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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme JULIANE KOKOTT

présentées le 22 avril 2015 (1)

Affaire C-126/14

Sveda UAB

contre

Valstybinė mokesčių inspekcija prie Lietuvos Respublikos finansų ministerijos

[demande de décision préjudicielle formée par le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Lituanie)]

«Droit fiscal – TVA – Article 168 de la directive 2006/112/CE –Déduction de la taxe en amont sur l’acquisition et la fabrication de biens d’investissement – Utilisation primaire pour des opérations non taxées – Utilisation secondaire pour des opérations taxées»





I –    Introduction

1.        La présente demande de décision préjudicielle concerne un parcours récréatif consacré à la mythologie balte (ci-après le «parcours récréatif») dans le contexte de l’imposition à la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la «TVA»). Une entreprise lituanienne propose aux visiteurs l’accès gratuit à ce parcours. L’administration fiscale lui a donc refusé la déduction de la taxe en amont pour les coûts de construction de ce parcours, et ce à tort, selon l’entreprise concernée, car en définitive les visiteurs doivent effectivement payer quelque chose, si ce n’est pour l’utilisation du parcours, du moins pour la restauration, les souvenirs et les autres prestations de l’entreprise.

2.        La question de savoir qui aura gain de cause dans le litige au principal dépend désormais de la manière dont il convient de déterminer un lien direct et immédiat entre opérations en amont et opérations en aval, lien qui, selon la jurisprudence, détermine la déduction de la TVA. S’il est vrai que les conditions abstraites de ce lien ont été déjà clarifiées, il peut être encore parfois nécessaire – comme dans le cas présent – de clarifier leur application.

II – Le cadre juridique

3.        Pour la période sur laquelle porte le litige au principal, la TVA est régie dans l’Union européenne par la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (2) (ci-après la «directive TVA»).

4.        L’article 9, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive TVA définit comme «‘assujetti’ quiconque exerce, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une activité économique, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité». Le deuxième alinéa de cette disposition dispose:

«Est considérée comme ‘activité économique’ toute activité de producteur, de commerçant ou de prestataire de services, y compris les activités extractives, agricoles et celles des professions libérales ou assimilées. Est en particulier considérée comme activité économique, l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en tirer des recettes ayant un caractère de permanence.»

5.        En vertu de l’article 2, paragraphe 1, sous a) et c), de la directive TVA, sont soumises à la TVA les «livraisons de biens effectuées» et les «prestations de services, effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti».

6.        L’article 26, paragraphe 1, de la directive TVA dispose:

«Sont assimilées à des prestations de services effectuées à titre onéreux les opérations suivantes:

a)      l’utilisation d’un bien affecté à l’entreprise pour les besoins privés de l’assujetti ou pour ceux de son personnel ou, plus généralement, à des fins étrangères à son entreprise, lorsque ce bien a ouvert droit à une déduction complète ou partielle de la TVA;

[…]»

7.        L’article 168 de la directive TVA régit le droit à déduction de la taxe d’un assujetti de la manière suivante:

«Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants:

a)      la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront rendus par un autre assujetti;

[…]»

8.        Cette disposition correspond à l’article 17, paragraphe 2, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (3), qui était en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006. Il sera également tenu compte dans la présente affaire de la jurisprudence rendue à cet égard.

9.        S’agissant de la régularisation de la taxe en amont, l’article 187 de la directive TVA prévoit ce qui suit:

«1. En ce qui concerne les biens d’investissement, la régularisation est opérée pendant une période de cinq années, dont celle au cours de laquelle le bien a été acquis ou fabriqué.

[…]

2. Chaque année, la régularisation ne porte que sur le cinquième ou, dans le cas où la période de régularisation a été prolongée, sur la fraction correspondante de la TVA dont les biens d’investissement ont été grevés.

La régularisation visée au premier alinéa est effectuée en fonction des modifications du droit à déduction intervenues au cours des années suivantes, par rapport à celui de l’année au cours de laquelle le bien a été acquis, fabriqué ou, le cas échéant, utilisé pour la première fois.»

10.      Le droit lituanien comporte des dispositions correspondant aux articles cités de la directive TVA.

III – Le litige au principal

11.      La demanderesse au principal est la société Sveda UAB (ci-après «Sveda»). Le litige porte sur son droit à déduction de la taxe en amont.

