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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme Juliane Kokott

présentées le 19 avril 2012 (1)

Affaire C-18/11

The Commissioners for Her Majesty’s Revenue & Customs

contre

Philips Electronics UK Ltd

[demande de décision préjudicielle
formée par l’Upper Tribunal (Tax and Chancery Chamber, Royaume-Uni)]

«Liberté d’établissement — Législation fiscale nationale — Impôt sur les sociétés — Dégrèvement de groupe — Exclusion du transfert des pertes de l’établissement stable établi sur le territoire national d’une société non établie sur le territoire national vers une société associée par consortium établie sur le territoire national»





I –    Introduction

1.        Pour la troisième fois, la réglementation fiscale du dégrèvement dit «de groupe» («group relief») au Royaume-Uni est soumise à l’examen de la Cour. Cette réglementation permet le transfert de pertes entre différentes sociétés appartenant au même groupe ou consortium. Les pertes peuvent ainsi être affectées là où elles peuvent être fiscalement le mieux «utilisées». Le groupe ou le consortium est ainsi traité fiscalement comme une entreprise unique.

2.        Pour la troisième fois, il est demandé à la Cour si le fait que certains assujettis soient exclus de cette réglementation est conforme à la liberté d’établissement. La Cour s’est ainsi déjà penchée sur l’exclusion de filiales étrangères (2) ainsi que de sociétés holding nationales administrant en majorité des filiales étrangères (3).

3.        L’entité concernée en l’espèce est un consortium réunissant des sociétés britanniques et néerlandaises. La succursale, établie au Royaume-Uni, d’une société néerlandaise souhaite transférer ses pertes vers une société britannique. L’administration fiscale britannique s’y oppose, car les pertes, bien que subies au Royaume-Uni, peuvent également être prises en compte à des fins fiscales au siège néerlandais de la société.

II – Le cadre juridique

4.        Un impôt sur les sociétés est prélevé au Royaume-Uni. Pour les années litigieuses en l’espèce, à savoir de 2001 à 2004, ledit impôt était régi par la loi de 1988 relative aux impôts sur le revenu et les sociétés (Income and Corporation Taxes Act 1988, ci-après l’«ICTA»).

5.        Cet impôt est dû par les sociétés établies au Royaume-Uni sur l’intégralité de leurs bénéfices. Les sociétés ayant leur siège hors du Royaume-Uni ne sont soumises audit impôt que dans la mesure où l’un de leurs établissements stables établi au Royaume-Uni y réalise des bénéfices.

6.        Cela est conforme à la convention visant à éviter la double imposition conclue entre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et le Royaume des Pays-Bas, dont l’article 7, paragraphe 1, dispose:

«Les bénéfices d’une entreprise d’un État contractant ne sont imposables que dans cet État, à moins que l’entreprise n’exerce son activité dans l’autre État contractant par l’intermédiaire d’un établissement stable qui y est situé. Si l’entreprise exerce son activité d’une telle façon, ses bénéfices sont imposables dans l’autre État, mais uniquement dans la mesure où ils sont imputables à cet établissement stable.»

7.        Au Royaume-Uni, les pertes subies peuvent être reportées sur des exercices fiscaux antérieurs ou postérieurs tant par les sociétés nationales que par les établissements stables de sociétés étrangères.

8.        Par ailleurs, l’article 402, paragraphe 1, de l’ICTA prévoit un mécanisme de transfert des pertes entre différents assujettis au moyen du dégrèvement de groupe:

«Conformément aux dispositions du présent chapitre ainsi qu’à celles de l’article 492, paragraphe 8, les pertes commerciales ainsi que toute autre somme déductible de l’impôt sur les sociétés peuvent, dans les hypothèses exposées ci-après aux paragraphes 2 et 3, être cédées par une société (‘la société cédante’) et ouvrir droit au profit d’une autre société, sur demande de cette dernière (‘la société demandeuse’), à une réduction de l’assiette de l’impôt sur les sociétés dénommée ‘dégrèvement de groupe’.»

9.        En fonction de la relation entre la société cédante et la société demandeuse, le dégrèvement peut être demandé soit sous forme d’une demande dans le cadre d’un groupe, soit sous celle d’une demande dans le cadre d’un consortium.

10.      Si la société cédante n’est pas établie au Royaume-Uni, l’article 403 D prévoit, pour le dégrèvement de groupe, la règle spécifique suivante:

«1)      Sur un exercice comptable donné, ne peuvent constituer, pour les besoins du présent chapitre, des pertes ou d’autres sommes susceptibles d’être cédées par une société non-résidente dans le cadre d’un dégrèvement de groupe, que les pertes et autres sommes

a)      attachées à des activités de cette société ayant généré sur l’exercice considéré un revenu et des gains pris en compte ou (le cas échéant) devant être pris en compte pour calculer le bénéfice de la société constaté sur cet exercice et soumis à l’impôt sur les sociétés,

b)      qui n’ont pas été générées par des activités de la société exonérées d’impôt sur les sociétés sur l’exercice considéré en vertu d’accords de double imposition, et

c)      i)      dont aucune fraction, ou

ii)      dont aucune fraction d’un montant pris en compte pour les établir,

      ne correspond à, ou n’est représentée dans, une somme qui, pour les besoins d’un impôt étranger, est d’une manière ou d’une autre (et sur une période quelconque) déductible ou imputable sur des bénéfices obtenus à l’étranger [‘non-UK profits’] par la société ou par une autre personne.

[...]

3)      Dans le présent article, les ‘bénéfices obtenus à l’étranger’ [‘non-UK profits’] s’entendent, quelle que soit la personne à laquelle ils se rattachent, des sommes qui

a)      sont considérées pour les besoins d’un impôt étranger comme un bénéfice, un revenu ou des gains sur lesquels cette personne se voit (après déductions éventuelles) soumise audit impôt, et

b)      ne correspondent pas aux et ne sont pas prises en compte dans les bénéfices totaux (de cette personne ou d’une autre personne) afférents à un exercice comptable donné,

ou les sommes prises en compte pour établir ces sommes.

[...]

9)      Dans le présent article, ‘impôt étranger’ s’entend de tout impôt applicable en vertu du droit d’un pays autre que le Royaume-Uni qui

a)      est appliqué au revenu et correspond à l’impôt sur le revenu du Royaume-Uni, ou

b)      est appliqué au revenu ou aux gains imposables ou aux deux et correspond à l’impôt sur les sociétés du Royaume-Uni,

[...]»

III – Les faits au principal et les questions préjudicielles

11.      L’objet du litige au principal est l’impôt sur les sociétés dû par Philips Electronics UK Ltd (ci-après l’«assujetti») au Royaume-Uni au titre des années 2001 à 2004.

