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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme Juliane Kokott

présentées le 19 décembre 2013 (1)

Affaire C-107/13

FIRIN OOD

contre

Direktor na Direktsia „Obzhalvane i danachno-osiguritelna praktika“ Veliko Tarnovo pri Tsentralno upravlenie na Natsionalnata agentsia za prihodite

[demande de décision préjudicielle formée par l’Administrativen sad Veliko Tarnovo (Bulgarie)]

«Droit fiscal – Taxe sur la valeur ajoutée – Directive 2006/112/CE – Déduction de la taxe payée en amont – Régularisation de la déduction lorsque l’opération imposable n’est pas effectuée»





I –    Introduction

1.        Une fois de plus, la Cour de justice est saisie de questions soulevées devant la justice bulgare concernant un refus de déduction de la taxe payée en amont, en raison d’une supposée fraude à la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la «TVA»). La particularité de la présente affaire réside dans le fait que la déduction de la taxe payée en amont a été sollicitée pour un paiement anticipé qui n’a cependant pas été suivi d’une opération imposable.

2.        La Cour ne s’est encore jamais penchée sur le sort à réserver à la déduction de la taxe payée en amont dans un tel cas de figure. C’est pourquoi il s’agit, dans la présente affaire, non pas de renvoyer, comme d’habitude, à la jurisprudence de la Cour concernant le refus de déduction dans un cas – parfois difficilement démontrable – de fraude à la TVA, mais de répondre à une question d’interprétation qui n’a pas encore été abordée et qui présente un intérêt particulier pour le droit de la TVA.

II – Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

3.        Le droit à déduction est régi par l’article 168, sous a), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (2) (ci-après la «directive TVA»):

«Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants:

a)      la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti;»

4.        En vertu de l’article 167 de la directive TVA, le droit à déduction «prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible». La taxe devient exigible, quant à elle, aux termes de l’article 63, «au moment où la livraison de biens ou la prestation de services est effectuée». Toutefois, l’article 65 prévoit l’exception suivante:

«En cas de versements d’acomptes avant que la livraison de biens ou la prestation de services ne soit effectuée, la taxe devient exigible au moment de l’encaissement, à concurrence du montant encaissé.»

5.        La directive TVA prévoit, dans certains cas particuliers, une régularisation de la taxe exigible et du droit à déduction. La régularisation de la taxe exigible est régie par l’article 90, paragraphe 1:

«En cas d’annulation, de résiliation, de résolution, de non-paiement total ou partiel ou de réduction de prix après le moment où s’effectue l’opération, la base d’imposition est réduite à due concurrence dans les conditions déterminées par les États membres.»

6.        En vertu de l’article 184 de la directive TVA, «[l]a déduction initialement opérée est régularisée lorsqu’elle est supérieure ou inférieure à celle que l’assujetti était en droit d’opérer». L’article 185 de la directive TVA prévoit, à cet égard:

«1.      La régularisation a lieu notamment lorsque des modifications des éléments pris en considération pour la détermination du montant des déductions sont intervenues postérieurement à la déclaration de TVA, entre autres en cas d’achats annulés ou en cas de rabais obtenus.

2.      Par dérogation au paragraphe 1, il n’y a pas lieu à régularisation en cas d’opérations totalement ou partiellement impayées, en cas de destruction, de perte ou de vol dûment prouvés ou justifiés et en cas de prélèvements effectués pour donner des cadeaux de faible valeur et des échantillons visés à l’article 16.

En cas d’opérations totalement ou partiellement impayées et en cas de vol, les États membres peuvent toutefois exiger la régularisation.»

7.        En outre, la directive TVA contient, en ses articles 192 bis et suivants, des dispositions concernant les «redevables de la taxe envers le Trésor». En vertu de la disposition de principe de l’article 193, «[l]a TVA est due par l’assujetti effectuant une livraison de biens ou une prestation de services imposable [...]».

