering Investments (C-494/03, Rec. p. I-525, point 43).


8 – Voir points 64 et 71 de mes conclusions dans l’affaire Halifax e.a. (arrêt du 21 février 2006, C-255/02, Rec. p. I-1609).


9 – Point 69 de l’arrêt. Voir aussi point 57 des conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire Kofoed (C-321/05, actuellement pendante devant la Cour).


10 – Arrêt du 12 septembre 2006 (C-196/04, Rec. p. I-7995).


11 – Idem, point 53. Voir aussi arrêt du 30 novembre 1995, Gebhard (C-55/94, Rec. p. I-4165, point 25).


12 – Arrêt Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, précité note 10, point 55.


13 – Idem, point 35. Voir, également, la notion de «double neutralité» que j’évoquais au point 67 de mes conclusions dans l’affaire Marks & Spencer (arrêt du 13 décembre 2005, C-446/03, Rec. p. I-10837).


14 – Voir, par analogie, arrêts du 14 décembre 2000, Emsland-Stärke (C-110/99, Rec. p. I-11569), et du 6 avril 2006, Agip Petroli (C-456/04, Rec. p. I-3395, point 22), et Halifax e.a., précité note 8, points 82 et 86.


15 – Arrêts Agip Petroli, précité note 14, points 21 et 24, et Halifax e.a., précité note 8, point 86.