12.      Pour ces années, l’assujetti, établi au Royaume-Uni, a fait, dans ses déclarations fiscales, plusieurs demandes de dégrèvement de groupe dans le cadre d’un consortium, la dernière fois le 9 juillet 2009. Les pertes d’une autre société d’un montant total d’environ 64 millions de GBP devaient ainsi être transférées vers l’assujetti et déduites de l’assiette de son impôt sur les sociétés. Ces pertes avaient été subies par une succursale, établie au Royaume-Uni, de la société néerlandaise LG Philips Displays Netherlands BV (ci-après «LG.PD Netherlands»).

13.      LG.PD Netherlands fait partie d’un groupe qui est un consortium entre une société néerlandaise et une société sud-coréenne. La société néerlandaise est la société mère de l’assujetti. Dans le litige au principal, il y a lieu de considérer que ce lien entre LG.PD Netherlands et l’assujetti autorise en principe le dégrèvement de groupe (4).

14.      Le transfert des pertes de la succursale de LG.PD Netherlands au Royaume-Uni vers l’assujetti a été convenu par les deux sociétés dans un accord qui prévoit une compensation financière pour LG.PD Netherlands. Le 27 janvier 2006, une procédure d’insolvabilité a été ouverte contre LG.PD Netherlands.

15.      Le point litigieux dans la procédure au principal consiste à savoir si l’administration fiscale du Royaume-Uni peut refuser le dégrèvement de groupe au motif que les pertes devant être transférées sont en principe prises en compte dans le cadre de l’imposition néerlandaise de LG.PD Netherlands et qu’il n’est donc pas satisfait aux conditions posées par l’article 403 D, paragraphe 1, sous c), de l’ICTA. L’assujetti estime que cette disposition viole la liberté d’établissement.

16.      Dans ces conditions, l’Upper Tribunal (Tax and Chancery Chamber, Royaume-Uni) a posé les questions préjudicielles suivantes à la Cour:

«1)      Lorsqu’un État membre (tel que le Royaume-Uni) intègre dans son assiette fiscale les bénéfices et les pertes d’une société constituée et résidant fiscalement dans un autre État membre (tel que les Pays-Bas) à concurrence des bénéfices imputables à l’activité exercée au Royaume-Uni par la société néerlandaise, par l’intermédiaire d’un établissement stable établi au Royaume-Uni, le fait que le Royaume-Uni s’oppose au transfert, au moyen d’un dégrèvement de groupe et vers une société établie au Royaume-Uni, des pertes subies au Royaume-Uni par l’établissement stable établi au Royaume-Uni d’une société non-résidente au Royaume-Uni, dans un contexte dans lequel tout ou partie de ces pertes ou toute somme prise en considération pour calculer ces dernières “correspond à, ou est représentée dans, une somme qui, pour les besoins d’un impôt étranger, est d’une manière ou d’une autre (et sur une période quelconque) déductible ou imputable sur des bénéfices obtenus à l’étranger [‘non-UK profits’] par la société ou par une autre personne”, à savoir le fait de ne permettre le transfert des pertes subies au Royaume-Uni dans le cas d’un établissement stable établi au Royaume-Uni uniquement lorsqu’il ne fait pas de doute que, à la date de la demande, aucune déduction ou imputation de ces pertes dans un État autre que le Royaume-Uni (y compris dans un autre État membre — tel que les Pays-Bas) n’est, à aucun moment, possible, étant précisé qu’il ne suffit pas que le dégrèvement ouvert en dehors du Royaume-Uni n’ait en réalité pas été réclamé et que les circonstances sont telles qu’il n’existe pas de condition équivalente applicable au transfert des pertes subies au Royaume-Uni par une société résidant fiscalement au Royaume-Uni, est-il constitutif d’une restriction à la liberté d’un ressortissant d’un État membre de s’établir au Royaume-Uni au sens de l’article 49 TFUE (ancien article 43 CE)?

2)      Dans l’affirmative, cette restriction peut-elle se justifier:

a)      sur la seule base de la nécessité de faire obstacle à une double utilisation des pertes, ou

b)      sur la seule base de la nécessité de préserver la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres, ou

c)      sur la base cumulée de la nécessité de préserver la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres et de la nécessité de faire obstacle à une double utilisation des pertes?

3)      Dans l’affirmative, la restriction est-elle proportionnée à cette ou à ces justifications?

4)      Dans l’hypothèse où une restriction des droits de la société établie aux Pays-Bas ne se justifie pas, ou bien dans la mesure où cette restriction n’est proportionnée à aucune justification, le droit de l’Union [...] impose-t-il au Royaume-Uni de remédier à la situation de la société établie au Royaume-Uni en lui reconnaissant, par exemple, le droit de demander un dégrèvement de groupe imputable sur ses bénéfices?»

17.      L’assujetti, les gouvernements du Royaume-Uni et danois ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations écrites et pris part à l’audience devant la Cour.

IV – Appréciation juridique

18.      Les questions posées par la juridiction de renvoi portent sur l’interprétation de la liberté d’établissement. Nous fonderons donc notre examen sur l’article 43 CE, car l’article 49 TFUE n’est pas applicable aux faits au principal (5). En outre, nous considérerons les questions de la juridiction de renvoi comme renvoyant également à l’application de l’article 48 CE, qui assimile certaines sociétés aux personnes physiques citées à l’article 43 CE.

19.      Les questions relatives à l’interprétation, précisément, de la liberté d’établissement sont justifiées. La liberté d’établissement est la liberté fondamentale en cause dans la présente affaire. La Cour a déjà jugé que la création et la détention par une société d’un établissement stable situé dans un autre État membre relèvent du champ d’application matériel de l’article 43 CE (6). Sont concernés en l’espèce une société néerlandaise et le droit de transférer les pertes d’une succursale située au Royaume-Uni. Une telle succursale relève en droit fiscal de la notion d’établissement stable (7).

20.      Il convient donc d’examiner si la liberté d’établissement s’oppose à une restriction du droit d’une société étrangère de transférer les pertes de son établissement stable national (sous forme d’une succursale).

A –    Sur la première question préjudicielle: la restriction à la liberté d’établissement

21.       Conformément aux questions préjudicielles, nous examinerons tout d’abord si une disposition telle que l’article 403 D, paragraphe 1, sous c), de l’ICTA restreint la liberté d’établissement. Selon cette disposition, un transfert des pertes nationales de l’établissement stable d’une société étrangère au moyen d’un dégrèvement de groupe n’est pas possible lorsque les pertes peuvent être imputables, pour les besoins d’un impôt étranger, sur des bénéfices obtenus à l’étranger.

22.      Selon une jurisprudence constante, si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, ces derniers doivent toutefois l’exercer dans le respect du droit de l’Union (8). Dans ce contexte, il convient de souligner que le droit de l’Union n’oblige en principe pas les États membres à prévoir, dans le cadre de leur impôt sur les sociétés, un dégrèvement de groupe pour les pertes, tel que celui accordé par le droit du Royaume-Uni en l’espèce. En effet, la conception du régime fiscal appartient à chaque État membre (9). Toutefois, si un État membre prévoit un tel droit, ce dernier doit être régi conformément aux libertés fondamentales du droit de l’Union, ici notamment la liberté d’établissement.