8.        À cet égard le considérant 44 de la directive TVA prévoit: «Il importe que les États membres puissent prendre des dispositions prévoyant qu’une autre personne que le redevable est solidairement responsable du paiement de la taxe.»

9.        L’article 205 de la directive TVA dispose dès lors, à cet effet:

«Dans les situations visées aux articles 193 à 200 et aux articles 202, 203 et 204, les États membres peuvent prévoir qu’une personne autre que le redevable est solidairement tenue d’acquitter la TVA.»

B –    Le droit bulgare

10.      En vertu de l’article 177 de la loi relative à la taxe sur la valeur ajoutée (Zakon za danak varhu dobavenata stoynost), une personne immatriculée destinataire d’une opération imposable doit répondre de la taxe due et à verser par une autre personne immatriculée dans la mesure où elle s’est prévalue du droit de déduire la TVA en amont, en liaison directe ou indirecte avec la TVA due, mais non versée.

III – La procédure au principal, la procédure devant la Cour et les questions préjudicielles

11.      La procédure au principal concerne un avis d’imposition rectificatif par lequel la société requérante, FIRIN OOD (ci-après «Firin») s’est vu refuser le droit à déduction de la TVA payée en amont au titre d’une facture de la société AGRA PLANI EOOD (ci-après «Agra Plani»).

12.      Ces deux sociétés ont conclu en 2010 un contrat de vente portant sur 10 000 tonnes de blé, et ce malgré le fait que, en vertu du droit bulgare, Agra Plani ne fût pas habilitée au négoce du blé. Agra Plani était censée livrer le blé, au plus tard, le 31 décembre 2012, tandis que Firin devait payer le prix d’achat de 3,6 millions de leva (BGN) (environ 1,8 million d’euros) à l’avance. À ce titre, Firin a fait valoir le droit à déduction après avoir versé à Agra Plani la somme de 4,17 millions de BGN.

13.      Agra Plani a immédiatement viré cette somme à la société York Skay EOOD, au titre d’un prêt allégué, et cette dernière a remis à Firin, le même jour, un montant de 3,6 millions d’euros au titre d’un apport allégué en capital. Les associés de Firin étaient York Skay EOOD ainsi qu’une personne physique qui était également l’associé unique d’Agra Plani.

14.      Agra Plani n’ayant pas versé la TVA au titre du contrat de vente ni livré le blé, et ayant été radiée d’office, au mois d’avril 2011, des registres de la TVA, l’administration fiscale bulgare réclame à Firin le paiement de la TVA que celle-ci avait déjà déduite au titre du contrat de vente. Ladite administration fiscale estime, en effet, qu’un droit à déduction qui existe à l’origine en raison d’un paiement anticipé n’a plus lieu d’être si, ensuite, la prestation de services promise n’est pas effectuée. En outre, elle part du principe qu’il s’agissait en l’espèce d’une opération fictive et de mouvements d’argent fictifs, de sorte que Firin aurait su que la TVA due au titre du contrat de vente n’allait pas être payée.

15.      L’Administrativen sad Veliko Tarnovo (Bulgarie), saisi du présent cas d’espèce quant à l’exclusion du droit à déduction, a posé à son tour à la Cour les questions préjudicielles suivantes au titre de l’article 267 TFUE:

«1)      Faut-il que, dans des cas de figure tels que celui en cause au principal, où la TVA afférente au paiement d’un acompte pour une future livraison de biens, clairement identifiée, a été déduite d’emblée et de manière effective, l’interprétation combinée des dispositions de l’article 168, sous a), et des articles 65, 90, paragraphe 1, et 185, paragraphe 1, de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, justifie la conclusion que le droit à déduction ne doit pas être accordé à la date où il est exercé, compte tenu de l’inexécution de la prestation principale, pour des raisons objectives et/ou subjectives, conformément aux conditions de la livraison ?

