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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. Niilo Jääskinen

présentées le 24 octobre 2013 (1)

Affaire C-80/12

Felixstowe Dock and Railway Company Ltd,

Savers Health and Beauty Ltd,

Walton Container Terminal Ltd,

WPCS (UK) Finance Ltd,

AS Watson Card Services (UK) Ltd,

Hutchison Whampoa (Europe) Ltd,

Kruidvat UK Ltd,

Superdrug Stores plc

contre

The Commissioners for Her Majesty’s Revenue & Customs

[demande de décision préjudicielle formée par le First-tier Tribunal (Tax Chamber) (Royaume-Uni)]

«Interprétation des articles 43 CE et 48 CE – Liberté d’établissement – Législation fiscale – Impôt sur les sociétés – Dégrèvement fiscal – Demande de dégrèvement de groupe dans le cadre d’un consortium (dégrèvement d’un consortium) – Législation nationale excluant le transfert des pertes à l’intérieur du territoire national par une société de consortium à une autre société appartenant à un groupe de sociétés auquel appartient la société de liaison qui est également un membre du consortium – Condition de résidence imposée à la société de liaison – Discrimination selon le lieu du siège social – Société mère faîtière dans un pays tiers – Liens entre les sociétés passant par des pays tiers»





I –    Introduction

1.        Au Royaume-Uni, une société peut transférer des pertes à des fins fiscales à une autre société avec laquelle elle est liée par certains liens structurels. Cette demande de décision préjudicielle du First-tier Tribunal (Tax Chamber) (Royaume-Uni) concerne la question de savoir si, en vertu du droit de l’Union, il existe une restriction à la liberté d’établissement si la cession de telles pertes n’est pas possible lorsqu’une société, qui agit comme la société de liaison entre i) la société qui transfère les pertes et ii) la société qui les reçoit, est établie dans un autre État membre. La juridiction nationale demande également si, en droit de l’Union, la situation est différente si le lien entre les sociétés passe par l’intermédiaire de sociétés établies dans des pays tiers.

2.        Le régime fiscal du dégrèvement de groupe au Royaume-Uni permet le transfert des pertes entre différentes sociétés à l’intérieur d’un groupe de sociétés (2) et/ou d’un consortium (3) et, partant, autorise l’utilisation optimale de ces pertes à des fins fiscales, sans, toutefois, aboutir à la consolidation du groupe ou du consortium en une seule entité économique à des fins fiscales (4).

3.        La Cour est à nouveau confrontée à la question de savoir si l’exclusion de certains contribuables du régime fiscal britannique du dégrèvement de groupe est compatible avec la liberté d’établissement. Dans l’arrêt ICI, l’exclusion du régime de dégrèvement de groupe concernait une société holding de droit interne qui exploitait essentiellement des filiales étrangères, dans l’arrêt Marks & Spencer, des filiales étrangères et, dans l’arrêt Philips Electronics UK, l’établissement stable au Royaume-Uni d’une société établie dans un autre État membre (5).

4.        À première vue, ce qui apparaît être la nouveauté dans l’affaire au principal est le fait que les liens entre les sociétés passent par des pays tiers et que la société mère faîtière est établie dans un pays tiers (6). Cependant, en dernière analyse, afin d’établir dans l’affaire au principal la conformité de la législation du Royaume-Uni avec le droit de l’Union, cette question pourrait ne pas être déterminante.

5.        En outre, le point de savoir s’il existe une question du droit de l’Union dépend partiellement des prémisses factuelles concernant l’existence d’une pratique habituelle au Royaume-Uni selon laquelle une compensation est généralement payée lorsque des pertes sont transférées entre sociétés. Il en est ainsi parce que l’affaire au principal est fondée sur le postulat qu’une société cédante subira un préjudice si elle ne peut pas transférer les pertes à des sociétés réclamantes en échange d’une compensation. Un tel désavantage économique ne se produira que si la société cédante subit une perte de trésorerie à cause de son incapacité à monnayer les pertes immédiatement sans avoir besoin d’attendre les exercices comptables ultérieurs. Si, toutefois, la cession de pertes a lieu sans aucune compensation, un préjudice découlant de la législation du Royaume-Uni serait ressenti uniquement à l’égard du groupe et non pas à l’égard de la société cédante.

II – Le droit britannique, les faits au principal, la procédure au principal et les questions préjudicielles

A –     La législation britannique

6.         Les dispositions nationales appliquées dans la procédure au principal figurent dans la loi relative aux impôts sur le revenu et sur les sociétés de 1988 (Income and Corporation Taxes Act 1988, ci-après l’«ICTA»).

7.        Le groupe de sociétés est défini comme suit à l’article 413, paragraphe 3, de l’ICTA: deux sociétés sont réputées faire partie d’un groupe de sociétés si l’une est la filiale à 75 % de l’autre ou si elles sont l’une et l’autre filiale à 75 % d’une société tierce.

8.        L’ICTA prévoit deux types de demandes de dégrèvement de groupe: les demandes de groupe, qui faisaient l’objet de l’arrêt Marks & Spencer, précité, et les demandes de consortium (ci-après un «dégrèvement de consortium») qui faisaient l’objet des arrêts précités ICI et Philips Electronics UK, et qui sont en cause dans l’affaire au principal.

9.        Aux termes de l’article 402 de l’ICTA, les dégrèvements pour pertes commerciales et autres sommes déductibles de l’impôt sur les sociétés peuvent être cédés par une société (ci-après la «société cédante») et, sur demande d’une autre société (ci-après la «société réclamante»), être attribués à la société réclamante sous la forme d’un dégrèvement, dit «de groupe», accordés dans le cadre de l’impôt sur les sociétés. Le paragraphe 3 dudit article prévoit que le dégrèvement de groupe peut aussi être obtenu dans le cas d’une société cédante et d’une société réclamante, notamment lorsque la première d’entre d’elles est membre d’un groupe de sociétés, que la deuxième est détenue par un consortium et que la troisième est à la fois membre du groupe et du consortium.

10.      Aux termes de l’article 402, paragraphe 3A, de l’ICTA, un dégrèvement de groupe n’est pas possible à moins que la condition fixée au paragraphe 3B dudit article, à savoir que la société est établie au Royaume-Uni, ou, à défaut, qu’elle exerce une activité commerciale par l’intermédiaire d’un établissement stable, soit remplie à la fois par la société cédante et par la société réclamante.

11.      L’article 406, paragraphe 1, de l’ICTA contient trois définitions. La société de liaison est une société à la fois membre d’un consortium et d’un groupe de sociétés. La société de consortium, par rapport à une société de liaison, est une société détenue par le consortium dont la société de liaison est membre. Le membre du groupe, par rapport à une société de liaison, est une société membre du groupe auquel appartient la société de liaison sans toutefois être membre du consortium dont celle-ci est membre.