23.      La liberté d’établissement est garantie aux sociétés par les articles 43 CE et 48 CE. La Cour a, en résumé, déduit du contenu de ces dispositions que les sociétés ayant leur siège dans un État membre de la Communauté européenne ont le droit d’exercer leur activité dans un autre État membre par l’intermédiaire d’une filiale, d’une succursale ou d’une agence (10).

24.      Puisque, en outre, l’article 43, premier alinéa, seconde phrase, CE laisse expressément aux opérateurs économiques la possibilité de choisir librement la forme juridique appropriée pour l’exercice de leurs activités dans un autre État membre, ce libre choix ne doit pas être limité par des dispositions fiscales discriminatoires dans l’État membre d’accueil (11). La liberté de choisir la forme juridique appropriée pour l’exercice d’activités dans un autre État membre a ainsi, notamment, pour objet de permettre aux sociétés ayant leur siège dans un État membre d’ouvrir une succursale dans un autre État membre pour y exercer leurs activités dans les mêmes conditions que celles qui s’appliquent aux filiales (12).

25.      Cette jurisprudence signifie, en définitive, que les sociétés étrangères ont le droit d’exercer une activité dans l’État membre d’accueil dans les mêmes conditions que les sociétés nationales. Par ailleurs, l’État membre d’accueil ne peut invoquer le fait que la société étrangère pourrait remédier à une éventuelle différence de traitement désavantageuse en choisissant une autre forme juridique dans l’État membre d’accueil, par exemple la forme d’une filiale au lieu de celle d’une succursale (13).

1.      Différence de traitement désavantageuse

26.      En l’espèce, il convient de constater une différence de traitement entre les sociétés nationales et les sociétés étrangères lors de l’exercice de leurs activités au Royaume-Uni.

27.      Le gouvernement du Royaume-Uni indique lui-même que les réglementations fiscales en matière de dégrèvement de groupe traitent différemment les sociétés nationales et les sociétés étrangères ayant un établissement stable établi sur le territoire national. Les conditions particulières de l’article 403 D, paragraphe 1, de l’ICTA ne s’appliquent qu’aux sociétés établies à l’étranger.

28.      Compte au nombre de ces conditions, en vertu du point c) de ladite disposition, la règle selon laquelle les sociétés étrangères ne peuvent transférer les pertes d’un établissement stable établi au Royaume-Uni que si celles-ci ne peuvent pas être utilisées pour les besoins d’un impôt étranger. Une telle condition n’existe pas pour les sociétés établies au Royaume-Uni.

29.      La différence de traitement désavantage les sociétés étrangères au moins à deux titres. D’une part, il leur est plus difficile de constituer un consortium avec des sociétés du Royaume-Uni. En raison du caractère éventuellement non transférable des pertes des établissements stables établis au Royaume-Uni de sociétés étrangères, les sociétés du Royaume-Uni préféreront exercer leurs activités en consortium avec des sociétés nationales, qui ne sont pas soumises à ces limitations. D’autre part, le refus de transfert des pertes entraîne des inconvénients directs pour une société étrangère. Elle se voit privée de la possibilité — comme en l’espèce — d’obtenir une compensation financière de la société profitant du transfert des pertes.

30.      Comme nous l’avons déjà indiqué, il résulte en outre de la jurisprudence que l’État membre d’accueil ne peut invoquer le fait que les sociétés étrangères pourraient remédier aux inconvénients en exerçant leur activité dans l’État membre d’accueil sous la forme d’une filiale au lieu de celle d’une succursale. En effet, le transfert des pertes d’une filiale de LG.PD Netherlands au Royaume-Uni ne serait soumis à aucune limitation. Les sociétés étrangères sont cependant libres d’exercer leur droit d’établissement au Royaume-Uni par l’intermédiaire d’une succursale ou d’une filiale.

2.      Situation objectivement comparable

31.      Le gouvernement du Royaume-Uni affirme, en revanche, qu’une société nationale et une société étrangère ayant une succursale établie au Royaume-Uni ne se trouveraient pas dans une situation objectivement comparable au regard de leur imposition. Alors qu’une société nationale est imposée sur son revenu total, une société étrangère ne l’est que sur les revenus de son établissement stable national.

32.      Il est vrai que, selon une jurisprudence bien établie, une discrimination ne peut naître que de l’application de règles différentes à des situations comparables ou de l’application de la même règle à des situations différentes (14). À cet égard, une différence de traitement est compatible avec les dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables, la comparabilité devant être examinée en tenant compte de l’objectif poursuivi par les dispositions nationales en cause (15).

33.      Conformément à une jurisprudence constante, la situation des résidents et celle des non-résidents en matière d’impôts directs ne sont, en règle générale, pas comparables (16). La Cour a toutefois déjà jugé, dans l’arrêt Marks & Spencer, qu’il convient, dans chaque situation concrète, d’examiner si la limitation de l’application d’un avantage fiscal aux contribuables résidents est motivée par des éléments objectifs (17). Il y a, par conséquent, restriction lorsqu’il n’existe aucune différence de situation objective, par rapport à l’imposition en cause, de nature à fonder la différence de traitement entre les diverses catégories de contribuables (18).

34.      Ainsi, la Cour a déjà jugé à plusieurs reprises qu’une société résidente et une société non-résidente qui opère sur le territoire national à travers un établissement stable peuvent se trouver, au regard de leur imposition nationale, dans une situation comparable (19).

35.      Dans l’arrêt Royal Bank of Scotland, la Cour a constaté, à cet égard, que de telles sociétés se trouvent dans une situation objectivement comparable, car l’assiette pour l’impôt sur les sociétés est calculée de la même manière pour les deux sociétés. Dans ce contexte, la Cour a considéré sans importance le fait que les sociétés résidentes étaient imposées sur la base de leur revenu mondial, alors que les sociétés non-résidentes ne l’étaient que sur la base des bénéfices réalisés sur le territoire national (20). De telles différences quant à la souveraineté fiscale des États membres, telles qu’exposées par le gouvernement du Royaume-Uni, sont donc dénuées de pertinence dans le cadre de la comparabilité objective des situations, ayant tout au plus un intérêt lors de l’examen des éléments de justification (21).

36.      Dans l’arrêt Saint Gobain ZN, la Cour a en outre considéré que des sociétés résidentes et des sociétés non-résidentes se trouvaient dans une situation comparable notamment dès lors que la différence de traitement n’intervenait que relativement aux avantages fiscaux litigieux (22). La juridiction de première instance dans le présent litige au principal a constaté, sur ce point, que les sociétés nationales et les établissements stables situés sur le territoire national de sociétés étrangères sont traités, aux fins de l’impôt sur les sociétés, exactement de la même manière s’agissant des bénéfices obtenus et des pertes subies au Royaume-Uni, à l’exception toutefois du dégrèvement de groupe litigieux en l’espèce (23).