12.      En 2012, Sveda a mis en place un parcours récréatif et de découverte de la mythologie balte. À cet effet, elle a construit des chemins, des escaliers, des plates-formes d’observation, des sites pour feu de camp, un stand d’information ainsi que des places de stationnement pour les véhicules.

13.      Les travaux de construction de ce parcours récréatif ont été réalisés sur la base des obligations tirées d’un contrat conclu entre Sveda et l’Agence nationale des paiements auprès du ministère de l’Agriculture (ci-après l’«Agence nationale des paiements»). En vertu de ces obligations, Sveda doit donner au public un accès gratuit au parcours récréatif. Selon le contrat, une somme allant jusqu’à 90 % des coûts de construction du parcours lui est remboursée en tant qu’«aide financière».

14.      Selon les constatations de la juridiction de renvoi, Sveda envisage d’exercer une activité économique de façon indépendante, au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA, dans le domaine du tourisme. Dans ce cadre, des prestations telles que la vente de nourriture ou de souvenirs doivent être fournies à titre onéreux aux visiteurs.

15.      Sveda a réclamé dans sa déclaration de TVA le remboursement de la taxe en amont qu’elle avait acquittée pour l’achat de biens et de services dans le cadre des travaux du parcours récréatif. L’administration fiscale lituanienne a toutefois refusé le remboursement de la taxe en amont, car il n’est pas établi, selon elle, que les prestations acquises par Sveda servent à une activité soumise à la TVA.

IV – La procédure devant la Cour

16.      Le 17 mars 2014, le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour suprême administrative de Lituanie), désormais saisie du litige, a déféré à la Cour, au titre de l’article 267, paragraphe 3, TFUE, la question préjudicielle suivante:

«L’article 168 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée peut-il être interprété comme conférant à l’assujetti le droit de déduire la TVA en amont, acquittée en produisant (acquérant) des actifs non courants destinés à une activité commerciale comme dans le cas de l’affaire au principal, qui sont directement destinés à être utilisés gratuitement par le public, mais peuvent être reconnus comme un moyen d’inciter les visiteurs à venir dans un lieu où l’assujetti, en exerçant son activité économique, envisage de fournir des biens et/ou des services?»

17.      Les gouvernements lituanien et du Royaume-Uni ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations écrites devant la Cour au mois de juillet 2014 et ont participé à l’audience qui s’est tenue le 4 février 2015.

V –    Analyse juridique

18.      Par sa question, la juridiction de renvoi souhaite savoir si, dans une situation comme celle du litige au principal, un assujetti dispose d’un droit à déduction de la taxe en amont conformément à l’article 168 de la directive TVA.

19.      Aux termes de cet article, un «assujetti» a le droit de déduire le montant de la taxe afférant à ses opérations en amont dans la mesure où elles «sont utilisé[e]s pour les besoins de ses opérations taxées».

A –    L’affectation des biens d’investissement au patrimoine de l’entreprise

20.      En l’occurrence, le gouvernement lituanien considère qu’un droit à déduction de la taxe en amont est exclu, ne serait-ce que parce que, s’il est vrai que Sveda était en principe un assujetti, elle n’a toutefois pas agi en tant que tel lors de la construction du parcours récréatif.

21.      Selon une jurisprudence constante, la déduction de la taxe en amont présuppose en effet pour un objet acquis que l’assujetti agissait en tant que tel lors de l’acquisition du bien, c’est-à-dire – au moins également – pour les besoins de son activité économique au sens de l’article 9, paragraphe 1, deuxième alinéa, de la directive TVA (4). Il en va de même pour la fabrication d’un bien par l’assujetti (5).

22.      En définitive, cette condition exige qu’un bien soit affecté en tout ou partie au patrimoine de l’entreprise de l’assujetti pour qu’une déduction de la taxe en amont pour l’acquisition ou la fabrication du bien ne soit pas exclue d’emblée (6). La question de savoir si c’est le cas doit être appréciée en tenant compte de l’ensemble des données de l’espèce, parmi lesquelles figurent la nature du bien visé et la période écoulée entre son acquisition et son utilisation aux fins des activités économiques de cet assujetti (7).