12.      Aux termes de l’article 406, paragraphe 2, de l’ICTA, «si la société de liaison […] peut introduire une demande de consortium pour une perte ou une autre somme déductibles d’un exercice comptable d’une société membre du consortium, un membre du groupe peut introduire toute demande de consortium qu’aurait pu introduire la société de liaison, correspondant à la même fraction des pertes cédées si la société de liaison était la société réclamante».

13.      L’effet combiné de l’article 402, paragraphes 3A et 3B, et de l’article 406, paragraphe 2, de l’ICTA est que la société de liaison aux fins d’un dégrèvement de consortium doit être établie au Royaume-Uni ou non établie et effectuant des activités commerciales au Royaume-Uni par l’intermédiaire d’un établissement permanent. En d’autres termes, la société de liaison ainsi que les sociétés cédante et réclamante doivent être assujetties à l’impôt sur les sociétés du Royaume-Uni.

B –    La société de groupe et le consortium

14.      Dans l’affaire au principal, Felixstowe Dock and Railway Company Ltd et les autres parties requérantes (ci-après les «sociétés réclamantes» (7)) sont toutes membres du groupe Hutchison Whampoa, dont la société mère faîtière est Hutchison Whampoa Ltd, une société constituée et ayant son siège à Hong Kong, qui possède indirectement 100 % des actions des sociétés réclamantes (8).

15.      Hutchison 3G UK Ltd est la société cédante. Elle était détenue à 100 % par Hutchison 3G UK Holdings Ltd.

16.      Hutchison 3G UK Holdings Ltd était la société de consortium. Au cours de la période pertinente, à savoir, à partir du 1er avril 2010, Hutchison 3G UK Holdings Ltd était détenue par un consortium composé de Hutchison 3G UK Investments Sàrl, une société du groupe Hutchison Whampoa créée et établie au Luxembourg (à hauteur de 50,1 %), par trois autres sociétés du groupe Hutchison Whampoa créées et établies aux îles Vierges (pour un total de 14,9 %) et par deux autres sociétés non liées au groupe Hutchison Whampoa (respectivement à hauteur de 20 et 15 %).

17.      Hutchison 3G UK Investments Sàrl était la société de liaison, agissant en tant que lien entre le groupe et le consortium. Elle était totalement détenue par Hutchison Europe Telecommunications Sàrl, une société constituée et établie au Luxembourg (9). Les deux sociétés étaient des filiales indirectes à 100 % de Hutchison Whampoa Ltd. D’autres liens unissant la société de liaison à Hutchison Whampoa Ltd passent par différentes sociétés holdings intermédiaires créées au Luxembourg et en dehors de l’Union ou de l’EEE (Hong Kong, les îles Vierges et les îles Caïmans).

C –    La procédure au principal et les questions préjudicielles

18.      La société cédante exploitait une activité d’opérateur de téléphonie mobile. Elle a engagé des dépenses considérables afin de créer son système et a donc subi des pertes importantes au cours de ses premières années d’exploitation. Au cours de la période pertinente, depuis le 1er avril 2010, aux termes de l’article 406, paragraphe 1, sous b), de l’ICTA, la société cédante était détenue par la société de consortium comme expliqué ci-dessus.

19.      Les sociétés réclamantes, ayant dégagé des bénéfices commerciaux au cours de ladite période, ont cherché à utiliser les pertes de la société cédante. Selon la décision de renvoi, la société cédante était, conformément à un accord au sein du groupe Hutchison Whampoa, en droit d’obtenir 30 pence pour chaque livre sterling de pertes cédées. Les sociétés réclamantes étaient des membres du groupe, au sens de l’article 406, paragraphe 1, sous c), de l’ICTA, dès lors qu’elles étaient des filiales indirectes de Hutchison Whampoa Ltd, dans lesquelles cette dernière détenait un intérêt qui n’était pas inférieur à 75 % (10).

20.      Les sociétés réclamantes ont fait des demandes de dégrèvement de consortium au titre des articles 402, paragraphe 3, et 406 de l’ICTA. Leurs demandes ont été refusées au motif que la société de liaison (qui n’était nullement impliquée directement dans ces procédures) était établie non pas au Royaume-Uni, mais au Luxembourg. Cela ne permettait pas de transmettre une demande pour un droit à un dégrèvement de consortium à un autre membre du groupe au titre de l’article 406, paragraphe 1, de l’ICTA parce qu’elle n’avait pas le droit de faire une telle demande elle-même en vertu de l’exclusion figurant à l’article 402, paragraphe 3, sous b), de l’ICTA.

21.      À la suite de la saisine du First-tier Tribunal (Tax Chamber) de l’affaire au principal, ce dernier a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      Dans des circonstances où:

a)      la réglementation d’un État membre (tel que le Royaume-Uni [de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord]) prévoit qu’une société réclamante peut demander un dégrèvement de groupe au titre des pertes d’une société détenue par un consortium (ci-après la ‘société de consortium’), à la condition qu’une société appartenant au même groupe de sociétés que la société réclamante soit par ailleurs membre du consortium (ci-après la ‘société de liaison’), et où

b)      la société mère du groupe de sociétés (n’étant pas elle-même la société réclamante, la société de consortium ou la société de liaison) n’est pas ressortissante du Royaume-Uni ni d’un autre État membre, les articles 49 TFUE et 54 TFUE s’opposent-ils à la condition que la société de liaison soit établie au Royaume-Uni ou y exerce une activité commerciale par l’intermédiaire d’un établissement stable situé dans ce pays?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, le Royaume-Uni a-t-il l’obligation de remédier à la situation de la société réclamante (en l’autorisant, par exemple, à demander un dégrèvement au titre des pertes de la société de consortium) dans les circonstances où:

a)      la société de liaison a fait usage de sa liberté d’établissement alors que la société de consortium et les sociétés réclamantes n’ont exercé aucune des libertés consacrées par le droit de l’Union,

b)      le(s) lien(s) entre la société cédante et la société réclamante consiste(nt) en des sociétés qui ne sont pas toutes établies dans l’Union ou dans l’EEE?»

22.      Des observations écrites ont été déposées par les sociétés réclamantes, par les gouvernements du Royaume-Uni, allemand, français et néerlandais ainsi que par la Commission européenne. Une audience s’est tenue le 3 septembre 2013, au cours de laquelle des observations orales ont été faites par chaque partie à l’exception du gouvernement français.

III – Analyse juridique

A –    Observations préliminaires

23.      Les deux questions soumises par la juridiction de renvoi portent sur la liberté d’établissement. Je fonderai mon analyse sur les articles 43 CE et 48 CE, dès lors que les articles 49 TFUE et 54 TFUE ne sont pas applicables ratione temporis à la situation dans l’affaire au principal.