2)      S’ensuit-il de cette interprétation combinée et eu égard au principe de neutralité de la TVA que dans une telle situation la possibilité objective pour le fournisseur de régulariser la TVA et/ou la base d’imposition facturées d’après la facture en vertu de la législation nationale a son importance (ou n’en a pas) dans cette situation, et comment une telle régularisation est-elle susceptible d’influer sur le refus d’accorder la déduction initiale?

3)      L’interprétation des dispositions de l’article 205, combinées aux articles 168, sous a), et 193, compte tenu également du considérant 44 de ladite directive 2006/112, autorise-t-elle les États membres à refuser une déduction de TVA au destinataire d’une livraison en se fondant que sur des critères qu’ils ont eux-mêmes introduits dans leur législation nationale, en vertu desquels une obligation est mise à la charge d’un assujetti autre que le redevable, sachant que, dans un tel cas de figure, le résultat fiscal définitif serait différent de celui obtenu dans le strict respect des règles édictées par l’État membre ?

4)      En cas de réponse affirmative à la troisième question, la mise en œuvre de l’article 205 de la directive 2006/112 tolère-t-elle une législation nationale telle que celle en cause au principal, qui met en place une responsabilité solidaire en matière de TVA en ayant recours à des présomptions dont les conditions de mise en œuvre sont non pas des faits objectifs directement déterminables, mais bien des figures juridiques en droit civil, les litiges à propos de ces dernières étant définitivement tranchés selon d’autres modalités procédurales, et ladite législation est-elle compatible avec les principes d’effectivité et de proportionnalité ?»

16.      Dans la procédure devant la Cour, l’administration fiscale bulgare, la République de Bulgarie, la République d’Estonie, la République italienne et la Commission européenne ont déposé des observations écrites.

IV – Analyse juridique

17.      Les quatre questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi ont trait à deux domaines réglementaires différents de la directive TVA. D’une part, les première, deuxième et troisième questions préjudicielles portent sur l’exclusion du droit à déduction de la taxe payée en amont, et notamment ses conditions telles que régies par les articles 167 et suiv. ainsi que 184 et suiv. de la directive TVA. D’autre part, les quatrième et, en partie, troisième questions préjudicielles portent sur la responsabilité solidaire d’un assujetti pour la taxe due par un tiers, conformément à l’article 205 de la directive TVA.

18.      Il convient de souligner que l’exclusion du droit à déduction est une question bien distincte de celle de la responsabilité pour la taxe due par un tiers. En effet, la déduction et la responsabilité sont soumises à des conditions différentes et relèvent de dispositions différentes de la directive TVA.

19.      Dans sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi a exposé que l’administration fiscale bulgare n’a pas considéré Firin comme étant solidairement responsable du paiement de la TVA due par Agra Plani, mais a exclu son droit à déduction de la taxe payée en amont. Selon une jurisprudence constante, la Cour peut refuser une interprétation sollicitée s’il apparaît de manière manifeste qu’elle n’a aucun rapport avec l’objet de l’affaire au principal (3). Eu égard à cela, les questions préjudicielles qui nous occupent sont irrecevables dans la mesure où elles portent sur la responsabilité solidaire d’un redevable pour la taxe due par un tiers, du moment que la pertinence de ces questions aux fins de la procédure au principal ne ressort pas des motifs de l’ordonnance de renvoi. Par conséquent, il n’y a lieu de répondre ni à la quatrième ni à la troisième question, dans la mesure où cette dernière renvoie à l’interprétation de l’article 205 de la directive TVA.

20.      Quant au droit à déduction de la taxe payée en amont, la juridiction de renvoi demande, dans le cadre de ses première, deuxième et troisième questions préjudicielles, s’il y a lieu d’exclure ce droit lorsque, après le paiement d’un acompte au sens de l’article 65 de la directive TVA, la prestation n’est pas effectuée (voir sous B), et s’il importe à cet effet que le prestataire continue d’être redevable de la TVA pour la prestation qu’il n’a pas effectuée (voir sous C). Afin de fournir à la juridiction de renvoi une réponse utile (4), nous nous pencherons, tout d’abord, sur la question de savoir dans quelles circonstances un droit à déduction prend naissance en cas de paiement d’un acompte (voir sous A).