37.      L’existence d’une restriction à la liberté d’établissement ne peut, par conséquent, pas être niée au motif qu’une société résidente et une société non-résidente ayant un établissement stable établi au Royaume-Uni ne se trouveraient pas, au regard de leur imposition, dans une situation objectivement comparable. Ainsi, les sociétés étrangères sont notamment autorisées, s’agissant de leur établissement stable, à reporter les pertes sur des exercices fiscaux antérieurs ou postérieurs, tout comme les sociétés nationales. Le droit du Royaume-Uni considère donc manifestement les situations comme étant en principe comparables concernant les pertes.

3.      Conclusion intermédiaire

38.      Il y a, par conséquent, lieu de répondre à la première question en ce sens que les conditions particulières prévues à l’article 403 D, paragraphe 1, sous c), de l’ICTA concernant le dégrèvement de groupe pour les sociétés ayant leur siège dans un État membre autre que le Royaume-Uni constituent une restriction à la liberté d’établissement.

B –    Sur la deuxième question préjudicielle: la justification de la restriction

39.      Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi souhaite savoir si la restriction à la liberté d’établissement est justifiée. Selon la jurisprudence, une telle restriction est admise si elle est justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général (24). La juridiction de renvoi cite ici, comme raisons possibles, la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres, le risque de double prise en compte des pertes ainsi qu’un cumul des deux.

40.      La manière de poser cette question découle de l’incertitude qui subsiste manifestement quant à l’interprétation de l’arrêt Mark & Spencer. La Cour y avait cité, comme éléments de justification, la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres, le risque de double emploi des pertes et le risque d’évasion fiscale, estimant que les trois ensemble justifiaient une restriction à la liberté d’établissement (25).

41.      Nous avions déjà indiqué dans nos conclusions dans l’affaire Oy AA que l’élément central parmi ces éléments est la préservation de la répartition du pouvoir d’imposition (26). La Cour a, quant à elle, considéré, dans l’arrêt rendu dans la même affaire, que les deux éléments consistant à préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres et à faire obstacle à l’évasion fiscale peuvent constituer une justification (27). Par la suite, dans l’arrêt Lidl Belgium, la Cour a estimé que les seuls éléments de la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres et du risque de double prise en compte des pertes constituaient également une justification (28).

42.      Il en ressort clairement que le point déterminant pour la justification est, en définitive, que la réglementation nationale vise à préserver la répartition du pouvoir d’imposition. Les objectifs visant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes et à l’évasion fiscale ne sont à cet égard pas un but en soi, n’ayant d’importance que dans la mesure où ils visent à préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres (29). Par conséquent, en dernier lieu dans l’arrêt National Grid Indus, la Cour n’a plus examiné et constaté cet élément de justification qu’en tant que tel, sans recourir à ceux consistant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes ou à l’évasion fiscale (30).

43.      Ce constat est particulièrement important en l’espèce. En effet, comme nous le montrerons ci-après, la préservation de la répartition du pouvoir d’imposition ne justifie pas la présente restriction à la liberté d’établissement, même si elle vise à faire obstacle à une double prise en compte des pertes.

1.      La répartition du pouvoir d’imposition

44.      La préservation de la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres est un élément de justification reconnu par une jurisprudence constante de la Cour (31).

45.      À cet égard, il appartient aux États membres de répartir leur pouvoir d’imposition. Dans son état actuel, le droit de l’Union ne prescrit pas de critères généraux pour la répartition des compétences fiscales entre les États membres (32). Conformément à la pratique fiscale internationale, les États membres ont généralement délimité leur pouvoir de telle manière qu’un État possède le pouvoir d’imposer tant les revenus mondiaux des sociétés nationales que ceux obtenus, sur le territoire national, par les établissements stables de sociétés étrangères. La double imposition des revenus des établissements stables qui en résulte est, en règle générale, évitée par l’exonération d’impôt accordée par l’État de résidence d’une société ou par la déduction de l’impôt dû dans l’autre État de l’impôt sur les sociétés prélevé par l’État de résidence (33).

46.      Au vu de cette pratique fiscale internationale, les États membres peuvent, afin de préserver la répartition de leur pouvoir d’imposition, prendre des mesures garantissant l’exercice de leur compétence fiscale en relation avec les activités réalisées sur leur territoire (34).

47.      En l’espèce, le pouvoir d’imposition est régi conformément à la pratique fiscale internationale exposée. Selon l’article 7 de la convention visant à éviter la double imposition conclue entre le Royaume-Uni et le Royaume des Pays-Bas, le Royaume-Uni dispose du pouvoir d’imposer tant les revenus des sociétés nationales que ceux des établissements stables établis sur le territoire national de sociétés étrangères.

48.      La question se pose, dès lors, de savoir si le fait que les pertes d’un établissement stable établi sur le territoire national d’une société étrangère (LG.PD Netherlands) peuvent être déduites de l’assiette de l’impôt sur les sociétés d’une société nationale (l’assujetti), bien que ces pertes soient en principe également déductibles aux Pays-Bas, peut porter atteinte à ce pouvoir d’imposition du Royaume-Uni.

49.      Selon nous, ce n’est pas le cas. Le pouvoir d’imposition du Royaume-Uni sur les revenus des assujettis n’est pas affecté par le transfert des pertes. En effet, seules les pertes subies également dans le cadre du pouvoir d’imposition du Royaume-Uni seraient transférées. Tous les processus en cause en l’espèce relèvent de la souveraineté fiscale du Royaume-Uni: les pertes nationales d’un contribuable national (LG.PD Netherlands, s’agissant de son établissement stable au Royaume-Uni) seraient imputées sur les bénéfices nationaux d’un autre contribuable national (l’assujetti).

50.      Le fait que les pertes à transférer puissent également être prises en compte aux Pays-Bas est dénué d’importance pour la garantie du pouvoir d’imposition du Royaume-Uni. En effet, la prise en compte aux Pays-Bas n’a aucune incidence sur le pouvoir d’imposition du Royaume-Uni. Ledit pouvoir ne peut être concerné que par la prise en compte de pertes subies dans le cadre du pouvoir d’imposition exclusif d’un autre État membre. De telles pertes réduiraient en effet les recettes fiscales du Royaume-Uni, bien que les bénéfices de l’activité ne puissent pas être imposés.