24.      Aux fins de cette analyse, je discuterai des deux questions ensemble. La juridiction de renvoi demande en substance, en premier lieu, si, dans la situation en question dans l’affaire au principal, les articles 43 CE et 48 CE excluent l’exigence que, aux fins du régime du dégrèvement de consortium, la société de liaison soit établie au Royaume-Uni ou y exerce une activité par l’intermédiaire d’un établissement stable. Elle demande, en dernier lieu, si ces articles interdisent à un État membre d’exiger que la première société mère commune à l’intérieur d’un groupe de sociétés, dont la société de liaison et les sociétés recevant les pertes aux fins fiscales sont membres, soit établie dans un État membre ou un État de l’EEE ou si les liens entre la société de liaison et les sociétés recevant les pertes à des fins fiscales sont limités à de telles sociétés. Elle demande, enfin, si un remède tel que l’octroi d’un dégrèvement de consortium aux sociétés réclamantes doit être disponible si la règle britannique enfreint la liberté d’établissement.

25.      Il convient, d’emblée, de préciser que l’affaire au principal ne concerne pas la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres même si, comme le démontrent les observations des gouvernements allemand et français, il est redouté que son résultat vienne remettre en cause leur compétence en matière d’imposition des groupes internationaux de sociétés sous le contrôle de sociétés mères de pays tiers.

26.      En effet, la présente affaire porte sur le transfert de pertes d’une société du Royaume-Uni qui y est soumise à l’impôt sur les sociétés afin de les compenser avec les bénéfices obtenus par une autre société britannique également assujettie à l’impôt sur les sociétés britannique dans cet État membre. Il n’y a donc pas de problème de transferts transfrontaliers de pertes entre sociétés établies dans différents États membres qui soulèverait la question de la répartition du pouvoir d’imposition, comme cela a été le cas dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts National Grid Indus (11) et Philips Electronics UK, précité (12). Ainsi, la présente affaire ne concerne que le point de savoir si la cession de pertes d’une société britannique à un autre membre du consortium peut, aux fins du dégrèvement de consortium, être soumise à la condition que la société de liaison soit une société britannique ou qu’elle ait un établissement stable au Royaume-Uni.

27.      Dans ce contexte, il est utile de rappeler les trois étapes de développement de la législation britannique en ce qui concerne le dégrèvement de groupe. Jusqu’au 1er avril 2000 (c’est-à-dire avant la période pertinente pour l’affaire au principal), une demande de dégrèvement de groupe entre deux sociétés sœurs n’était pas autorisée si la société mère n’était pas établie au Royaume-Uni. Néanmoins, depuis le 1er avril 2000 (la période pertinente pour l’affaire au principal), des sociétés appartenant au même groupe ont été en mesure de transférer des pertes entre elles indépendamment de l’établissement de leur société mère. Il s’ensuit que, si le groupe Hutchison Whampoa avait (indirectement) détenu au minimum 75 % de la société cédante au cours de la période pertinente, au lieu de la part de 65 % qu’il a réellement détenue, il n’y aurait pas eu d’obstacle pour l’utilisation par les sociétés réclamantes des pertes de la société cédante, dès lors que celle-ci aurait été un membre du groupe, au sens de l’article 402, paragraphes 1 et 2, de l’ICTA. Durant l’année 2010, après la période à laquelle se rapporte l’affaire au principal, les règles de dégrèvement de groupe au Royaume-Uni ont été modifiées par la loi sur l’impôt des sociétés de 2010 (Corporation Taxes Act 2010), autorisant une société établie dans l’Union ou dans l’EEE à servir de société de liaison. Cependant, les nouvelles règles exigent que la société de liaison et les sociétés réclamantes soient membres du même groupe sans implication d’une société d’un pays tiers à l’Union ou à l’EEE.

28.      En conséquence, si la Cour constatait qu’il existe une restriction interdite des libertés fondamentales, la législation britannique en cause ne pourrait pas être justifiée par la référence à la nécessité de préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres. La cohésion du système fiscal ne saurait non plus être invoquée comme justification au vu des développements législatifs décrits ci-dessus qui ont ouvert le droit au dégrèvement de groupe indépendamment de l’origine géographique des sociétés mères ou des sociétés membres du groupe autres que la société cédante et la société réclamante. En fait, le Royaume-Uni n’a mis en avant aucune justification de la règle nationale telle que modifiée parce que, selon sa thèse, la situation dans l’affaire au principal ne relève pas du droit de l’Union (13).

29.      Il convient également de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, ces derniers doivent toutefois l’exercer dans le respect du droit de l’Union, et plus particulièrement des libertés fondamentales garanties par les traités. Comme l’avocat général Kokott l’a observé, le droit de l’Union n’oblige en principe pas les États membres à prévoir, dans le cadre de leur impôt sur les sociétés, un dégrèvement de groupe pour les pertes. En effet, la conception du régime fiscal appartient à chaque État membre. Toutefois, si un État membre prévoit un tel droit, ce dernier doit être régi conformément aux libertés fondamentales du droit de l’Union, dans la présente affaire, notamment la liberté d’établissement(14).

B –    Sur le fonctionnement du régime de dégrèvement de groupe

30.      En termes économiques, le dégrèvement de groupe du type applicable au Royaume-Uni permet à la société cédante de transférer ses pertes à la société réclamante de sorte que celle-ci peut déduire lesdites pertes de ses bénéfices imposables. Dès lors, cependant, la société cédante perd tout droit d’utiliser les pertes cédées à des fins fiscales et notamment de les reporter sur les bénéfices de ses exercices ultérieurs (15).

31.      Il semble qu’il s’agisse d’une pratique usuelle au Royaume-Uni que le transfert ait lieu en échange d’une compensation (16), qui correspond souvent à la valeur de l’économie d’impôt sur les sociétés, réalisée grâce aux pertes, même s’il n’existe pas d’exigence légale de contrepartie, en dehors, éventuellement, de la mesure où les obligations fiduciaires de la gestion de la société cédante donnent lieu, selon le droit des sociétés, à une telle obligation. Par exemple, dans l’affaire au principal, les sociétés réclamantes ont accepté de payer 30 pence pour une livre sterling de pertes cédées.

32.      Comme le régime de dégrèvement de groupe du Royaume-Uni n’est pas fondé sur la consolidation des bénéfices et des pertes à des fins fiscales pour le groupe de sociétés, il est clair qu’une société cédante, en tant que personne morale indépendante poursuivant un but lucratif, ne pourrait normalement pas accepter de céder sans compensation les pertes qu’elle pourrait ensuite utiliser pour réduire ses propres impôts à l’avenir. En cédant les pertes contre une compensation qui reflète le montant applicable de l’impôt sur les sociétés, la société cédante monnaye ses pertes plus tôt (et plus sûrement) et, ainsi, obtient un avantage en trésorerie.