23.      Sur cette base, le gouvernement lituanien met déjà en doute la constatation de la juridiction de renvoi selon laquelle les biens d’investissement litigieux appartiennent au patrimoine de l’entreprise de Sveda. En effet, selon le contrat conclu avec l’Agence nationale des paiements, Sveda est tenue de mettre le parcours récréatif gratuitement à la disposition du public et ce n’est qu’ensuite qu’elle peut l’utiliser aux fins d’une activité économique. Par conséquent, selon le gouvernement lituanien, Sveda n’a pas agi d’abord en qualité d’assujetti.

24.      La Cour a toutefois jugé à plusieurs reprises qu’un particulier qui acquiert des biens pour les besoins d’une activité économique au sens de l’article 9, paragraphe 1, deuxième alinéa, le fait en tant qu’assujetti, même si les biens ne sont pas immédiatement utilisés pour ces activités économiques (8).

25.      Par conséquent, lors de l’acquisition ou de la fabrication de biens d’investissement, Sveda a agi, selon les constatations correctes en droit de la juridiction de renvoi, en qualité d’assujetti et elle a affecté ces biens d’investissement au patrimoine de l’entreprise.

B –    Utilisation aux fins d’opérations taxées

26.      Pour que Sveda dispose d’un droit à déduction de la taxe en amont, les biens d’investissement doivent non seulement être affectés au patrimoine de son entreprise, c’est-à-dire servir de manière générale à son activité économique, mais ils doivent en outre être utilisés aux fins de ses opérations taxées conformément à l’article 168 de la directive TVA.

27.      Cette utilisation effective ou envisagée des biens détermine en effet l’étendue de la déduction de la taxe en amont (9). En général, l’utilisation prévue est déterminante, car aux termes des articles 63 et 167 de la directive TVA, le droit à déduction de la taxe en amont prend naissance, en principe, au moment où l’assujetti reçoit un bien ou un service, c’est-à-dire, en général, avant qu’il réalise lui-même ses opérations en aval (10).

28.      Dans le litige au principal, l’utilisation envisagée des biens d’investissement acquis ou fabriqués par Sveda avait déjà été constatée.

29.      D’une part, le parcours récréatif doit être mis gratuitement à la disposition du public. Cette opération n’est pas taxée. Il ne résulte une obligation fiscale ni de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive TVA, parce que Sveda ne fait pas payer les visiteurs, ni de l’article 26, paragraphe 1, sous a), de la directive TVA, puisque les biens d’investissement ne sont pas utilisés à des fins étrangères à l’entreprise au sens de cette disposition. Une utilisation à des fins étrangères à l’entreprise est en tout cas exclue lorsque l’utilisation d’un bien d’investissement peut être affectée à l’activité économique de l’assujetti (11). La juridiction de renvoi a toutefois déjà constaté que Sveda a agi dans le cadre de son activité économique en installant le parcours récréatif (12).

30.      D’autre part, le parcours récréatif doit également servir à attirer les visiteurs, afin que Sveda puisse leur proposer ses marchandises et ses services. Conformément à l’article 2, paragraphe 1, sous a) et c), de la directive TVA, ces opérations seraient taxées.

31.      L’acquisition ou la fabrication des biens d’investissement a donc deux finalités différentes. Au premier plan, l’on trouve la mise à la disposition gratuite du parcours récréatif au public (utilisation primaire) qui ne confère, conformément à l’article 168 de la directive TVA, aucun droit à déduction de la taxe en amont. Au second plan, l’on trouve toutefois l’utilisation du parcours récréatif comme moyen de fournir aux visiteurs des prestations assujetties (utilisation secondaire) dont résulte un droit à déduction de la taxe en amont. Laquelle de ces deux finalités est alors déterminante dans le cadre de l’article 168 de la directive TVA?

32.      Dans l’arrêt BLP Group, la Cour a constaté de manière générale concernant cette question qu’un lien direct et immédiat entre biens ou services et opérations taxées est nécessaire et que le but «ultime» poursuivi par l’assujetti est indifférent à cet égard (13). La Cour a donc refusé la déduction de la taxe en amont dans une situation dans laquelle il a été fourni à l’assujetti des services en lien avec la vente à titre gratuit de parts sociales, bien que cette vente constituait un moyen permettant l’activité taxable de l’assujetti. La Cour a donc distingué ici l’utilisation primaire, seule déterminante, de la simple utilisation secondaire d’une opération en amont.

