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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 20 décembre 2017 ( 1 )

Affaire C-532/16

Valstybinė mokesčių inspekcija prie Lietuvos Respublikos finansų ministerijos

partie intervenante :

Akcinė bendrovė SEB bankas

[demande de décision préjudicielle formée par le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie)]

« Renvoi préjudiciel – Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Régularisation des déductions – Applicabilité – Livraison incorrectement soumise à la TVA – Modification de la facture par le fournisseur »

I. Introduction

1.

Akcinė bendrovė SEB bankas (ci-après « SEB bankas ») a acheté des parcelles de terrain à VKK Investicija UAB (ci-après le « vendeur ») pour lesquelles ce dernier a émis une facture en vue du paiement – taxe sur la valeur ajoutée (TVA) incluse. À l’époque de la vente, les deux parties considéraient le terrain en question comme étant un « terrain à bâtir » soumis à la TVA. Par la suite, SEB bankas a obtenu une déduction correspondant à la TVA facturée.

2.

Trois ans plus tard, le vendeur a considéré que la livraison du terrain en question aurait dû en réalité être exonérée de TVA. Il a dès lors envoyé à SEB bankas une note de crédit pour le montant initial facturé. Il a également émis une nouvelle facture pour le même montant n’incluant cette fois pas de TVA.

3.

Sur la base d’un contrôle fiscal ultérieur, la Valstybinė mokesčių inspekcija prie Lietuvos Respublikos finansų ministerijos (direction nationale des impôts près le ministère des Finances de la République de Lituanie, ci-après la « direction nationale des impôts ») a adopté une décision demandant à SEB bankas de rembourser le montant correspondant à la déduction initialement accordée. Elle a également exigé le paiement d’une partie des intérêts de retard courus et a infligé une amende.

4.

L’affaire a finalement été portée devant le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie). Cette juridiction de renvoi demande à présent si le remboursement demandé à SEB bankas relève ou non du mécanisme de régularisation des déductions prévu par la directive 2006/112/CE ( 2 ) (ci-après la « directive TVA »). Elle demande également quelle est la pertinence, aux fins de la détermination des obligations fiscales de SEB bankas, de la note de crédit émise par le vendeur et du fait que la requalification du terrain concerné est intervenue à la suite d’un changement dans la pratique de l’administration fiscale.

II. Cadre juridique

1.   Directive TVA

5.

L’article 12, paragraphe 1, de la directive TVA prévoit :

« 1. Les États membres peuvent considérer comme assujetti quiconque effectue, à titre occasionnel, une opération relevant des activités visées à l’article 9, paragraphe 1, deuxième alinéa, et notamment une seule des opérations suivantes :

[…]

b)

la livraison d’un terrain à bâtir. »

6.

En vertu de l’article 135, paragraphe 1, de ladite directive :

« 1. Les États membres exonèrent les opérations suivantes :

[…]

k)

les livraisons de biens immeubles non bâtis autres que celles des terrains à bâtir visés à l’article 12, paragraphe 1, point b) ».

7.

Le chapitre 5 du titre X de la directive TVA concerne la « régularisation des déductions ». Il contient les articles 184 à 192. L’article 184 dispose que la « déduction initialement opérée est régularisée lorsqu’elle est supérieure ou inférieure à celle que l’assujetti était en droit d’opérer ».

8.

L’article 185 de la directive TVA énonce :

« 1.

La régularisation a lieu notamment lorsque des modifications des éléments pris en considération pour la détermination du montant des déductions sont intervenues postérieurement à la déclaration de TVA, entre autres en cas d’achats annulés ou en cas de rabais obtenus.

2.

Par dérogation au paragraphe 1, il n’y a pas lieu à régularisation en cas d’opérations totalement ou partiellement impayées, en cas de destruction, de perte ou de vol dûment prouvés ou justifiés et en cas de prélèvements effectués pour donner des cadeaux de faible valeur et des échantillons visés à l’article 16.

En cas d’opérations totalement ou partiellement impayées et en cas de vol, les États membres peuvent toutefois exiger la régularisation. »

9.