33.      Si la pratique existante au Royaume-Uni n’était pas telle que décrite ci-dessus, il serait difficile de voir comment une société cédante pourrait subir un véritable préjudice résultant d’une règle de droit l’empêchant de céder ses pertes à une autre société, en d’autres termes, de transférer des actifs ayant une valeur économique potentielle en contrepartie de futures dettes fiscales à un tiers contre une compensation ne reflétant pas leur valeur au niveau de la société cédante. Il serait également difficile de prétendre qu’une règle de droit empêchant une société à but lucratif de transférer ses actifs sans une juste contrepartie constituerait une restriction à la liberté d’établissement. Dès lors, en l’absence de ce contexte factuel, les inconvénients provenant de la législation du Royaume-Uni seraient ressentis non pas par la société cédante, mais seulement par les sociétés qui sont à un niveau plus élevé dans le groupe et le consortium que la société cédante et les sociétés réclamantes, c’est-à-dire au niveau du groupe en tant que charge fiscale accrue pour le groupe pris globalement.

34.      Cet avantage de trésorerie, ou la possibilité d’avoir un tel avantage, est de nature à augmenter la valeur de la société cédante et, de façon correspondante, de toute participation dans celle-ci. Cela signifie que la possibilité du dégrèvement de groupe est avantageuse pour les détenteurs de la société cédante, qu’il s’agisse de sociétés mères directes ou indirectes, ou de membres du consortium ayant des participations minoritaires (17).

35.      Pour une société réclamante, une telle solution est financièrement neutre: elle paye à la société cédante un montant correspondant à l’impôt qu’elle évite en raison du transfert plutôt que de payer la même somme au Trésor public. Toutefois, comme la législation britannique l’exige, y compris dans le cadre du dégrèvement de consortium, la société réclamante et la société de liaison doivent appartenir au même groupe. L’avantage que le groupe obtient du dégrèvement de groupe explique les accords entre les sociétés réclamantes et les sociétés cédantes dès lors que cela amène à un allègement de la charge fiscale pour le groupe dans son ensemble (18).

C –    Quelle est la liberté fondamentale pertinente ratione materiae?

36.      Au vu des critères définis par la jurisprudence de la Cour, il est possible de douter du point de savoir si la législation britannique concerne la liberté d’établissement. Pour que la liberté d’établissement soit applicable, la Cour a attaché de l’importance au degré de contrôle exercé sur une société donnée. Dans le présent litige, le pourcentage de contrôle requis par le droit interne doit être de, au minimum, 5 %, ce qui apporte à peine un contrôle, jusqu’à 74,99 %. Toutefois, cette question semble être résolue par les faits de l’affaire au principal, comme je l’explique ci-dessous, et la liberté d’établissement est également le cadre dans lequel la juridiction de renvoi a situé les questions.

37.      Des aspects concernant un pays tiers liés à la structure compliquée du groupe Hutchison Whampoa soulèvent la question de savoir si la législation pertinente britannique doit être évaluée en fonction de la liberté d’établissement, qui n’est pas applicable à l’égard des pays tiers, et/ou à la lumière de la libre circulation de capitaux, qui s’applique également en relation avec de tels pays.

38.      La Cour a affirmé dans l’arrêt Test Claimants in the FII Group Litigation que, quant à la question de savoir si une législation nationale relève des libertés de circulation, il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour qu’il y a lieu de prendre en considération l’objet de la législation en cause. Une législation nationale qui a vocation à s’appliquer aux seules participations permettant d’exercer une influence certaine sur les décisions d’une société et de déterminer les activités de celle-ci relève du champ d’application de la liberté d’établissement. En revanche, des dispositions nationales qui trouvent à s’appliquer à des participations effectuées dans la seule intention de réaliser un placement financier sans intention d’influencer sur la gestion et le contrôle de l’entreprise doivent être examinées exclusivement au regard de la libre circulation des capitaux (19).

39.      Dans des situations où on ne peut pas déterminer à partir de son objet si la législation nationale relève de manière prépondérante de l’article 49 TFUE ou de l’article 63 TFUE, la Cour tient compte des éléments factuels du cas d’espèce afin de déterminer si la situation visée par le litige au principal relève desdites dispositions (mise en italique par nos soins) (20).

40.      Il convient, dans la présente affaire, d’opérer une distinction entre les deux types de demandes de dégrèvement de groupe existant en droit britannique. Au vu de leur objet, les règles britanniques relatives aux demandes de groupe pour un dégrèvement de groupe se rapportent clairement aux participations qui permettent aux détenteurs d’exercer une influence certaine sur les décisions de la société et de déterminer ses activités. Elles s’appliquent à des sociétés qui sont filiales à, au minimum, 75 %. Les règles relèvent dès lors du champ d’application de la liberté d’établissement.

41.      Quant aux demandes de consortium pour un dégrèvement de consortium, la situation est moins claire. Les dispositions relatives au dégrèvement de consortium s’appliquent dans des situations dans lesquelles 75 % au minimum du capital de la société de consortium sont détenus par des membres du consortium, chacun détenant au minimum 5 % et au maximum 75 % (21). Cela couvre des situations dans lesquelles il existe un actionnaire dominant, mais aussi des situations où il y a plusieurs actionnaires indépendants les uns des autres. En théorie, il pourrait y avoir une société de consortium ayant 20 actionnaires, chacun détenant une part de 5 %. À partir de là, il pourrait y avoir une situation dans laquelle il y aurait 20 sociétés de liaison et la société de consortium pourrait céder ses pertes, par fractions de 5 %, à 20 sociétés différentes de groupes.

42.      À mon avis, les dispositions britanniques pour le dégrèvement de consortium ne sont pas destinées à s’appliquer uniquement à ces participations qui permettent au détenteur d’exercer une influence certaine sur les décisions de la société. Comme le représentant des sociétés réclamantes l’a soutenu à l’audience, la législation fiscale britannique n’impose aucun type de contrôle collectif, défini légalement, de la société de consortium par les membres du consortium (22). C’est pourquoi, à mon avis, les holdings éligibles au dégrèvement de consortium pourraient être considérées comme des investissements directs et les restrictions possibles sur celles-ci comme des restrictions à la libre circulation des capitaux (23).

43.      Toutefois, les dispositions du Royaume-Uni permettent également des situations dans lesquelles la société de consortium est sous le contrôle d’un seul groupe de sociétés. Telle est la situation de la société cédante dans la présente instance: 65 % de cette société sont détenus indirectement par le groupe Hutchison Whampoa (50,1 % par la société de liaison et 14,9 % par trois sociétés des îles Vierges du groupe). En conséquence, les dispositions en question sont en principe susceptibles de restreindre la liberté d’établissement et la situation en question dans la procédure au principal doit être considérée comme relevant de cette liberté fondamentale.