33.      La Cour a toutefois développé sa jurisprudence. S’il est vrai que l’application de l’article 168 de la directive TVA, qui ouvre droit à la déduction de la taxe en amont, présuppose encore la constatation d’un lien direct et immédiat entre l’opération en amont examinée et une ou plusieurs opérations en aval (14), un tel lien peut également exister avec l’intégralité de l’activité économique de l’assujetti dès lors que les coûts des prestations en amont font partie des frais généraux de cet assujetti et sont, en tant que tels, des éléments constitutifs du prix des biens ou des services qu’il fournit (15).

34.      Selon la jurisprudence plus récente, il est toujours déterminant pour l’existence d’un lien direct et immédiat que le coût des prestations en amont soit incorporé respectivement dans le prix des opérations particulières en aval ou de tous les biens et services fournis par l’assujetti (16). Il en va ainsi indépendamment du fait qu’il soit question de l’utilisation de biens ou de services par l’assujetti (17).

35.      Un droit à déduction de la taxe en amont existe donc dans le cas présent si les coûts d’acquisition ou de fabrication des biens d’investissement du parcours récréatif sont incorporés, au sens de la jurisprudence, aux coûts des prestations en aval taxées en vertu de la directive TVA.

36.      Dans la situation du litige au principal, différentes opérations en aval entrent en considération à cet effet. D’une part, il peut s’agir des prestations que Sveda souhaite fournir aux visiteurs et qui font l’objet de la question préjudicielle (voir ci-après, sous 2). D’autre part, la mise en place du parcours récréatif pourrait elle-même constituer une opération en aval taxée pertinente. La juridiction de renvoi n’a pas envisagé cette possibilité dans sa décision de renvoi, mais elle doit toutefois être examinée en premier, en conséquence de quoi la réponse à la question préjudicielle concrète pourrait être alors sans objet (voir ci-après, sous 1).

1.      L’installation du parcours récréatif en tant qu’opération en aval taxée

37.      Il y aurait lieu d’affirmer l’existence d’un droit à déduction de la taxe en amont dans le litige au principal – indépendamment de la réponse à la question préjudicielle posée – si l’installation du parcours récréatif par Sveda constituait déjà une opération en aval taxée. À l’égard de l’Agence nationale des paiements, l’installation du parcours récréatif pourrait en effet être une opération à titre onéreux qui serait taxée conformément à l’article 2, sous a) ou c), de la directive TVA.

38.      Selon une jurisprudence constante, une opération à titre onéreux suppose uniquement l’existence d’un lien direct entre la livraison de biens ou la prestation de services et une contrepartie réellement reçue par l’assujetti (18). Un tel lien direct exige uniquement qu’il existe entre le prestataire et le bénéficiaire un rapport juridique au cours duquel des prestations réciproques sont échangées (19), ainsi que la condition réciproque d’une prestation et d’une contre-prestation (20). Même la réalisation d’une prestation à un prix inférieur au prix de revient ne fait pas obstacle à l’existence d’un lien direct entre prestation et contre-prestation (21).

39.      Selon les indications de la juridiction de renvoi, Sveda s’est engagée à construire le parcours récréatif sur la base d’une convention passée avec l’Agence nationale des paiements. À cet effet, Sveda reçoit de son maître d’œuvre un paiement correspondant à 90 % des coûts ainsi exposés et qualifié d’«aide financière». L’on ne peut toutefois pas apprécier de manière définitive s’il existe un lien direct entre la mise en place du parcours récréatif et l’«aide financière» au sens de la jurisprudence citée sans connaître la teneur effective de cette convention.

40.      Dans le cas où il résulterait de l’examen réalisé par la juridiction de renvoi que Sveda fournit déjà, lors de la mise en place du parcours récréatif, une prestation taxée conformément à l’article 2, sous a) et c), de la directive TVA, l’acquisition ou la fabrication des biens d’investissement serait en lien direct et immédiat avec cette opération en aval taxée. En effet, les coûts de ces opérations en amont seraient certainement intégrés dans le prix, parce que le montant du paiement effectué par l’Agence nationale des paiements est précisément calculé en fonction de ces coûts.