Aux termes de l’article 186, les « États membres déterminent les modalités d’application des articles 184 et 185 ».

2.   Droit lituanien

10.

L’article 65 du Lietuvos Respublikos pridėtinės vertės mokesčio įstatymas Nr. IX-751 (loi lituanienne no IX-751 relative à la taxe sur la valeur ajoutée), du 5 mars 2002, dans sa rédaction issue de la loi no IX-1960 du 15 janvier 2004 (ci-après la « loi sur la TVA »), énonce la règle générale selon laquelle, « [l]orsque, postérieurement au dépôt de la déclaration de TVA au titre de la période imposable concernée, l’assujetti a retourné une partie des biens acquis, s’est vu accorder un rabais supplémentaire par le fournisseur des biens ou le prestataire du service ou que le montant de la TVA à payer au fournisseur des biens ou au prestataire du service s’est réduit pour une quelconque autre raison, […], et que le montant de la TVA acquittée en amont ou à l’importation avait été porté en déduction, la déduction de TVA est régularisée dans la déclaration de TVA au titre de la période imposable au cours de laquelle la circonstance concernée est apparue, le montant de la TVA due au Trésor public (à rembourser par le Trésor public) s’accroissant (se réduisant) en conséquence ».

11.

L’article 68, paragraphe 1, du Lietuvos Respublikos mokesčių administravimo įstatymas Nr. IX-2112 (loi lituanienne no IX-2112 sur l’administration de la fiscalité), du 13 avril 2004, dispose que « l’assujetti ou l’administration fiscale peut calculer ou recalculer le montant de la taxe ou de l’impôt uniquement au titre d’une période n’excédant pas l’année en cours ainsi que les cinq années civiles précédentes, comptées à partir du 1er janvier de l’année au cours de laquelle a débuté le calcul ou recalcul du montant de la taxe ou de l’impôt ».

12.

Enfin, l’article 80, paragraphe 1, de ladite loi dispose que « [l]’assujetti est en droit de rectifier la déclaration fiscale si le délai de calcul (recalcul) du montant de la taxe ou de l’impôt fixé à l’article 68 de la présente loi n’est pas écoulé ».

III. Faits, procédure nationale et questions préjudicielles déférées

13.

Le 28 mars 2007, SEB bankas et le vendeur ont conclu un contrat de vente, par lequel SEB bankas achetait six parcelles de terrain (ci-après l’« opération »). Le même jour, le vendeur a établi une facture au nom de SEB bankas exigeant le paiement du montant imposable de 4067796,61 litas lituaniens (LTL) et de 732203,39 LTL de TVA. Le montant total de la facture, TVA comprise, était de 4800000 LTL (ci-après la « facture de 2007 »). SEB bankas a déclaré la TVA acquittée en amont au titre du mois de mars 2007 et a obtenu une déduction.

14.

Le 14 avril 2010, le vendeur a établi une note de crédit au nom de SEB bankas (ci-après la « note de crédit de 2010 »). Le même jour, le vendeur a établi une nouvelle facture qui indiquait le même montant total de 4800000 LTL (ci-après la « facture de 2010 »). Cette dernière facture ne contenait pas de TVA.

15.

Le vendeur a présenté une déclaration rectifiée de TVA au titre du mois de mars 2007. En 2012, l’administration fiscale compétente a confirmé que le vendeur avait correctement régularisé sa déclaration de TVA au titre du mois de mars 2007.

16.

La décision de renvoi indique que SEB bankas n’a pas repris la note de crédit de 2010 ni la facture de 2010 dans sa comptabilité. Elle a refusé de reconnaître la note de crédit de 2010 et la facture de 2010 au motif que, en substance, le vendeur n’était pas autorisé à modifier unilatéralement la valeur imposable de l’opération. SEB bankas a également considéré qu’en vertu de la loi en vigueur, l’opération devrait être considérée comme une opération soumise à la TVA.

17.