44.      Eu égard à ces considérations, j’estime que les faits de l’affaire au principal relèvent de l’article 43 CE, ce qui justifie d’évaluer le régime du dégrèvement du consortium britannique à la lumière de la liberté d’établissement.

D –    Sur l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement

45.      La liberté d’établissement, que l’article 43 CE reconnaît aux ressortissants de l’Union et qui comporte pour eux l’accès aux activités non salariées et l’exercice de celles-ci ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises dans les mêmes conditions que celles définies par la législation de l’État membre d’établissement pour ses propres ressortissants, comprend, conformément à l’article 48 CE, pour les sociétés constituées en conformité avec la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union, le droit d’exercer leur activité dans l’État membre concerné par l’intermédiaire d’une filiale, d’une succursale ou d’une agence. L’article 43, premier alinéa, deuxième membre de phrase, CE laissant expressément aux opérateurs économiques la possibilité de choisir librement la forme juridique appropriée pour l’exercice de leurs activités dans un autre État membre, ce libre choix ne doit pas être limité par des dispositions fiscales discriminatoires (24).

46.      La législation britannique impose que la société de liaison soit établie au Royaume-Uni ou non établie et exploitant une activité au Royaume-Uni par l’intermédiaire d’un établissement stable. Cette disposition est clairement une restriction à la liberté d’établissement d’une société de liaison, qui est établie au Luxembourg, et à celle de sa société mère immédiate, qui est également établie au Luxembourg.

47.      La Cour a affirmé, dans l’arrêt Marks & Spencer, précité, qu’«?u?n dégrèvement de groupe tel que celui en cause dans l’affaire au principal constitue un avantage fiscal pour les sociétés concernées. En accélérant l’apurement des pertes des sociétés déficitaires au moyen de leur imputation immédiate sur les bénéfices d’autres sociétés du groupe, il confère à celui-ci un avantage de trésorerie» (25). Cela signifie-t-il que l’inconvénient est ressenti seulement par le groupe ou par la société faîtière qui, dans l’affaire au principal, est une entreprise d’un pays tiers? À mon avis, non.

48.      Comme je l’ai expliqué ci-dessus, au niveau factuel, le régime de dégrèvement de groupe au Royaume-Uni apure les bénéfices et les pertes à l’intérieur d’un groupe et/ou d’un consortium au moyen non pas d’une comptabilité fiscale consolidée ou d’un transfert des bénéfices imposables comme impôt de groupe, mais d’accords selon lesquels des pertes sont transférées en échange d’une compensation, en créant ainsi un avantage de trésorerie pour la société cédante. Si la cession des pertes, et, en conséquence, le dégrèvement de consortium, n’est pas autorisée en raison de l’origine géographique de la société de liaison, c’est la société cédante qui subit la première un inconvénient financier sous la forme d’une perte d’un avantage de trésorerie. Dans la jurisprudence de la Cour, une telle perte de trésorerie a été considérée comme un traitement discriminatoire équivalent à une restriction (26). L’inconvénient subi par une société en raison du statut de résidente de la société mère a été considéré dans l’arrêt Metallgesellschaft e.a. comme suffisant pour enfreindre la liberté d’établissement (27).

49.      Cet inconvénient est également ressenti par les détenteurs de la société cédante en tant que diminution de la valeur de leurs participations indépendamment du point de savoir si cela représente des participations de contrôle, des investissements d’une minorité stable ou des investissements de portefeuille. Bien entendu, seul le premier est pertinent du point de vue de la liberté d’établissement.

50.      Partant, dans l’affaire au principal, la société de liaison luxembourgeoise, qui détient indirectement 50,1 % de la société cédante britannique, est dans une situation moins favorable que ne le serait une société établie au Royaume-Uni dans une situation comparable en ce qui concerne sa capacité à agir en tant que lien entre deux sociétés britanniques assujetties à l’impôt sur les sociétés au Royaume-Uni. Le fait que l’inconvénient se reflète encore plus dans la valeur de la société de liaison luxembourgeoise, et que, par conséquent, il est ressenti par ses détenteurs, qui sont partiellement des sociétés de pays tiers, et, en définitive, par la société mère faîtière d’un pays tiers qui contrôle la structure complexe de sociétés, ne change rien à cela.

51.      Il existe donc une discrimination directe sur la base de l’origine géographique de la société de liaison. Les dispositions du Royaume-Uni sont plus avantageuses pour la société mère de la société de liaison qui constitue sa filiale au Royaume-Uni qu’à tout autre endroit.

52.      Comme je l’ai expliqué ci-dessus, le gouvernement du Royaume-Uni n’a avancé aucun motif susceptible de justifier la restriction imposée par la législation nationale. C’est pourquoi, je ne suis pas en mesure de traiter cette question dans la présente affaire.

53.      Parvenu à ce point, il conviendrait également de déterminer si les sociétés réclamantes sont en réalité en droit d’invoquer la liberté d’établissement. Il ressort de l’arrêt Philips Electronics UK, précité (28), que les sociétés peuvent, à des fins fiscales, invoquer des restrictions à la liberté d’établissement d’une autre société qui leur est liée dans la mesure où de telles restrictions affectent leur propre imposition. Partant, le fait que ni la société cédante ni les sociétés réclamantes n’aient elles-mêmes exercé leur liberté d’établissement est dépourvu de pertinence à cet égard.

54.      En conséquence, les sociétés réclamantes peuvent, aux fins de leur propre imposition, invoquer la limitation à la liberté d’établissement imposée à la société de liaison dans la mesure où les règles d’imposition du Royaume-Uni, telles qu’interprétées par la juridiction nationale, ne sont pas compatibles avec les articles 43 CE et 48 CE.

55.      À titre de conclusion intermédiaire, je soutiens que la condition de l’établissement au Royaume-Uni ou de l’établissement stable applicable à la société de liaison à propos d’une demande de consortium pour un dégrèvement de groupe constitue une restriction injustifiée à la liberté d’établissement et qu’elle est donc interdite par les articles 43 CE et 48 CE.

E –    Sur les pays tiers et la liberté d’établissement

56.      La relation entre la liberté d’établissement et les pays tiers est importante dans la présente affaire dès lors que la juridiction de renvoi demande, par sa seconde question, si le Royaume-Uni est obligé de remédier à la situation de la société réclamante, en l’autorisant, par exemple, à demander un dégrèvement au titre des pertes de la société de consortium dans des circonstances où la société de liaison a fait usage de la liberté d’établissement alors que la société de consortium et les sociétés réclamantes n’ont exercé aucune des libertés consacrées par le droit de l’Union, et/ou le(s) lien(s) entre la société cédante et la société réclamante consiste(nt) en des sociétés qui ne sont pas toutes établies dans l’Union ou dans l’EEE.