2.      Réponse à la question préjudicielle

41.      Si la juridiction de renvoi devait toutefois constater que la mise en place du parcours récréatif par Sveda ne constitue pas, à l’égard de l’Agence nationale des paiements, une opération taxée, le droit à déduction de la taxe en amont dépendrait alors uniquement du point de savoir si les biens d’investissement du parcours récréatif sont utilisés, au sens de l’article 168 de la directive TVA, pour la fourniture future de prestations à titre onéreux à ses visiteurs. À cet effet, il convient de déterminer si les coûts d’acquisition et de fabrication de ces biens d’investissement sont intégrés au prix de ces prestations.

a)      La notion objective de «coûts»

42.      Contrairement à l’avis du gouvernement du Royaume-Uni, il convient de répondre à cette question indépendamment de la volonté de l’assujetti d’intégrer les coûts respectifs dans le prix de ces opérations en aval.

43.      Aux termes de l’arrêt Becker, la constatation d’un lien direct et immédiat entre opérations en amont et opérations en aval se base sur le contenu objectif des prestations acquises en amont (22). Dans l’arrêt BLP Group, la Cour avait déjà constaté en ce sens que le lien nécessaire entre opérations en amont et opérations en aval ne peut être déterminé par les intentions de l’assujetti (23).

44.      En outre, dans le système commun de TVA, des prestations fournies en dessous du prix de revient sont également taxées (24). Dans ce cas, le prix est fixé par l’assujetti de manière subjective sans tenir compte de l’intégralité des coûts de fourniture de la prestation en aval. Dans ce cas, il est toutefois hors de question que l’intégralité des opérations en amont, qui, conformément à l’article 1er, paragraphe 2, deuxième alinéa, de la directive TVA, appartiennent objectivement aux éléments de coûts des opérations en aval, justifient la déduction de la taxe en amont. En effet, selon une jurisprudence constante, le régime des déductions vise à soulager entièrement l’assujetti du poids de la TVA due ou acquittée dans le cadre de toutes ses activités économiques (25), parce que le système commun de TVA vise en définitive à grever uniquement le consommateur final et non pas l’entrepreneur assujetti (26).

45.      L’existence d’un lien économique objectif entre opérations en amont et opérations en aval est donc déterminante pour la question de savoir si les coûts peuvent être intégrés au prix d’une prestation au sens de la jurisprudence (27). Un simple lien causal n’est certes pas suffisant (28). Si une opération en amont sert toutefois objectivement la finalité de l’exécution de certaines opérations en aval d’un assujetti ou de l’ensemble d’entre elles, il existe alors également entre les deux un lien direct et immédiat au sens de la jurisprudence. En effet, dans un tel cas, l’opération en amont constitue du point de vue économique un élément du coût de la fourniture des prestations en aval. Comme le montre déjà la teneur de l’article 168 de la directive TVA, c’est donc la finalité objective de l’utilisation d’une opération en amont qui est déterminante.

46.      Dans le cas présent, la mise en place du parcours récréatif sert, selon les constatations de la juridiction de renvoi, à attirer les visiteurs pour leur fournir des prestations à titre onéreux. D’un point de vue économique, la mise en place du parcours récréatif relève donc des éléments du coût de ces opérations.

47.      Il existe donc en principe entre l’acquisition ou la fabrication des biens d’investissement et les prestations à titre onéreux proposées aux visiteurs un lien direct et immédiat au sens de la jurisprudence.

b)      L’utilisation primaire pour des opérations en aval non taxées

48.      Le fait que le parcours récréatif soit mis gratuitement à la disposition des visiteurs ne fait pas obstacle au droit à déduction de la taxe en amont

49.      S’il s’agit certes là de l’utilisation primaire des biens d’investissement du parcours récréatif, une utilisation primaire ne peut interrompre le lien direct et immédiat avec l’utilisation secondaire des opérations en aval que dans deux cas (29).

50.      D’une part, lorsque l’utilisation primaire intervient pour des prestations fournies à titre onéreux mais qui sont exonérées de TVA. Les opérations en amont relèvent alors des éléments de coût d’opérations en aval exonérées et sont donc intégrées à leur prix. Pour ces opérations, les articles 168 et suivants de la directive TVA ne prévoient toutefois, en principe, aucun droit à déduction de la taxe en amont. Dans une telle situation, il est sans importance, selon la jurisprudence, que les opérations en amont visent un autre but «ultime» qui entraîne également des opérations en aval taxées (30).

51.      En l’espèce, l’utilisation primaire intervient toutefois non pas pour des opérations à titre onéreux exonérées, mais pour une utilisation à titre gratuit.