Comme indiqué dans le rapport de contrôle du 28 février 2014, la direction nationale des impôts a procédé au contrôle fiscal de SEB bankas et a conclu que SEB bankas avait l’obligation de régulariser la déduction de TVA et de reprendre dans sa déclaration de TVA au titre du mois d’avril 2010 le montant de TVA indiqué sur la note de crédit de 2010.

18.

Par une décision du 16 mai 2014, la direction nationale des impôts a confirmé le rapport de contrôle. Elle a indiqué qu’un montant d’intérêts de retard s’élevant à 251472 LTL était dû et a infligé une amende d’un montant de 71528 LTL. Elle a cependant dispensé SEB bankas du paiement d’une partie des intérêts de retard.

19.

Le 10 juin 2014, SEB bankas a attaqué cette décision fiscale devant la commission des litiges fiscaux. Le 12 août 2014, la commission des litiges fiscaux a prononcé l’annulation de la décision fiscale après avoir constaté que la direction nationale des impôts n’avait pas respecté les délais prévus par la législation nationale.

20.

La direction nationale des impôts a saisi le Vilniaus apygardos administracinis teismas (tribunal administratif régional de Vilnius, Lituanie) d’un recours contre la décision d’annulation. Le 8 mars 2016, le tribunal a rejeté la demande de la direction nationale des impôts.

21.

La direction nationale des impôts a alors interjeté appel devant le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie), la juridiction de renvoi. Cette juridiction a suspendu la procédure et a déféré les questions suivantes à la Cour :

« 1)

Convient-il, dans des circonstances telles que celles en cause dans la présente affaire, d’interpréter les articles 184 à 186 de la [directive TVA] en ce sens que le mécanisme de régularisation des déductions prévu par ladite directive ne s’applique pas dans les cas où la déduction initialement opérée ne pouvait légalement pas l’être, du fait qu’il s’agissait d’une opération de livraison de terrains exonérée de la [TVA] ?

2)

Les éléments suivants sont-ils pertinents aux fins de la réponse à la première question : 1) la TVA sur le prix d’achat de terrains a été initialement déduite parce que la pratique de l’administration fiscale considérait la livraison concernée erronément comme une livraison imposable d’un terrain à bâtir au sens de l’article 12, paragraphe 1, sous b), de la [directive TVA] ; 2) après que l’acquéreur avait effectué la déduction initiale, le fournisseur des terrains lui a adressé une note de crédit corrigeant le montant de la TVA mentionnée sur la facture initialement émise ?

3)

En cas de réponse affirmative à la première question, convient-il, dans des circonstances telles que celles en cause dans la présente affaire, d’interpréter les articles 184 et/ou 185 de la [directive TVA] en ce sens que, lorsque la déduction initialement opérée ne pouvait légalement pas l’être du fait que l’opération concernée n’était pas soumise à la TVA, il y a lieu de considérer que l’obligation de l’assujetti de régulariser cette déduction a pris naissance immédiatement ou cette obligation n’a-t-elle pris naissance qu’au moment où il s’est avéré que la déduction initialement opérée ne pouvait légalement pas l’être ?

4)

En cas de réponse affirmative à la première question, convient-il, dans des circonstances telles que celles en cause dans la présente affaire, d’interpréter la [directive TVA], et notamment ses articles 179, 184 à 186 et 250, en ce sens que le montant rectifié de la TVA en amont déductible doit être pris en compte au titre de la période imposable au cours de laquelle ont pris naissance l’obligation ou le droit de l’assujetti de régulariser la déduction initialement opérée par lui ? »

22.

SEB bankas, le gouvernement lituanien et la Commission européenne ont présenté des observations écrites. Ils ont également présenté des observations orales lors de l’audience du 4 octobre 2017.

IV. Appréciation

23.

Les présentes conclusions sont structurées comme suit : je commencerai par deux points préliminaires concernant les délais et la (re)qualification de l’opération aux fins de la TVA (titre A). Ensuite, j’examinerai l’applicabilité du mécanisme de régularisation dans la présente affaire (titre B). Enfin, j’étudierai le caractère pertinent de la note de crédit de 2010 ainsi que celui des effets de la (re)qualification de l’opération aux fins de la TVA (titre C). Eu égard à ma proposition de réponse négative à la première question, il n’est pas nécessaire de répondre aux troisième et quatrième questions posées par la juridiction de renvoi (titre D).