57.      Cette question doit, à mon avis, être analysée dans le cadre de la première question, parce qu’elle concerne essentiellement le contenu matériel de la liberté d’établissement et non les remèdes disponibles au sens procédural du concept (29). En d’autres termes, même si le traité a interdit la condition pour la société de liaison d’être soit une société du Royaume-Uni, soit d’y avoir un établissement permanent serait-il encore permis d’imposer que la société de liaison soit une société de l’Union ou de l’EEE ou que la chaîne entre la société cédante et les sociétés réclamantes n’implique pas de sociétés de pays tiers?

58.      À la différence de la libre circulation des capitaux, la liberté d’établissement ne s’applique pas à l’égard des pays tiers. Cela signifie-t-il que des sociétés de l’Union qui sont en fait contrôlées par des sociétés ou des personnes physiques de pays tiers sont exclues de la liberté d’établissement? En d’autres termes, la liberté d’établissement de la société de liaison luxembourgeoise est-elle affectée par le fait qu’elle est contrôlée par une société mère d’un pays tiers?

59.      Il convient de rappeler dans la présente affaire que l’article 48 CE met les sociétés ou les entreprises constituées en conformité avec la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union dans la même position que des ressortissants des États membres pour ce qui concerne la liberté d’établissement. Comme la Cour l’a affirmé dans l’arrêt ICI, précité  (30), c’est le siège social au sens de l’article 48 CE qui sert à déterminer, à l’instar de la nationalité des personnes physiques, leur rattachement à l’ordre juridique d’un État.

60.      Rien dans les traités ou dans la jurisprudence de la Cour ne vient corroborer la thèse selon laquelle la liberté d’établissement garantie par le droit de l’Union aux sociétés ou aux entreprises visées à l’article 48 CE serait limitée ou affectée par le fait d’être sous le contrôle de personnes physiques ou morales d’un pays tiers. Le statut d’une société de l’Union est fondé sur le lieu du siège social et l’ordre juridique auquel la société est rattachée et non sur la nationalité de ses actionnaires. Si de telles sociétés de l’Union n’étaient pas couvertes par cette liberté, beaucoup de personnes morales dont le siège de la société est établi dans l’Union seraient exclues de la liberté d’établissement et les États membres pourraient, en outre, les discriminer, et pas seulement au moyen de l’imposition.

61.      L’arrêt Halliburton Services (31) a démontré que les droits de l’Union d’une société d’un État membre n’étaient pas affectés par le fait que sa société mère, Halliburton Inc., était établie aux États-Unis. Toutefois, des conclusions supplémentaires ne sauraient être tirées de cet arrêt en ce qui concerne des situations dans lesquelles des sociétés de l’Union appartiennent à un groupe de sociétés d’un pays tiers sans avoir de société mère commune dans l’Union. Dans l’arrêt Halliburton Services, précité, la juridiction nationale avait déjà confirmé que, aux termes du traité bilatéral conclu en matière fiscale entre le Royaume des Pays-Bas et les États-Unis d’Amérique, la filiale néerlandaise qui avait acheté l’établissement permanent auprès de la filiale allemande ne pouvait pas subir de discrimination en raison du fait que la société mère du groupe était constituée selon le droit nord-américain (32).

62.      C’est pourquoi, dans l’affaire au principal, la société de liaison, qui est immatriculée au Luxembourg, et sa société mère immédiate, qui est également immatriculée au Luxembourg, jouissent de la liberté d’établissement, indépendamment du fait qu’elles soient contrôlées en dernier par la société mère établie à Hong Kong.

F –    Sur les restrictions autorisées

63.      Cela signifie-t-il que le Royaume-Uni ne peut pas imposer qu’il y ait une chaîne ininterrompue à l’intérieur de l’Union ou de l’EEE entre la société cédante et les sociétés réclamantes? La Commission soutient dans ses observations que le Royaume-Uni pourrait imposer une telle condition mais qu’il ne l’a pas fait au cours de la période en cause dans l’affaire au principal.

64.      J’estime que cette situation ne reflète pas cet aspect des questions de la juridiction de renvoi hypothétique ou celui de la question des pays tiers dépourvue de pertinence, en ce sens qu’elle ne devrait pas être examinée par la Cour. En réalité, dans une situation où une disposition nationale opère une discrimination à l’égard de personnes morales ou physiques étrangères et qu’elle est, par conséquent, incompatible avec le droit de l’Union, il n’est pas inconcevable qu’une juridiction nationale puisse remédier à cette situation au moyen d’une interprétation selon laquelle une telle discrimination à l’encontre de ressortissants ou de sociétés de l’Union ou de l’EEE est éliminée sans que les avantages de l’intégration soient étendus à des personnes physiques ou morales de pays tiers. Que cela soit légalement possible est une question de droit interne. Le droit de l’Union n’impose pas que les libertés fondamentales autres que la libre circulation des capitaux soient étendues à des entités de pays tiers (33).

65.      Dans l’arrêt Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (34), la Cour a exclu du champ d’application de la liberté d’établissement des situations dans lesquelles la société exerçant un contrôle sur des sociétés prêteuses et emprunteuses était établie dans un pays tiers. La Cour a retenu que le traitement des intérêts payés par la société emprunteuse en tant que distribution affectait la liberté d’établissement, mais seulement en ce qui concerne la société mère du pays tiers jouissant d’un niveau de contrôle sur les deux autres sociétés concernées, lui permettant d’influencer le choix de financement desdites sociétés. Dans une telle situation, les articles 43 CE et 48 CE n’étaient pas applicables.

66.      Dès lors que la liberté d’établissement ne s’étend pas à des pays tiers, le droit de l’Union n’interdirait pas à la législation britannique d’imposer que la société de liaison soit établie dans l’Union ou dans l’EEE. En d’autres termes, si, dans le contexte d’un dégrèvement de consortium, une société cédante ne peut pas transférer des pertes lorsque la société de liaison concernée est une société de pays tiers, la situation ne relève pas de l’article 43 CE. Par exemple, si, dans l’affaire au principal, la société de liaison, étant à la fois membre du consortium et du groupe, était constituée aux îles Vierges plutôt qu’au Luxembourg, sa liberté d’établissement ne pourrait pas être invoquée au soutien d’une demande de dégrèvement de consortium. Tel serait le cas même si la société mère des îles Vierges était à nouveau une société de l’Union ou de l’EEE.

67.      J’ai proposé ci-dessus une interprétation selon laquelle, d’une part, la liberté d’établissement est enfreinte lorsque la possibilité de transférer des pertes est exclue si la société de liaison est une société de l’Union ou de l’EEE et, d’autre part, il n’y a pas de violation lorsque la société de liaison est une société d’un pays tiers. J’ai traité le régime de dégrèvement de consortium sous l’angle de la société cédante et du désavantage qu’elle pourrait subir, qui, en termes de liberté d’établissement, affecte ses détenteurs. Il est également nécessaire d’analyser le problème sous l’angle des sociétés réclamantes.