A –    Naissance du droit à déduction en cas de paiement d’un acompte

21.      Le droit à déduction de la taxe payée en amont prend naissance, aux termes de l’article 167 de la directive TVA, dès le moment où la taxe déductible devient exigible. La naissance du droit à déduction en cause dans l’affaire au principal, celui de Firin au titre du contrat de vente conclu avec Agra Plani, suppose donc que la créance du fisc à l’égard d’Agra Plani soit devenue exigible. Cette exigibilité prend naissance, aux termes de l’article 63 de la directive TVA, en principe, seulement dès lors que la livraison des biens est effectuée, ce qu’Agra Plani n’a cependant pas fait.

22.      Toutefois, du moment qu’un acompte est versé au titre de l’opération imposable, en vertu de l’article 65 de la directive TVA, la taxe devient exigible et le droit à déduction prend naissance au moment de l’encaissement de l’acompte par le redevable. Ledit acompte ne doit pas nécessairement se limiter à une partie seulement de la contrepartie, mais peut très bien – comme en l’espèce – représenter la totalité de ladite contrepartie (5). Selon la jurisprudence de la Cour, l’application de l’article 65 de la directive TVA suppose que tous les éléments pertinents du fait générateur, c’est-à-dire de la future livraison ou de la future prestation, soient déjà connus et donc, en particulier, que, au moment du versement de l’acompte, les biens ou les services soient désignés avec précision (6).

23.      Dans les motifs de sa demande de décision à titre préjudiciel, le juge de renvoi part du principe que, indépendamment des opérations de paiement ultérieures, la contrepartie a effectivement été mise à la disposition du fournisseur Agra Plani, ce qui a donné lieu à un acompte au sens de l’article 65 de la directive TVA. En outre, il est supposé, notamment au regard de la première question préjudicielle, que les conditions de la jurisprudence précitée concernant le caractère bien défini de la prestation sont remplies dans la présente espèce. La juridiction de renvoi en conclut que Firin jouit, en principe, d’un droit à déduction.

24.      La juridiction de renvoi doit cependant tenir compte de ce que l’article 65 de la directive TVA ne peut pas non plus s’appliquer lorsque la réalisation de la prestation n’est pas certaine au moment du paiement de l’acompte.

25.      Ainsi, la Cour de justice a exclu l’application de cette disposition dans une affaire, notamment au motif que l’acheteur pouvait résilier le contrat à tout moment (7). En raison de cette possibilité de résiliation, il n’était pas certain qu’une livraison imposable serait effectuée ultérieurement.

26.      En outre, en tant qu’exception à la règle principale de l’article 63 de la directive TVA, l’article 65 doit faire l’objet, selon une jurisprudence constante, d’une interprétation stricte (8). En vertu de l’article 62, paragraphe 1, de la directive TVA, en effet, ce n’est qu’avec la réalisation du fait générateur que sont créées les conditions légales de l’exigibilité de la taxe par le fisc. Il s’ensuit que ladite exigibilité peut naître en même temps que la réalisation du fait générateur, ou bien après celle-ci, mais, en principe, pas avant (9). Le fait générateur prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive TVA, pertinent dans la présente espèce, n’est cependant réalisé que dès lors qu’une livraison de biens est effectuée. Or, si l’article 65 de la directive TVA prévoit, en cas de paiement d’un acompte, l’exigibilité de la taxe avant la réalisation du fait générateur, et donc avant même que la cause d’une imposition ne soit apparue, il faut alors s’attendre à ce que, suivant le déroulement normal de l’opération, la prestation imposable soit effectuée. Dès lors que des doutes concrets existent à cet égard, l’article 65 de la directive TVA n’est pas applicable.