51.      Par conséquent, la Cour a contrôlé l’objectif visant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes presque uniquement dans les cas dans lesquels un État membre refusait la prise en compte de pertes subies dans un autre État membre (35). Une seule affaire a, jusqu’à présent, porté sur des pertes nationales, la Cour ayant, dans l’arrêt Papillon, rejeté l’invocation de l’objectif visant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes, au motif qu’il s’agissait de la prise en compte de pertes enregistrées dans un seul et même État membre (36).

52.      En l’espèce, les bénéfices de l’activité nationale de l’établissement stable de LG.PD Netherlands relèvent du pouvoir d’imposition du Royaume-Uni. Ce dernier ne peut donc s’opposer à la prise en compte des pertes de cette activité en invoquant la préservation de la répartition du pouvoir d’imposition. En effet, comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt Lidl Belgium, cet élément de justification veille à la symétrie entre le droit d’imposition des bénéfices et la faculté de déduction des pertes (37). En d’autres termes, comme le gouvernement du Royaume-Uni l’a indiqué dans l’affaire Marks & Spencer, les bénéfices et les pertes sont les deux faces d’une même médaille (38).

53.      Cela n’est pas non plus infirmé par l’argument déjà cité du Royaume-Uni, selon lequel une société nationale et une filiale d’une société étrangère ne se trouvent pas dans une situation objectivement comparable au regard de leur imposition, argument sur lequel nous aimerions nous pencher de nouveau.

54.      La Cour a certes constaté, dans l’arrêt X Holding, relativement à l’élément de justification de la répartition du pouvoir d’imposition, que, du point de vue de l’État membre d’origine d’une société, les établissements stables de ladite société situés dans un autre État membre et ses filiales non-résidentes ne se trouvent pas dans une situation comparable. En effet, la filiale serait intégralement assujettie dans l’autre État membre, alors que l’établissement stable resterait en principe et pour partie soumis à la compétence fiscale de l’État membre d’origine (39).

55.      Comme nous l’avons toutefois déjà exposé dans nos conclusions dans l’affaire X Holding, l’État membre d’origine et l’État membre d’accueil sont soumis à des obligations différentes concernant la répartition du pouvoir d’imposition (40). L’État membre d’origine peut traiter différemment les établissements stables étrangers et les filiales d’une société nationale. En effet, il n’a un droit d’imposition — en général secondaire — qu’à l’égard des établissements stables étrangers, alors qu’il n’a pas un tel droit envers les filiales étrangères.

56.      Il en va toutefois différemment pour l’État membre d’accueil. Celui-ci a généralement le droit d’imposer les deux formes d’établissements. C’est pourquoi, il doit, lors du prélèvement de l’impôt, traiter de la même manière ces deux formes d’établissements d’une société ayant son siège dans un autre État membre (41).

57.      Par conséquent, le Royaume-Uni, en tant qu’État membre d’accueil, ne peut invoquer la préservation de la répartition du pouvoir d’imposition pour justifier son refus, dans certaines conditions, d’accorder le dégrèvement de groupe à des succursales établies sur le territoire national, refus qui n’est pas opposé aux sociétés nationales.

2.      La double prise en compte des pertes

58.      Reste à examiner si l’objectif visant à faire obstacle à une double prise en compte des pertes peut constituer un élément de justification autonome.

59.      Selon les constatations dans la procédure au principal, LG.PD Netherlands peut, dans la procédure fiscale néerlandaise, faire valoir au moins en partie, soit elle-même soit dans le cadre d’une entité fiscale, les pertes subies par son établissement stable établi au Royaume-Uni. Comme l’affaire X Holding l’a déjà illustré, les pertes d’établissements étrangers d’une société établie aux Pays-Bas peuvent entraîner une diminution temporaire de l’impôt que la société paie dans ledit pays (42). Il y a donc en l’espèce un risque de double prise en compte — tout au moins temporaire — des pertes au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.

60.      Dans l’arrêt Lidl Belgium, précité, la Cour a toutefois considéré que la liberté d’établissement ne s’oppose pas à ce qu’une société ne puisse pas déduire les pertes d’un établissement stable situé dans un autre État membre, dans la mesure où, en vertu d’une convention visant à éviter la double imposition, les revenus dudit établissement sont imposés dans l’autre État membre et que les pertes peuvent également y être prises en compte au titre d’exercices futurs. Lorsque l’État membre dans lequel l’établissement stable est situé prend fiscalement en compte tant les bénéfices que les pertes, l’État membre dans lequel la société a son siège peut alors ignorer fiscalement les pertes d’un tel établissement. Le Royaume des Pays-Bas n’exerce donc pas le pouvoir qui lui revient en vertu de cette jurisprudence.

61.      Par ailleurs, une telle prise en compte des pertes d’un établissement stable étranger ne porte pas non plus atteinte à la liberté d’établissement (43). Les États membres peuvent donc prendre en compte les pertes d’établissements stables étrangers lors de l’imposition de leurs sociétés nationales, mais ne sont généralement pas tenus de le faire par le droit de l’Union (44).

62.      Lorsque l’État membre dans lequel la société a son siège prend toutefois en compte les pertes de l’établissement stable étranger, il en résulte une double prise en compte — tout au moins temporaire — des pertes d’un établissement stable étranger. Dans un tel cas, on ne voit cependant pas pourquoi l’État membre dans lequel l’établissement stable est situé serait autorisé à exclure la prise en compte des pertes au motif que celle-ci a déjà lieu dans l’État membre dans lequel la société a son siège. En effet, cela n’a pas d’incidence, comme nous l’avons vu, sur le pouvoir d’imposition de l’État membre dans lequel l’établissement stable est situé. Ses recettes fiscales restent les mêmes, que les pertes de l’établissement stable soient ou non également prises en compte dans l’État dans lequel la société a son siège.

63.      Par ailleurs, la délimitation internationale actuelle des droits d’imposition peut même exiger une double prise en compte des pertes. Il en va toujours ainsi lorsque les revenus sont fiscalement pris en considération par deux États différents. S’il est remédié à la double imposition des revenus d’un établissement stable étranger par la procédure d’imputation de l’État dans lequel la société a son siège, les revenus de cette dernière sont fiscalement pris en considération tant dans l’État dans lequel l’établissement stable est situé que dans celui dans lequel la société a son siège. La double prise en compte des pertes est dans ce cas une suite logique de la double prise en considération, à des fins fiscales, d’une source de revenus.

64.      L’objectif visant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes ne peut, dans ce contexte, être un but en soi. Concernant cet argument de faire obstacle à la double prise en compte des pertes tel qu’il a été jusqu’à présent utilisé dans la jurisprudence, il s’agit uniquement de savoir si, dans le cadre de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition, un État membre est autorisé à ne pas prendre en compte une perte pour l’imposition de son contribuable. Il peut en aller ainsi si la perte est prise en compte dans un autre État membre, l’imposition des bénéfices de l’activité concernée relevant également de la souveraineté fiscale de ce dernier État. La perte est attribuée à cet autre État membre, car il taxe les bénéfices correspondants. Une prise en compte dans un autre État membre n’imposant pas les bénéfices serait, le cas échéant, «double».