68.      La législation britannique impose que les sociétés réclamantes appartiennent au même groupe que la société de liaison, en d’autres termes, la société réclamante doit être une filiale à 75 % de la société de liaison ou, à l’inverse, toutes deux doivent être des filiales à 75 % d’une société tierce. Dans l’affaire au principal, la société de liaison et les sociétés réclamantes sont des filiales à 100 % de Hutchison International Ltd, une société établie à Hong Kong qui est elle-même une filiale à 100 % de la société mère faîtière du groupe Hutchison Whampoa Ltd. Les chaînes de la société de liaison et des sociétés réclamantes à l’égard de leur société mère commune passent par des sociétés de l’Union ou de l’EEE et de pays tiers, et n’ont pas une société mère de l’Union ou de l’EEE commune.

69.      Dans un système tel que le régime britannique du dégrèvement de consortium, les règles nationales régissant le lien qui est exigé entre la société de liaison et la société réclamante peuvent affecter la liberté d’établissement pour leur première société mère commune, qui bénéficie de l’avantage financier créé par l’opportunité d’apurer les pertes d’une société en échange d’un bénéfice imposable d’une autre société, en réduisant ainsi la dette fiscale commune du sous-groupe qui en dépend. Si cette première société mère commune est une société de l’Union ou de l’EEE, les règles internes régissant le lien peuvent créer des restrictions interdites à la liberté d’établissement. Si cette première société mère commune est une entreprise d’un pays tiers, la situation, en suivant la logique de l’arrêt Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, précité, est exclue du champ d’application de la liberté d’établissement.

70.      De plus, si la chaîne entre la première société mère commune de l’Union ou de l’EEE et la société de liaison et/ou les sociétés réclamantes passe par des pays tiers, la situation ne relèvera pas des articles 43 CE et 48 CE. La liberté d’établissement n’étend pas le droit de créer des filiales ou des succursales dans des États membres à des personnes morales établies dans des pays tiers. Tout comme la nationalité des actionnaires exerçant le contrôle est dépourvue de pertinence à l’égard de l’existence de la liberté d’établissement dans le cas de sociétés de l’Union ou de l’EEE, de même, sa non-existence est dépourvue de pertinence dans le cas de sociétés de pays tiers.

G –    Sur la liberté de circulation des capitaux

71.      Comme je l’ai expliqué ci-dessus, il est possible que les règles applicables au Royaume-Uni en matière de dégrèvement de consortium puissent ou doivent être considérées comme affectant la libre circulation des capitaux, plus particulièrement des investissements directs dans le capital de la société de liaison. À mon avis, cela ne changerait pas le résultat de l’analyse effectuée ci-dessus pour ce qui concerne les relations à l’intérieur de l’Union ou de l’EEE parce que l’impossibilité de transférer des pertes crée également un désavantage pour les actionnaires de la société de liaison indépendamment du point de savoir s’ils détiennent une participation de contrôle ou une plus faible participation.

72.      Si la libre circulation des capitaux est affectée, cela imposera l’extension de la portée du dégrèvement de consortium du Royaume-Uni à des sociétés de pays tiers. Néanmoins, dès lors que la législation britannique excluait également des sociétés de liaison de pays tiers de l’application du dégrèvement de groupe avant le 31 décembre 1993, les dispositions pertinentes ne seraient pas touchées par l’interdiction de restriction à la libre circulation des capitaux en raison de la clause de «stand still» de l’article 57, paragraphe 1, CE [devenu article 64, paragraphe 1, TFUE] (35).

H –    Réponses proposées

73.      Je propose donc qu’il soit répondu à la première question que, dans une situation telle que celle en cause dans l’affaire au principal, les articles 43 CE et 48 CE s’opposent à la condition que, aux fins du régime du dégrèvement de consortium, la société de liaison soit établie au Royaume-Uni ou y exerce une activité commerciale par l’intermédiaire d’un établissement stable situé dans ce pays. Toutefois, ces articles n’interdisent pas à un État membre d’imposer que la première société mère commune au sein du groupe de sociétés auquel la société de liaison et les sociétés recevant les pertes à des fins fiscales appartiennent soit une société de l’Union ou de l’EEE et que les liens entre la société de liaison et les sociétés recevant les pertes à des fins fiscales consistent uniquement en sociétés de l’Union ou de l’EEE. Quant à la deuxième question, il suffit qu’il y soit répondu de la même façon qu’à la quatrième question dans l’arrêt Philips Electronics UK, précité.

IV – Conclusion

74.      Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles du First-tier Tribunal (Tax Chamber) de la manière suivante:

1)      Dans des circonstances telles que celles dans l’affaire au principal, les articles 43 CE et 48 CE (devenus articles 49 TFUE et 54 TFUE) s’opposent à la condition que, aux fins du régime du dégrèvement de consortium, la société de liaison soit établie au Royaume-Uni ou y exerce une activité commerciale par l’intermédiaire d’un établissement stable situé dans ce pays. Toutefois, ces articles n’interdisent pas à une législation nationale d’exiger que la première société mère commune au sein d’un groupe de sociétés auquel appartiennent la société de liaison et les sociétés recevant les pertes aux fins fiscales soient établies dans un État membre ou un État de l’Espace économique européen (EEE) et que les liens entre la société de liaison ou les sociétés recevant les pertes à des fins fiscales soient limités à de telles sociétés.

2)      La juridiction nationale doit écarter toute disposition nationale dans la mesure où elle est contraire aux articles 43 CE et 48 CE.


1 – Langue originale: l’anglais.


2 –Dans l’affaire au principal, un groupe de sociétés se réfère à un ensemble de sociétés mères et de filiales fonctionnant comme une entité économique contrôlée par une source commune.


3 –      En termes généraux, un consortium peut se caractériser par une association de deux sociétés ou plus ayant pour objectif de participer à une activité commune ou mettant en commun leurs ressources afin de réaliser un but commun. Toutefois, au sens du droit fiscal du Royaume-Uni, l’existence d’un consortium dépend d’un certain seuil de contrôle à atteindre, sans aucune exigence d’un objectif commun.


4 – Voir conclusions de l’avocat général Poiares Maduro rendues le 7 avril 2005 dans l’affaire Marks & Spencer ayant donné lieu à l’arrêt du 13 décembre 2005 (C-446/03, Rec. p. I-10837, point 17).


5 – Arrêts du 16 juillet 1998, ICI (C-264/96, Rec. p. I-4695); Marks & Spencer, précité, et du 6 septembre 2012, Philips Electronics UK (C-18/11, non encore publié au Recueil).