52.      D’autre part, un lien direct et immédiat entre les opérations en amont et la fourniture aux visiteurs de prestations à titre onéreux serait également interrompu si l’utilisation primaire du parcours récréatif pour l’usage gratuit par les visiteurs constituait une activité non économique de Sveda. En effet, selon la jurisprudence, les dépenses encourues par un assujetti ne sauraient ouvrir droit à déduction dans la mesure où elles se rapportent à des activités non économiques (31).

53.      Ce n’est toutefois pas le cas selon les constatations de la juridiction de renvoi (32). La simple circonstance qu’une prestation soit fournie gratuitement ne fonde pas – contrairement à l’avis de la Commission – une activité non économique d’un assujetti. À cet égard, le gouvernement du Royaume-Uni a fait référence, de manière exacte, lors de l’audience à l’exemple d’un centre commercial qui met gratuitement à la disposition de ses clients des places de stationnement.

c)      La violation du contrat conclu avec l’Agence nationale des paiements

54.      La circonstance selon laquelle une prise en compte des coûts d’installation d’un parcours récréatif lors de la fixation du prix des prestations payantes qu’il est envisagé de proposer aux visiteurs puisse violer le contrat passé avec l’Agence nationale des paiements est également sans importance pour le droit à déduction de la taxe en amont. C’est l’hypothèse qu’avait envisagée la juridiction de renvoi.

55.      Toutefois, l’on ne voit pas comment une telle violation pourrait avoir une incidence sur l’appréciation au regard du droit de la TVA et, comme nous l’avons vu (33), il est sans importance pour la déduction de la taxe en amont que Sveda ait effectivement intégré les coûts à ses prix.

d)      La violation du règlement (CE) n° 1698/2005

56.      Le règlement (CE) n° 1698/2005 du Conseil, du 20 septembre 2005, concernant le soutien au développement rural par le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) (34), cité par la juridiction de renvoi, n’a pas non plus d’incidence sur l’appréciation du cas présent au regard du droit de la TVA.

57.      Même si l’utilisation du parcours récréatif par Sveda violait l’article 36, sous b), vii), de ce règlement cité par la juridiction de renvoi et sur la base duquel sont octroyées les aides aux «investissements non productifs», le droit à déduction de la taxe en amont ne serait pas concerné. En effet, il résulte d’une jurisprudence constante que le principe de neutralité fiscale s’oppose à une différenciation généralisée entre les transactions licites et les transactions illicites (35).

e)      L’incidence de la période de régularisation

58.      L’objection soulevée par le gouvernement lituanien concernant les dispositions relatives à la régularisation de la déduction de la taxe en amont ne fait pas non plus obstacle à la déduction de la taxe en amont dans le cas présent.

59.      Conformément à l’article 187 de la directive TVA, la déduction initiale de la taxe en amont lors de l’acquisition ou de la fabrication de biens d’investissement est régularisée en cas de modifications importantes pour le droit à déduction durant une période de cinq ans.

60.      Le gouvernement lituanien en déduit qu’un bien d’investissement doit être utilisé dans une période de cinq ans à compter de son acquisition ou de sa fabrication pour une activité économique. Dans le cas contraire, il n’existe pas, selon elle, de droit à déduction de la taxe en amont.

61.      Premièrement, la période de régularisation n’a, selon la jurisprudence, aucune incidence sur la détermination du point de savoir si, à la date d’acquisition ou de fabrication d’un bien, un assujetti agissait pour les besoins de son activité économique (36). Deuxièmement, il n’apparaît pas non plus dans le cas présent que les biens d’investissement soient utilisés durant la période de régularisation pour des besoins qui excluent la déduction de la taxe en amont. Même si des prestations payantes ne sont pas proposées aux visiteurs du parcours récréatif dans un premier temps, cela n’a aucune incidence sur l’utilisation des biens d’investissement pour l’activité économique de Sveda, s’il est possible d’établir à l’aide de circonstances objectives que de telles offres continuent d’être envisagées.

f)      Montant de la déduction de la taxe en amont

62.      Pour finir, il convient encore d’examiner si la circonstance selon laquelle Sveda a été remboursée par l’Agence nationale des paiements à hauteur de 90 % des coûts d’acquisition ou de fabrication des biens d’investissement litigieux a une incidence sur le montant de la déduction de la taxe en amont.