27.      Or, de tels doutes pourraient exister dans l’affaire au principal.

28.      D’une part, en effet, le contrat de vente est qualifié en partie par la juridiction de renvoi, dans les motifs de son ordonnance, comme étant «fictif». La livraison du blé pourrait dès lors ne pas avoir été sérieusement envisagée depuis le début.

29.      D’autre part, il convient de considérer, à cet égard, également le fait qu’Agra Plani n’était pas légalement habilitée à livrer le blé et que le contrat de vente pourrait dès lors ne pas être valide. Certes, le principe de neutralité fiscale s’oppose à ce qu’il soit établi une distinction générale entre opérations licites et opérations illicites (10). Une interdiction légale de la prestation peut néanmoins faire naître des doutes, au moment du paiement de l’acompte, quant au fait que la prestation soit un jour réalisée.

30.      Du moment que ces deux circonstances portent sur les faits et sur l’interprétation du droit national, c’est à la juridiction de renvoi qu’il incombe de les apprécier. Si l’article 65 de la directive TVA devait être jugé inapplicable dans la présente espèce, en raison des doutes concrets existants au moment du paiement de l’acompte quant à la réalisation ultérieure de prestation, alors, en vertu de l’article 167, lu en combinaison avec l’article 63 de la directive TVA, le droit à déduction de la taxe payée en amont ne serait pas né. Toutefois, aux fins de la réponse aux questions préjudicielles, nous partirons du principe dans les présentes conclusions qu’un tel droit est né à l’égard de Firin.

B –    Exclusion du droit à déduction lorsque la prestation n’est pas effectuée

31.      Dans le cadre de sa première question, la juridiction de renvoi veut à présent savoir si le droit à déduction de la taxe payée en amont existe dans le cas du paiement d’un acompte qui conduit à appliquer l’article 65 de la directive TVA, lorsque la livraison n’est pas effectuée par la suite.

32.      A cet égard, les parties à la procédure ont indiqué que, selon une jurisprudence constante, le bénéfice du droit à déduction doit être refusé s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que ce droit est invoqué frauduleusement ou abusivement. Tel est le cas lorsqu’une fraude fiscale est commise par l’assujetti lui-même ou lorsque celui-ci savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA (11).

33.      Toutefois, la question de savoir si le bénéfice du droit à déduction doit être refusé en raison d’un comportement frauduleux ne peut être logiquement posée qu’après celle de savoir si un tel droit existe en premier lieu, en vertu des dispositions d’application générale, et donc tout à fait indépendamment de l’existence d’une fraude, qui reste à prouver. C’est pourquoi, dans la présente affaire, il convient d’établir, tout d’abord, si le droit à déduction doit être de toute façon régularisé au titre de l’article 184 de la directive TVA, à supposer que, en cas de paiement d’un acompte au sens de l’article 65 de la directive TVA, il n’est pas effectué de livraison de biens.

34.      En vertu de l’article 185, paragraphe 1, de la directive TVA, la déduction est régularisée notamment lorsque des modifications des éléments pris en considération pour la détermination du montant des déductions sont intervenues postérieurement à la déclaration de TVA. Comme nous l’avons exposé plus en détail dans le cadre de l’affaire TETS Haskovo, il s’agit ici de savoir, entre autres, si les attentes qui étaient à la base de la naissance du droit à déduction se sont effectivement réalisées par la suite (12).

35.      Parmi les éléments pertinents, en l’espèce, pour la détermination du montant de la déduction, en cas de paiement d’un acompte au sens de l’article 65 de la directive TVA, il convient de prendre en considération également – comme nous le disions (13) – le fait que l’on puisse s’attendre à ce que, suivant le déroulement normal de l’opération, la prestation imposable sera bien effectuée. Face au constat que cette attente ne se réalisera pas, au motif qu’une prestation imposable ne sera vraisemblablement pas effectuée, les éléments pertinents auront alors subi une modification. La déduction doit dès lors, en principe, être régularisée conformément à l’article 185, paragraphe 1, de la directive TVA, lorsqu’il n’est plus possible de s’attendre à ce que la prestation soit effectuée. Cela doit être clarifié par la juridiction de renvoi dans le cadre de la procédure au principal.