6 – Dans l’affaire au principal, il convient d’opérer une distinction entre les notions de «première société mère commune» et de «société mère faîtière». Cela peut se caractériser comme suit: la société C est la première société mère commune par rapport aux sociétés A et B si A et B sont ses filiales directes ou indirectes et si la société C n’a pas de filiale D qui serait une société mère à la fois de A et de B. La société mère faîtière d’un groupe de sociétés est une société qui constitue la société mère directe ou indirecte de tout le groupe mais qui n’est elle-même la filiale d’aucune autre société.


7 – Les parties requérantes sont Felixstowe Dock and Railway Company Ltd, Savers Health and Beauty Ltd, Walton Container Terminal Ltd, WPCS (UK) Finance Ltd, AS Watson Card Services (UK) Ltd, Hutchison Whampoa (Europe) Ltd, Kruidvat UK Ltd, Superdrug Stores plc.


8 – Les entités présentant un intérêt entre Hutchison Whampoa Ltd et les sociétés réclamantes étaient diverses sociétés holdings intermédiaires créées en dehors de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen (EEE) (Hong Kong, les îles Vierges) et dans l’Union (au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas).


9 – Un membre du groupe Hutchison Whampoa a ensuite (le 23 juin 2005) acquis les deux dernières sociétés, de sorte que Hutchison 3G UK Holdings Ltd est devenue elle-même un membre du groupe tel que défini à l’article 413, paragraphe 3, sous a), de l’ICTA.


10 – Conformément à l’article 413, paragraphe 3, de l’ICTA.


11 – Arrêt du 29 novembre 2011 (C-371/10, Rec. p. I-12273, point 45).


12 – Point 23. Il existe d’autres affaires dans lesquelles la question de la répartition du pouvoir d’imposition a été soulevée, notamment, celles ayant donné lieu aux arrêts Marks & Spencer, précité (point 45); du 15 mai 2008, Lidl Belgium (C-414/06, Rec. p. I-3601, point 31); du 25 février 2010, X Holding (C-337/08, Rec. p. I-1215, point 28), et du 21 février 2013, A (C-123/11, non encore publié au Recueil, point 23).


13 –      Le gouvernement néerlandais, pour sa part, estime qu’il existe une restriction à la liberté d’établissement qui est justifiée.


14 –      Voir conclusions de l’avocat général Kokott rendues le 19 avril 2012 dans l’affaire Philips Electronics UK, précitée (point 22 et jurisprudence citée).


15 –      Voir conclusions de l’avocat général Poiares Maduro rendues le 7 avril 2005 dans l’affaire Marks & Spencer, précitée (point 15).


16 –      Voir conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire Philips Electronics UK, précitée (points 14 et 29).


17 – La nature d’un désavantage de trésorerie ressenti au niveau du groupe en tant que restriction de la liberté d’établissement a été soulignée par l’avocat général Sharpston dans ses conclusions dans l’affaire Lidl Belgium, précitée (points 29 et 30).


18 – Cet avantage pour le groupe a été reconnu par la Cour (arrêt Marks & Spencer, précité, point 32, voir citation ci-dessous).


19–      Arrêt du 13 novembre 2012 (C-35/11, non encore publié au Recueil, points 90 et 92).


20 –      Ibidem (points 93 et 94).


21 –      Voir articles 402, paragraphe 3, 406, paragraphe 1, et 413, paragraphe 6, de l’ICTA.


22 –      Cela diffère de l’arrêt du 24 mai 2007, Holböck (C-157/05, Rec. p. I-4051), qui avait pour objet le contrôle collectif d’une société par des actionnaires n’exerçant pas de contrôle.


23 –      Il convient de rappeler, dans la présente affaire, que les investissements conférant un contrôle sont toujours des investissements directs, mais qu’il existe aussi des investissements qui ne confèrent pas de contrôle mais qui ne sont cependant pas purement financiers non plus, par exemple, les investissements de portefeuille, parce qu’ils cherchent à établir une relation stable avec la société cible. S’agissant des investissements directs en droit de l’Union, la Cour a décidé que l’article 63 TFUE sur la libre circulation des capitaux couvre, en principe, des mouvements de capitaux impliquant un établissement ou un investissement direct. Ce dernier se rapporte à une forme de participation dans une entreprise par la détention d’actions qui confère la possibilité de participer effectivement à sa gestion et à son contrôle (voir arrêts du 17 septembre 2009, Glaxo Wellcome (C-182/08, Rec. p. I-8591, point 40); du 21 octobre 2010, Idryma Typou (C-81/09, Rec. p. I-10161, point 48), et Test Claimants in the FII Group Litigation, précité (point 102). Dans la terminologie de l’Organisation européenne de coopération économique (OCDE), l’investissement international direct vise à acquérir un intérêt durable. Cela implique l’existence d’une relation de long terme et l’exercice d’une influence significative sur la gestion de l’entreprise. La détention directe ou indirecte de 10 % ou plus des droits de vote est une preuve d’une telle relation. Voir Définition de référence de l’OCDE des investissements directs internationaux, 4e édition, 2008, p. 56, point 117, et Modèle de convention fiscale sur le revenu et la fortune: version abrégée (disponible en français sur www.ocde.org). Voir également Smit, D., EU Freedoms, Non-EU countries and Company taxation (Libertés du droit de l’Union, pays tiers, imposition des sociétés), Kluwer Law International, 2012, p. 64 et 68.


24 –      Arrêt Philips Electronics UK, précité (points 12 et 13).


25 –      Point 32.


26 –      Arrêt Test Claimants in the FII Group Litigation, précité, (point 84).


27 –      Arrêt du 8 mars 2001 (C-397/98 et C-410/98, Rec. p. I-1727, point 43).


28 –      Point 39.


29 –      Voir conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire Philips Electronics UK, précitée (point 81).


30 –      Point 20.


31 –      Arrêt du 12 avril 1994 (C-1/93, Rec. p. I-1137).


32 –      Ibidem (point 6).


33 –      La situation, dans l’affaire au principal, est différente du cas de l’aide d’État accordée illégalement qui, selon la jurisprudence, ne peut pas être légalisée rétroactivement: ici, nous traitons des limites de l’obligation d’un État membre au titre du droit de l’Union plutôt que des conséquences d’une violation de celui-ci. Voir arrêt du 21 octobre 2003, Van Calster e.a. (C-261/01 et C-262/01, Rec. p. I-12249).


34 –      Arrêt du 13 mars 2007 (C-524/04, Rec. p. I-2107, points 98 à 100).


35 –      Il peut être observé que l’article 402, paragraphes 3A et 3B, de l’ICTA, adopté en 2000, a été précédé d’une disposition selon laquelle une société signifiait uniquement des sociétés du Royaume-Uni. Voir article 258, paragraphe 7, de l’ICTA 1970 (cité dans l’arrêt ICI, point 6).