65.      Dans cette mesure, le Royaume-Uni ne doit pas prendre «doublement» en compte les pertes d’un établissement stable dont il taxe les bénéfices, mais est tenu de le faire uniquement «simplement». C’est d’ailleurs ce que le droit britannique prévoit en principe, en permettant le report des pertes de l’établissement stable sur des exercices fiscaux antérieurs ou postérieurs.

66.      Par ailleurs, même si l’on souhaitait reconnaître l’objectif visant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes comme élément de justification autonome, les dispositions fiscales britanniques ne seraient en tout état de cause pas en mesure de faire obstacle à une telle double prise en compte. En effet, la Cour a déjà eu l’occasion de rappeler qu’une législation nationale n’est propre à garantir la réalisation de l’objectif invoqué que si elle répond véritablement au souci de l’atteindre d’une manière cohérente et systématique (45).

67.      Cela n’est manifestement pas le cas au Royaume-Uni, s’agissant de la double prise en compte des pertes d’établissements stables établis sur le territoire national de sociétés étrangères. La condition figurant à l’article 403 D, paragraphe 1, sous c), de l’ICTA ne s’applique qu’au dégrèvement de groupe. Le report des pertes sur des exercices fiscaux antérieurs ou postérieurs est toutefois accordé aux établissements stables situés au Royaume-Uni, que de telles pertes soient ou non également prises en considération dans l’État membre dans lequel la société a son siège. Les règles fiscales en matière de déduction des pertes ne poursuivent donc pas d’une manière cohérente l’objectif visant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes.

3.      Conclusion intermédiaire

68.      Il convient donc de répondre à la deuxième question en ce sens que la restriction à la liberté d’établissement ne peut être justifiée par la préservation de la répartition du pouvoir d’imposition, même en combinaison avec l’objectif visant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes. Elle ne peut pas non plus être justifiée par le seul objectif visant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes, car ce dernier n’est pas un élément de justification autonome.

C –    Sur la troisième question préjudicielle: le caractère proportionnel de la restriction

69.      Même si la Cour devait conclure que l’objectif visant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes constitue un élément de justification autonome et que la disposition litigieuse est en outre appropriée pour atteindre cet objectif, une justification de la restriction à la liberté d’établissement serait exclue en l’espèce.

70.      En effet, même si une justification existe, la restriction à la liberté d’établissement ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (46).

71.      Il convient de souligner que, en l’espèce, l’examen de la nécessité de la disposition litigieuse ne pourrait se faire au regard des critères de l’arrêt Marks & Spencer, précité, comme suggéré par certaines parties à la procédure. En effet, ledit arrêt porte sur une situation dans laquelle une règle nationale vise à préserver la répartition du pouvoir d’imposition. Ce n’est toutefois pas le cas de la disposition litigieuse, comme nous l’avons déjà indiqué. À supposer que l’objectif visant à faire obstacle à une double prise en compte des pertes soit considéré comme un élément de justification autonome de ladite disposition, les critères de la nécessité d’une telle règle devraient précisément s’aligner sur cet élément de justification.

72.      Dans ces conditions, nous considérons que l’article 403 D, paragraphe 1, sous c), de l’ICTA va, à de nombreux égards, au-delà de ce qui est nécessaire pour faire obstacle à une double prise en compte des pertes.

73.      Premièrement, selon cette disposition, il suffit, pour qu’un transfert des pertes soit exclu, qu’uniquement une partie des pertes concernées puisse être imputable pour les besoins d’un impôt étranger. Si une seule partie des pertes subies au Royaume-Uni est prise en considération dans un autre État membre, le transfert des pertes est refusé pour l’autre partie, bien que, à leur égard, il n’y ait pas lieu de craindre une double prise en compte des pertes.

74.      Deuxièmement, la disposition ne distingue pas selon la manière dont les pertes sont prises en considération pour les besoins d’un impôt étranger, à savoir de manière permanente ou juste temporaire. Si l’autre État membre ne tient compte des pertes d’un établissement stable étranger d’une société établie sur son territoire que de manière temporaire, en annulant une telle prise en compte dans le cas des bénéfices ultérieurs de l’établissement stable (47), la prise en compte étrangère des pertes peut être effacée a posteriori. Dans un tel cas, la législation britannique en matière d’impôt sur les sociétés ne prévoit toutefois pas, selon les informations dont nous disposons en l’espèce, de possibilité de dégrèvement de groupe a posteriori.

75.      Troisièmement, le fait d’exclure le dégrèvement de groupe, en application de l’article 403 D, paragraphe 1, sous c), de l’ICTA, dès lors qu’il existe une simple possibilité de prise en compte des pertes dans un autre État membre «sur une période quelconque» va selon nous au-delà de ce qui est nécessaire. Cette possibilité ne peut être exclue même en cas d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité à l’encontre de la société étrangère concernée — comme c’est le cas en l’espèce. Dans un tel cas, des reports de pertes sur des exercices antérieurs peuvent encore être possibles ou la procédure d’insolvabilité peut conduire à la continuation de l’entreprise.

76.      En raison de ces multiples restrictions, l’article 403 D, paragraphe 1, sous c), de l’ICTA nous semble pour l’essentiel viser à n’autoriser le dégrèvement de groupe que lorsque le droit de l’État membre de la société étrangère ne prévoit de manière générale pas de prise en compte des pertes de l’établissement stable britannique. Il n’est en revanche presque pas tenu compte de la situation individuelle.

77.      En tout état de cause, il conviendrait de répondre à la troisième question en ce sens que la disposition litigieuse va globalement au-delà de ce qui est nécessaire pour faire obstacle à une double prise en compte des pertes.

D –    Sur la quatrième question préjudicielle: les conséquences juridiques d’une interdiction de restriction

78.      Par sa quatrième question, la juridiction de renvoi souhaite, enfin, savoir quelle signification une violation de la liberté d’établissement aurait pour la procédure au principal. Puisqu’une réglementation telle que l’article 403 D, paragraphe 1, sous c), de l’ICTA viole la liberté d’établissement (48), il y a lieu de répondre à cette question.

79.      Cette question se pose au regard du fait que, en l’espèce, seule LG.PD Netherlands a fait usage de la liberté d’établissement garantie par les articles 43 CE et 48 CE. La liberté d’établissement de l’assujetti invoquant un droit au dégrèvement de groupe dans la procédure au principal n’est pas restreinte. Le préjudice subi par l’assujetti découle plutôt de la restriction, du fait des règles fiscales britanniques, de la liberté d’établissement de sa cocontractante, dont il souhaite reprendre les pertes contre compensation financière. L’assujetti peut-il toutefois bénéficier, dans la procédure au principal, de l’interdiction établie à l’article 43 CE?