63.      Le gouvernement du Royaume-Uni considère que cette circonstance est essentielle pour apprécier la question de la prise en compte des coûts des opérations en amont dans ceux des opérations en aval.

64.      À l’instar du gouvernement lituanien et de la Commission, j’estime toutefois que le remboursement partiel des coûts par l’Agence nationale des paiements n’a aucune incidence sur le montant de la déduction de la taxe en amont. En effet, aux termes de l’article 168 de la directive TVA, seul importe de savoir si les opérations en amont ont été utilisées pour les besoins des prestations en aval taxées. En revanche, la manière dont les opérations en amont sont financées est sans importance.

65.      Conformément à cela, la Cour a déjà jugé que la réglementation d’un État membre qui limite le droit à déduction de la TVA lorsque l’acquisition du bien concerné est financée par une subvention n’est pas conforme au droit de l’Union concernant la TVA (37).

66.      Dans la situation du litige au principal, un assujetti dispose donc d’un droit à déduction de la totalité de la taxe en amont pour les opérations en amont portant sur l’acquisition ou la fabrication des biens d’investissement litigieux.

VI – Conclusion

67.      Je propose donc à la Cour de répondre à la question préjudicielle dans les termes suivants:

L’article 168 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée doit être interprété en ce sens qu’il confère à un assujetti le droit de déduire la taxe en amont, acquittée lors de l’acquisition ou de la production de biens d’investissement, qui sont directement destinés à être utilisés gratuitement par le public, mais qui peuvent être utilisés comme un moyen d’inciter les visiteurs à venir dans un lieu où l’assujetti, en exerçant son activité économique, envisage de fournir des biens et/ou des services.


1 – Langue originale: l’allemand.


2 – JO L 347, p. 1.


3 – JO L 145, p. 1.


4 – Voir arrêts Lennartz (C-97/90, EU:C:1991:315, point 15); Bakcsi (C-415/98, EU:C:2001:136, point 29); Eon Ase Menidjmunt (C-118/11, EU:C:2012:97, points 57 et 58) ainsi que Klub (C-153/11, EU:C:2012:163, points 39 et 40).


5 – Voir à cet égard point 25 et jurisprudence citée de mes conclusions présentées dans l’affaire X (C-334/10, EU:C:2012:108).


6 – Voir en ce sens arrêts Bakcsi (C-415/98, EU:C:2001:136, points 28 et 29) ainsi qu’Eon Aset Menidjmunt (C-118/11, EU:C:2012:97, points 56 à 59); voir également article 168 bis de la directive TVA.


7 – Arrêts Lennartz (C-97/90, EU:C:1991:315, point 21); Bakcsi (C-415/98, EU:C:2001:136, point 29); Eon Aset Menidjmunt (C-118/11, EU:C:2012:97, point 58) ainsi que Klub (C-153/11, EU:C:2012:163, points 30 et 40).


8 – Arrêts Lennartz (C-97/90, EU:C:1991:315, point 14); Klub (C-153/11, EU:C:2012:163, point 44) et Gran Via Moineşti (C-257/11, EU:C:2012:759, point 25).


9 – Voir notamment arrêts Lennartz (C-97/90, EU:C:1991:315, point 15); X (C-334/10, EU:C:2012:473, point 17) et FIRIN (C-107/13, EU:C:2014:151, point 49).


10 – Voir arrêt Klub (C-153/11, EU:C:2012:163, point 36); voir également point 81 et jurisprudence citée de mes conclusions présentées dans l’affaire X (C-334/10, EU:C:2012:108).


11 – Voir en ce sens arrêt BCR Leasing IFN (C-438/13, EU:C:2014:2093, point 26); et, davantage encore, arrêts Vereniging Noordelijke Land- en Tuinbouw Organisatie (C-515/07, EU:C:2009:88, point 38) ainsi que Gemeente ‘s-Hertogenbosch (C-92/13, EU:C:2014:2188, point 25).


12 – Voir points 23 à 25 des présentes conclusions.


13 – Arrêt BLP Group (C-4/94, EU:C:1995:107, point 19); de même, enfin, arrêt Portugal Telecom (C-496/11, EU:C:2012:557, point 38).


14 – Voir, entre autres, arrêts Midland Bank (C-98/98, EU:C:2000:300, point 24); Halifax e.a. (C-255/02, EU:C:2006:121, point 79) et Malburg (C-204/13, EU:C:2014:147, point 34).