36.      L’exception prévue à l’article 185, paragraphe 2, de la directive TVA ne s’oppose pas à la régularisation. Cette disposition énumère différents cas dans lesquels il n’y a pas lieu à régularisation. La situation dans laquelle une prestation n’est pas effectuée après le paiement d’un acompte n’y est pas mentionnée.

37.      Ainsi, il convient de répondre à la première question préjudicielle, en principe, dans le sens que, en cas de paiement d’un acompte ayant conduit à appliquer l’article 65 de la directive TVA, la déduction de la taxe payée en amont doit être régularisée, lorsque la prestation imposable n’est finalement pas effectuée.

C –    Lien avec la régularisation de la taxe due

38.      Dans le cadre de ses deuxième et troisième questions, la juridiction de renvoi souhaite essentiellement savoir, à titre complémentaire, si, en l’espèce, compte tenu du principe de neutralité fiscale, la régularisation de la déduction dépend de la possibilité objective de régularisation de la taxe due correspondante. En effet, si cette dette fiscale n’est pas régularisée, alors que la déduction est, quant à elle, régularisée, le fisc pourrait au final obtenir davantage que si l’affaire s’était déroulée normalement.

39.      Le principe de neutralité fiscale ne constitue pas seulement une manifestation particulière du principe d’égalité en droit de la TVA, mais veut également que l’entrepreneur soit entièrement soulagé, par le mécanisme du droit à déduction, du poids de la TVA due ou acquittée dans le cadre de ses activités économiques (14). Une taxation de l’assujetti contraire à ce système pourrait être admise, dans la situation en cause en l’espèce, dans la mesure où le prestataire Agra Plani pourrait demeurer redevable de la TVA, tandis que son cocontractant Firin a certes payé un acompte, mais doit procéder à la régularisation de la déduction que cela a engendré.

40.      A cet égard, il convient de considérer que, dans un cas comme celui qui nous occupe, la taxe est due pour deux raisons.

41.      En premier lieu, le prestataire est redevable de la TVA, comme l’ont signalé les parties à la procédure à juste titre, conformément à l’article 203 de la directive TVA, en raison de la mention qu’il en a fait dans la facture. Cette dette fiscale peut certes être régularisée par le prestataire, selon une jurisprudence constante, sous certaines conditions (15), étant entendu que la régularisation ne saurait être exclue du fait que, au moment de la correction, le prestataire n’est plus enregistré en tant qu’assujetti à la TVA (16). Dès lors, tant que cela ne s’est pas produit, la taxe reste due, tandis que la déduction correspondante, comme nous l’avons vu, doit en principe faire l’objet d’une régularisation.

42.      Dans les arrêts Stroy trans et LVK – 56, précité, la Cour a déjà constaté, à cet égard, que les opérateurs impliqués ne doivent pas nécessairement être traités de manière identique, si l’émetteur de la facture n’a pas corrigé cette facture. En effet, l’émetteur d’une facture est redevable de la TVA mentionnée sur cette facture même lorsqu’aucune opération imposable n’a été concrètement effectuée, conformément à l’article 203 de la directive TVA, tandis que le destinataire d’une facture ne bénéficie pas, dans ce cas, d’un droit à déduction (17).

43.      En deuxième lieu, le prestataire est également redevable de la TVA, dans la présente espèce, au titre de l’article 193, lu en combinaison avec l’article 65 de la directive TVA, en raison du paiement de l’acompte. En principe, cette dette fiscale pourrait certes disparaître par l’effet de la réduction de la base d’imposition au titre de l’article 90 de la directive TVA. Toutefois, il est possible de douter que cela puisse se produire en l’absence de restitution de l’acompte. En effet, on peut comprendre la Cour dans l’arrêt Freemans (18) dans le sens qu’une réduction de la base d’imposition suppose généralement que les montants payés à l’assujetti soient effectivement restitués (19). Si le prestataire ne restitue pas l’acompte, alors la taxe due ne saurait être corrigée – contrairement au cas prévu à l’article 203 de la directive TVA –, bien qu’il y ait lieu, en même temps, de procéder à la régularisation de la déduction.