80.      À cet égard, le gouvernement du Royaume-Uni a indiqué que la liberté d’établissement est un droit individuel. Il a ensuite cité la jurisprudence constante selon laquelle les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne (principe d’équivalence) et ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité) (49). Il appartiendrait à la juridiction nationale d’examiner les conséquences du respect de ces principes dans la procédure au principal.

81.      Selon nous, la jurisprudence citée est d’emblée dénuée de pertinence en l’espèce, car elle ne concerne que la réglementation des modalités procédurales afin de faire valoir des droits tirés du droit de l’Union. Le point déterminant dans la procédure au principal est toutefois de déterminer si le contenu normatif matériel de la liberté d’établissement est suffisamment étendu pour que l’assujetti bénéficie lui aussi de la protection de l’article 43 CE dans la procédure au principal. C’est donc ce qu’il convient désormais d’examiner.

82.      L’article 43 CE a un effet direct (50). Le juge national doit donc laisser inappliqué tout droit national qui irait à l’encontre de cette disposition (51).

83.      L’article 43, premier alinéa, première phrase, CE interdit les restrictions à la liberté d’établissement. En l’espèce, il n’y a pas lieu d’éclaircir le point visant à savoir si cette interdiction régit un droit purement individuel ou a un contenu normatif objectif, indépendant de la personne qui exerce son droit d’établissement en application de cette disposition. En effet, la Cour a, en tout état de cause, plusieurs fois souligné, s’agissant de différentes libertés fondamentales, que d’autres personnes que celles directement concernées par la liberté fondamentale peuvent en profiter, sous peine que ladite liberté ne puisse produire son plein effet (52).

84.      En l’espèce, il est, selon nous, manifeste que la liberté d’établissement ne peut produire son plein effet que si l’assujetti peut, dans la procédure au principal, invoquer la violation de la liberté d’établissement par la disposition nationale.

85.      La présente limitation du transfert des pertes est interdite par l’article 43 CE. Comme nous l’avons vu, la restriction à la liberté d’établissement de LG.PD Netherlands consiste en ce qu’un avantage est refusé à son cocontractant — ici l’assujetti —, ce qui lui porte, à elle, préjudice (53). La liberté d’établissement de LG.PD Netherlands ne peut par conséquent être garantie qu’en conférant l’avantage à son partenaire contractuel. L’avantage du transfert des pertes, à savoir la réduction de l’assiette fiscale de la société réclamante — ici l’assujetti —, ne peut toutefois être réclamé dans la procédure d’imposition que par ladite société.

86.      Le plein effet de la liberté d’établissement ne peut en revanche être garanti si LG.PD Netherlands, qui a exercé son droit d’établissement dans la présente affaire, pouvait, le cas échéant, demander réparation, comme indiqué par le gouvernement du Royaume-Uni. D’une part, la charge qui en résulterait ne mettrait pas fin à l’entrave à la liberté d’établissement de LG.PD Netherlands. D’autre part, il ne serait ainsi pas remédié à l’inconvénient consistant en ce que des sociétés du Royaume-Uni ne veulent parfois pas, en raison du caractère non transférable des pertes, constituer un consortium avec LG.PD Netherlands.

87.      Toute autre approche permettrait par ailleurs aux États membres d’adopter indirectement une réglementation discriminatoire. Ainsi, seuls les partenaires contractuels d’une société faisant usage de sa liberté d’établissement pourraient être sanctionnés. La société étrangère pourrait certes, le cas échéant, demander réparation à l’État membre concerné. Un préjudice serait toutefois souvent difficile à démontrer, si la sanction dissuade déjà les partenaires contractuels d’établir des relations commerciales avec la société étrangère.

88.      Afin de garantir la liberté d’établissement, l’effet direct des articles 43 CE et 48 CE doit donc en tout état de cause être également étendu à un partenaire contractuel, si les inconvénients subis par ce dernier entraînent une restriction de la liberté d’établissement.

89.      Dans ce contexte, peu importe que l’assujetti dans la procédure au principal n’exerce pas lui-même son droit d’établissement. Les articles 43 CE et 48 CE exigent, également dans la présente procédure au principal, de laisser inappliqué l’article 403 D, paragraphe 1, sous c), de l’ICTA litigieux.

V –    Conclusion

90.      Eu égard aux considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par l’Upper Tribunal (Tax and Chancery Chamber) comme suit:

«1)      Le fait qu’un État membre s’oppose au transfert, au moyen d’un dégrèvement de groupe et vers une société établie sur son territoire national, des pertes subies dans cet État membre par l’établissement stable établi sur le territoire national d’une société non-résidente, dès lors qu’une quelconque partie de ces pertes peut, pour les besoins d’un impôt étranger et sur une période quelconque, être déduite ou d’une manière ou d’une autre imputée sur les bénéfices obtenus à l’étranger par la société ou par une autre personne, constitue une restriction à la liberté d’établissement accordée par les articles 43 CE et 48 CE.

2)      Une telle restriction ne peut être justifiée ni par la préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres, ni par l’objectif visant à faire obstacle à la double prise en compte des pertes, ni par un cumul des deux objectifs.

3)      Dans un cas de figure tel que celui de la procédure au principal, un État membre est tenu, également en faveur de l’assujetti demandant un dégrèvement de groupe, de laisser inappliquée une disposition contraire aux articles 43 CE et 48 CE.»


1 —      Langue originale: l’allemand.


2 —      Arrêt du 13 décembre 2005, Marks & Spencer (C-446/03, Rec. p. I-10837).


3 —      Arrêt du 16 juillet 1998, ICI (C-264/96, Rec. p. I-4695).


4 —      Selon l’article 406, paragraphe 2, de l’ICTA, le lien n’est certes pas suffisant, car aucune des sociétés ayant formé le consortium n’est établie au Royaume-Uni. Les premiers juges dans la procédure au principal considèrent toutefois que cette disposition n’est pas applicable, car elle constituerait une entrave prohibée à la liberté d’établissement. Cette constatation n’est plus contestée dans le litige au principal — faute d’introduction d’un pourvoi à cet encontre.


5 —      L’article 49 TFUE est entré en vigueur le 1er décembre 2009. Le dégrèvement de groupe contesté dans la procédure au principal a toutefois été demandé pour des périodes allant du 1er juillet 2001 au 31 décembre 2004, la dernière demande ayant été faite le 9 juillet 2009.


6 —      Arrêt du 15 mai 2008, Lidl Belgium (C-414/06, Rec. p. I-3601, point 15).


7 —      Voir article 5, point 1, sous b), de la proposition de directive du Conseil, du 16 mars 2011, concernant une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS) [COM(2011) 121 final].


8 —      Arrêts du 14 février 1995, Schumacker (C-279/93, Rec. p. I-225, point 21), et du 8 décembre 2011, Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (C-157/10, Rec. p. I-13023, point 28).