15 – Voir en ce sens, entre autres, arrêts Midland Bank (C-98/98, EU:C:2000:300, points 30 et 31); Investrand (C-435/05, EU:C:2007:87, point 24); SKF (C-29/08, EU:C:2009:665, points 58 et 60); Becker (C-104/12, EU:C:2013:99, point 20) et Malburg (C-204/13, EU:C:2014:147, point 38).


16 – Voir, entre autres, arrêts SKF (C-29/08, EU:C:2009:665, point 60); X (C-651/11, EU:C:2013:346, point 55) et PPG Holdings (C-26/12, EU:C:2013:526, point 23); Voir, en ce sens, déjà, arrêt Kretztechnik (C-465/03, EU:C:2005:320, point 36).


17 – Voir à cet égard point 31 et jurisprudence citée de mes conclusions présentées dans l’affaire TETS Haskovo (C-234/11, EU:C:2012:352).


18 – Voir ne serait-ce que l’arrêt Serebryannay vek (C-283/12, EU:C:2013:599, point 37 et jurisprudence citée).


19 – Voir, entre autres, arrêts Tolsma (C-16/93, EU:C:1994:80, point 14); MKG-Kraftfahrzeuge-Factoring (C-305/01, EU:C:2003:377, point 47) et Le Rayon d’Or (C-151/13, EU:C:2014:185, point 29).


20 – Voir, entre autres, arrêts Tolsma (C-16/93, EU:C:1994:80, points 13 à 20) et Fillibeck (C-258/95, EU:C:1997:491, points 12 à 17); voir également, point 32 des conclusions de l’avocat général Stix-Hackl présentées dans l’affaire Bertelsmann (C-380/99, EU:C:2001:129).


21 – Voir en ce sens arrêt Hotel Scandic Gåsabäck (C-412/03, EU:C:2005:47, point 22).


22 – Arrêt Becker (C-104/12, EU:C:2013:99, points 22 et 23 ainsi que point 33).


23 – Voir arrêt BLP Group (C-4/94, EU:C:1995:107, point 24).


24 – Voir point 38 des présentes conclusions.


25 – Voir, entre autres, arrêts Rompelman (268/83, EU:C:1985:74, point 19); Ghent Coal Terminal (C-37/95, EU:C:1998:1, point 15); Halifax e.a. (C-255/02, EU:C:2006:121, point 78); Securenta (C-437/06, EU:C:2008:166, point 25) ainsi qu’Idexx Laboratories Italia (C-590/13, EU:C:2014:2429, point 32).


26 – Voir, entre autres, arrêts Elida Gibbs (C-317/94, EU:C:1996:400, point 19); Pelzl e.a. (C-338/97, C-344/97 et C-390/97, EU:C:1999:285, point 21); KÖGÁZ e.a. (C-283/06 et C-312/06, EU:C:2007:598, point 51) ainsi que Lebara (C-520/10, EU:C:2012:264, point 25).


27 – Voir arrêt AES-3C Maritza East 1 (C-124/12, EU:C:2013:488, point 31).


28 – Voir arrêt Becker (C-104/12, EU:C:2013:99, point 31).


29 – Voir, concernant la possibilité d’une interruption de ce lien, arrêt TETS Haskovo (C-234/11, EU:C:2012:644, point 34).


30 – Voir arrêts BLP Group (C-4/94, EU:C:1995:107, point 19); SKF (C-29/08, EU:C:2009:665, points 62 et 71) ainsi que X (C-651/11, EU:C:2013:346, point 56).


31 – Arrêts Securenta (C-437/06, EU:C:2008:166, point 30) et Vereniging Noordelijke Land- en Tuinbouw Organisatie (C-515/07, EU:C:2009:88, point 37).


32 – Voir points 23 à 25 des présentes conclusions.


33 – Voir points 42 à 45 des présentes conclusions.


34 – JO L 277, p. 1.


35 – Voir ne serait-ce qu’arrêts Fischer (C-283/95, EU:C:1998:276, point 28); CPP (C-349/96, EU:C:1999:93, point 33) et GfBk (C-275/11, EU:C:2013:141, point 32).


36 – Voir arrêt Lennartz (C-97/90, EU:C:1991:315, point 20).


37 – Voir arrêt Commission/France (C-243/03, EU:C:2005:589, point 33).