A.   Remarques préliminaires

24.

Deux variables affectent l’appréciation dans la présente affaire. Elles ont chacune été soulevées dans les observations des parties ainsi qu’à l’audience. Les deux variables sont des éléments de droit national qui relèvent de l’appréciation de la juridiction de renvoi. Cependant, en vue de la discussion dans la présente affaire, je souhaite commencer par quelques clarifications préliminaires relatives à ces deux points. Le premier concerne la possibilité que la demande de la direction nationale des impôts à l’égard de SEB bankas soit effectivement prescrite (titre 1). Le deuxième point porte sur la qualification de l’opération aux fins de la TVA en droit national (titre 2).

1. Le délai applicable à la demande dans la procédure au principal

25.

La Commission remarque dans ses observations écrites qu’à la lumière des informations fournies dans la décision de renvoi, la demande formée par la direction nationale des impôts contre SEB bankas semble être prescrite en vertu du droit national. La Commission note qu’en tout état de cause, les autorités nationales peuvent exiger la régularisation des déductions uniquement si les délais impartis n’ont pas déjà expiré.

26.

L’article 68, paragraphe 1, de la loi sur l’administration de la fiscalité fixe un délai de cinq années, en principe, pendant lequel les obligations fiscales peuvent être calculées ou recalculées. L’opération a été réalisée en mars 2007. Il semble (et il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier) que ce soit en février 2014 que la première mesure officielle a été prise visant au remboursement du montant concerné par SEB bankas, lorsque les résultats du contrôle fiscal effectué auprès de SEB bankas ont été formalisés. Cette mesure a été suivie par une décision de la direction nationale des impôts datée de mai 2014 qui a confirmé les constatations de ce contrôle fiscal, a fixé le montant des intérêts de retard et a infligé une amende.

27.

Je souligne que la directive TVA ne contient aucune règle sur les délais qui présenterait un intérêt pour la demande en cause au principal. Il appartient dès lors aux États membres de fixer ces délais, à condition de respecter les principes d’égalité et d’effectivité ( 3 ), ainsi que l’obligation générale découlant de la directive TVA lue en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, TUE de prendre toutes les mesures propres à garantir la perception de l’intégralité de la TVA due sur leurs territoires respectifs, et de lutter contre la fraude fiscale ( 4 ).

28.

Rien dans la décision de renvoi n’indique que les délais fixés par le droit national ne sont pas conformes à ces prescriptions générales. En réalité, il n’est pas demandé à la Cour de procéder à cette appréciation.

29.

Les présentes conclusions sont fondées sur la supposition selon laquelle l’action au principal est conforme aux délais applicables et que la réponse aux questions posées est utile. Si les délais applicables sont considérés comme ayant déjà expiré (ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de décider), les questions posées dans la présente affaire deviendraient hypothétiques, sauf à considérer qu’il s’agit d’un scénario spécifique dans lequel les délais causeraient des problèmes systémiques et structurels empêchant le prélèvement effectif de la TVA dans l’État membre en question ( 5 ).

30.

Au-delà de ce scénario spécifique et plutôt singulier, je souhaite souligner que la directive TVA ne saurait être interprétée ou invoquée en ce sens qu’elle étend ou réduit des délais clairs fixés par le droit national. S’il est établi que la direction nationale des impôts a dépassé les délais impartis pour faire exécuter l’obligation fiscale à l’égard de SEB bankas, la qualification de cette obligation sous tel ou tel intitulé de la directive TVA ne changera pas le fait que la demande est prescrite. Un délai expiré est un délai expiré.

2. La qualification de l’opération aux fins de la TVA en droit national

31.

Ensuite, il ressort de la décision de renvoi et des observations présentées à la Cour que l’interprétation de la notion de « terrain à bâtir » en droit national a changé au cours de la période concernée. Ce changement d’interprétation semble avoir affecté le traitement de l’opération aux fins de la TVA.