9 —      Arrêt du 28 janvier 1992, Bachmann (C-204/90, Rec. p. I-249, point 23).


10 —      Voir, entre autres, arrêts du 28 janvier 1986, Commission/France (270/83, Rec. p. 273, point 18); du 21 septembre 1999, Saint-Gobain ZN (C-307/97, Rec. p. I-6161, point 35); du 25 février 2010, X Holding (C-337/08, Rec. p. I-1215, point 17), et du 26 octobre 2010, Schmelz (C-97/09, Rec. p. I-10465, point 36).


11 —      Voir, entre autres, arrêts Commission/France (précité à la note 10, point 22), et du 18 juillet 2007, Oy AA (C-231/05, Rec. p. I-6373, point 40), ainsi que ordonnance du 4 juin 2009, KBC Bank et Beleggen, Risicokapitaal, Beheer (C-439/07 et C-499/07, Rec. p. I-4409, point 77).


12 —      Arrêt du 23 février 2006, CLT-UFA (C-253/03, Rec. p. I-1831, point 15).


13 —      Arrêt Oy AA (précité à la note 11, point 40).


14 —      Arrêt du 1er décembre 2011, Commission/Hongrie (C-253/09, Rec. p. I-12391, point 50 ainsi que jurisprudence citée).


15 —      Arrêt X Holding (précité à la note 10, points 20 et 22).


16 —      Arrêts Schumacker (précité à la note 8, point 31), et du 22 décembre 2008, Truck Center (C-282/07, Rec. p. I-10767, point 38).


17 —      Précité à la note 2, points 37 et 38.


18 —      Voir, s’agissant de la libre prestation des services, arrêt du 17 novembre 2009, Presidente del Consiglio dei Ministri (C-169/08, Rec. p. I-10821, point 35).


19 —      Pour la première fois dans l’arrêt Commission/France (précité à la note 10, point 20).


20 —      Arrêt du 29 avril 1999 (C-311/97, Rec. p. I-2651, points 27 à 29).


21 —      Arrêt X Holding (précité à la note 10, point 38).


22 —      Précité à la note 10, point 49.


23 —      Décision du First-tier Tribunal du 27 juillet 2009 [2009] UKFTT 226(TC), no 21.


24 —      Arrêts du 12 septembre 2006, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (C-196/04, Rec. p. I-7995, point 47); du 27 novembre 2008, Papillon (C-418/07, Rec. p. I-8947, point 33), ainsi que du 13 octobre 2011, Waypoint Aviation (C-9/11, Rec. p. I-9697, point 27).


25 —      Précité à la note 2, point 51.


26 —      Point 48 des conclusions présentées le 12 septembre 2006 dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Oy AA (précité à la note 11).


27 —      Arrêt Oy AA (précité à la note 11, point 60).


28 —      Précité à la note 6, point 42.


29 —      Conclusions présentées le 10 septembre 2009 dans l’affaire SGI (arrêt du 21 janvier 2010, C-311/08, Rec. p. I-487, point 59).


30 —      Arrêt du 29 novembre 2011 (C-371/10, Rec. p. I-12273, points 45 à 49). Voir à cet égard, déjà, arrêt du 7 septembre 2006, N (C-470/04, Rec. p. I-7409, point 42).


31 —      Voir, entre autres, arrêts Marks & Spencer (précité à la note 2, point 45); Lidl Belgium (précité à la note 6, point 31), et National Grid Indus (précité à la note 30, point 45).


32 —      Arrêt du 16 juillet 2009, Damseaux (C-128/08, Rec. p. I-6823, points 30 et 33 ainsi que jurisprudence citée).


33 —      Conclusions de l’avocat général Geelhoed du 23 février 2006 dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation (arrêt du 12 décembre 2006, C-374/04, Rec. p. I-11673, points 49 à 51).


34 —      Arrêts Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (précité à la note 24, point 56); du 29 mars 2007, Rewe Zentralfinanz (C-347/04, Rec. p. I-2647, point 42); Oy AA (précité à la note 11, point 54); du 4 décembre 2008, Jobra (C-330/07, Rec. p. I-9099, point 33), et National Grid Indus (précité à la note 30, point 46).


35 —      Voir arrêts Marks & Spencer (précité à la note 2), Oy AA (précité à la note 11), et Lidl Belgium (précité à la note 6).


36 —      Précité à la note 24, point 39.


37 —      Précité à la note 6, point 33.


38 —      Précité à la note 2, point 43.


39 —      Précité à la note 10, point 38.


40 —      Points 51 à 62 des conclusions présentées le 19 novembre 2009 dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt X Holding (précité à la note 10).


41 —      Conclusions dans l’affaire X Holding (précitées à la note 40, point 62).


42 —      Arrêt X Holding (précité à la note 10, point 35), et nos conclusions dans cette affaire (précitées à la note 40, point 39).


43 —      Arrêt du 23 octobre 2008, Krankenheim Ruhesitz am Wannsee-Seniorenheimstatt (C-157/07, Rec. p. I-8061).


44 —      Conclusions dans l’affaire X Holding (précitées à la note 40, point 50).


45 —      Arrêts du 10 mars 2009, Hartlauer (C-169/07, Rec. p. I-1721, point 55), ainsi que, relativement à la liberté d’établissement, du 8 juillet 2010, Sjöberg et Gerdin (C-447/08 et C-448/08, Rec. p. I-6921, point 40).


46 —      Arrêts du 31 mars 1993, Kraus (C-19/92, Rec. p. I-1663, point 32); du 11 mars 2004, de Lasteyrie du Saillant (C-9/02, Rec. p. I-2409, point 49), et National Grid Indus (précité à la note 30, point 42).


47 —      Sur cette règle de récupération aux Pays-Bas, conclusions X Holding (précitées à la note 40, points 39 et 48).


48 —      Voir ci-dessus sous les sous-titres A, B et C.


49 —      Arrêt du 8 septembre 2011, Rosado Santana (C-177/10, Rec. p. I-7907, point 89 ainsi que jurisprudence citée).


50 —      Arrêt du 13 avril 2010, Wall (C-91/08, Rec. p. I-2815, point 68).


51 —      Arrêts du 9 mars 1978, Simmenthal (106/77, Rec. p. 629), et du 8 septembre 2010, Winner Wetten (C-409/06, Rec. p. I-8015, point 55).


52 —      Arrêts du 7 juillet 1992, Singh (C-370/90, Rec. p. I-4265, point 23); du 7 mai 1998, Clean Car Autoservice (C-350/96, Rec. p. I-2521, point 20), et du 11 janvier 2007, ITC (C-208/05, Rec. p. I-181, point 26); en des termes similaires, arrêt du 12 avril 1994, Halliburton Services (C-1/93, Rec. p. I-1137, point 20).


53 —      Voir point 29 des présentes conclusions.