44.      Dans ce contexte, il y a lieu d’apprécier deux aspects distincts.

45.      Tout d’abord, il convient de constater que, selon la jurisprudence, rien ne s’oppose à ce qu’une taxe soit due alors que le droit à déduction correspondant ne peut être invoqué. Ainsi, dans l’arrêt Petroma Transports e.a., la Cour a estimé que l’exigibilité de la taxe n’est pas subordonnée à l’exercice effectif du droit à déduction de la TVA. Dans ce cas, la TVA peut être due également pour des opérations, alors que le droit à déduction correspondant ne peut être invoqué en raison d’erreurs formelles dans la facture (20).

46.      Ensuite, il se pose également la question de savoir si une régularisation du montant de la déduction suppose, spécialement dans le cas du paiement d’un acompte, que ledit acompte ait été restitué. D’une part, cela serait conforme aux conditions susmentionnées d’une correction de la base d’imposition et, par là même, de la taxe due. D’autre part, cela éviterait à la personne bénéficiant du droit à déduction de subir, en cas d’insolvabilité de son fournisseur, une perte à hauteur de la part d’imposition correspondant à son acompte.

47.      Cependant, indépendamment du fait de savoir si les principes de l’arrêt Freemans, précité, doivent s’appliquer également en cas de paiement d’un acompte, la correction de la base d’imposition au titre de l’article 90 et la régularisation de la déduction au titre des articles 184 et suiv. de la directive TVA sont soumises à des conditions différentes. Ainsi, la Cour s’est fondée, dans son arrêt Freemans, précité, sur le fait que, selon une jurisprudence constante, la base d’imposition définitive est constituée par la contrepartie réellement reçue (21). Toutefois, pour ce qui est du droit à déduction, il n’existe pas de principe comparable qui lierait le droit à déduction à la réalisation effective de la contre-prestation. Cela ressort du simple fait que l’article 185, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive TVA exclut, en principe, la régularisation de la déduction en cas d’opérations totalement ou partiellement impayées. Dans ce cas, l’assujetti conserve son droit à déduction, bien qu’il n’ait pas effectué de paiement.

48.      En outre, il ne découle pas non plus du principe de neutralité fiscale une exigence de ne pas régulariser le droit à déduction, en cas de paiement d’un acompte, dans la mesure où ledit acompte n’a pas été restitué. La Cour a déjà eu l’occasion de constater qu’il est généralement conforme à ce principe que le destinataire d’une prestation ne bénéficie que d’un droit à restitution au titre du droit civil à l’encontre de son cocontractant pour protéger ses intérêts (22).

49.      Si la Cour, dans ledit arrêt Reemtsma Cigarettenfabriken, précité, a certes reconnu au destinataire de la prestation, en cas d’insolvabilité de son cocontractant, un droit direct, à l’égard du fisc, de se voir restituer la TVA indûment payée, la situation dans la présente affaire n’est pas comparable, le fisc n’ayant ici pas encaissé la moindre TVA. A cet égard, la République italienne a souligné à juste titre que, dans la présente espèce, le refus de la déduction, alors que la taxe due n’a pas été payée, permet, au final, simplement d’éviter que le fisc ne subisse des pertes, et non que la TVA ne soit perçue d’une façon contraire au système. Le fait que de telles pertes puissent être ici subies par le destinataire de la prestation qui, le cas échéant, ne se verrait pas restituer l’acompte versé, est justifié par la circonstance que ledit destinataire a librement choisi son cocontractant et a assumé en connaissance de cause le risque lié au paiement d’un acompte.

50.      Pour conclure, il y a lieu, dès lors, de répondre aux deuxième et troisième questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi dans le sens que la régularisation du droit à déduction ne dépend ni de la correction de la dette fiscale correspondante ni de la restitution de l’acompte.

V –    Conclusion

51.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, nous suggérons à la Cour de répondre aux questions de l’Administrativen sad Veliko Tarnovo de la manière suivante:

1)      La condition de l’exigibilité de la taxe au sens de l’article 65 de la directive 2006/112/CEE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, est que l’on puisse s’attendre à ce que, suivant le déroulement normal de l’opération, la prestation imposable soit réellement effectuée.

2)      En vertu de l’article 185, paragraphe 1, de ladite directive, en cas de paiement d’un acompte au sens de l’article 65 de ladite directive, la déduction doit faire l’objet d’une régularisation lorsque, au final, la prestation imposable n’est pas effectuée. La régularisation de la déduction ne dépend ni de la correction de la dette fiscale correspondante ni de la restitution de l’acompte.


1 – Langue originale: l’allemand.


2 – JO L 347, p. 1.


3 – Arrêt du 11 avril 2013, Della Rocca (C-290/12, point 29).


4 – Voir, en ce qui concerne cette faculté de la Cour, arrêts du 20 mars 1986, Tissier (35/85, Rec. p. 1207, point 9), et du 30 mai 2013, Worten (C-342/12, point 30).


5 – Arrêts du 19 décembre 2012, Orfey Balgaria (C-549/11, point 37), et du 7 mars 2013, Efir (C-19/12, point 39).


6 – Arrêts du 21 février 2006, BUPA Hospitals et Goldsborough Developments (C-419/02, Rec. p. I-1685, point 48), du 16 décembre 2010, Macdonald Resorts (C-270/09, Rec. p. I-13179, point 31), du 3 mai 2012, Lebara (C-520/10, point 26), Orfey Balgaria, précité (point 28), et Efir, précité (point 32).


7 – Arrêt BUPA Hospitals et Goldsborough Developments, précité (point 51).


8 – Ibidem (point 45). Voir, également, Orfey Balgaria, précité (point 27), et Efir, précité (point 32).


9 – Arrêt BUPA Hospitals et Goldsborough Developments, précité (point 46).


10 – Voir, notamment, arrêts du 11 juin 1998, Fischer (C-283/95, Rec. p. I-3369, point 22), et du 7 mars 2013, GfBk (C-275/11, point 32).


11 – Voir arrêt du 18 juillet 2013, Evita-K (C-78/12, points 39 et suiv. ainsi que jurisprudence citée).


12 – Conclusions du 14 juin 2012 dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt TETS Haskovo (C-234/11, points 25 à 28).


13 – Voir points 24 et suiv. des présentes conclusions.


14 –      Arrêt du 15 novembre 2012, Zimmermann (C-174/11, points 46 à 48 et jurisprudence citée).


15 – Voir, notamment, arrêt du 11 avril 2013, Rusedespred (C-138/12, points 25 à 27 et jurisprudence citée).


16 – Arrêt du 31 janvier 2013, LVK - 56 (C-643/11, point 49).


17 – Arrêts du 31 janvier 2013, Stroy trans (C-642/11, points 41 et suiv.) et LVK - 56, précité (points 46 et suiv.).


18 – Voir arrêt du Bundesfinanzhof du 2 septembre 2010 (V R 34/09, point 17), avec renvoi à l’arrêt du Bundesfinanzhof du 18 septembre 2008 (V R 56/06, points 43 et suiv.).


19 –      Arrêt du 29 mai 2001 (C-86/99, Rec. p. I-4167, point 35).


20 – Arrêt du 8 mai 2013 (C-271/12, points 41 à 43).


21 – Point 27.


22 – Arrêt du 15 mars 2007, Reemtsma Cigarettenfabriken (C-35/05, Rec. p. I-2425, point 39).