32.

Aux termes de l’article 135, paragraphe 1, sous k), de la directive TVA, « [l]es États membres exonèrent […] les livraisons de biens immeubles non bâtis autres que celles des terrains à bâtir visés à l’article 12, paragraphe 1, point b) ». En vertu de cette dernière disposition, « [l]es États membres peuvent considérer comme assujetti quiconque effectue, à titre occasionnel, […] la livraison d’un terrain à bâtir ». Selon l’article 12, paragraphe 3, on entend par cette notion « les terrains nus ou aménagés, définis comme tels par les États membres ».

33.

L’article 12, paragraphe 1, de la directive TVA permet aux États membres de choisir de soumettre un « terrain à bâtir » à la TVA ( 6 ). Il semble que la Lituanie ait fait usage de ce choix. La question de savoir si le terrain concerné par l’opération doit être qualifié in concreto de « terrain à bâtir » est toutefois moins claire.

34.

Selon SEB bankas, à la date de l’opération, le terrain livré était considéré, en vertu du droit national, comme un « terrain à bâtir » et était donc soumis à la TVA. Cette conclusion résultait d’un commentaire officiel de la loi sur la TVA, apparemment publié par la direction nationale des impôts, ainsi que d’un renseignement individuel fourni le 10 novembre 2009 par l’administration fiscale centrale à SEB bankas.

35.

Le gouvernement lituanien a expliqué que cette qualification a été modifiée à la suite d’une décision du Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie) visant à harmoniser une pratique antérieure incohérente ( 7 ). En conséquence, le terrain concerné par l’opération devait être considéré comme (re)qualifié ex tunc par la direction nationale des impôts comme n’étant pas un « terrain à bâtir ». Ce qui a ensuite abouti à ce que la direction nationale des impôts demande à SEB bankas le remboursement du montant porté en déduction.

36.

Je souhaite souligner que la question de savoir si cette (re)qualification de la notion de « terrain à bâtir » est conforme ou non au droit de l’Union est une question qui n’a pas été posée par la juridiction de renvoi. Elle n’est, dès lors, pas abordée dans le cadre de la présente procédure.

37.

La question de la pertinence de la (re)qualification est soulevée dans un contexte différent, dans le cadre de la deuxième question préliminaire, en vue de clarifier si elle a ou non une quelconque incidence sur l’applicabilité du mécanisme de régularisation. La question de savoir si, d’un point de vue factuel, la (re)qualification a effectivement eu lieu est une question qui relève de l’appréciation du juge national. Pour ma part, je raisonnerai à nouveau sur la base de la présomption selon laquelle l’objet de l’opération n’aurait pas dû être considéré comme un « terrain à bâtir » et que, par conséquent, l’opération n’aurait pas dû être soumise à la TVA. En d’autres termes, je prendrai comme point de départ et comme un état de fait que le libellé de la première question préliminaire signifie que les parties ont incorrectement appliqué la TVA à l’opération.

B.   La correction des erreurs concernant l’existence du droit à déduction

38.

Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le mécanisme de régularisation des déductions visé aux articles 184 et suivants de la directive TVA est applicable pour corriger une situation dans laquelle une déduction a été accordée par erreur.

39.

Dans cette partie des présentes conclusions, j’expliquerai en premier lieu que le mécanisme de régularisation ne s’applique pas à l’action initiée par la direction nationale des impôts (titre 1). En second lieu, je considère que même si ce mécanisme n’est pas applicable, cela n’empêche pas que le remboursement d’une déduction accordée incorrectement doive être réclamé en principe par les autorités fiscales (titre 2).

1. L’applicabilité du mécanisme de régularisation

40.

Tout d’abord, j’exposerai le type de correction pour lequel le mécanisme de régularisation semble avoir été prévu (sous-titre a), avant d’opérer une distinction avec la nature de la correction visée au principal (sous-titre b).

a) La nature de la correction concernée par le mécanisme de régularisation

41.

Il résulte des articles 167 et 168 de la directive TVA que l’assujetti est autorisé à déduire la TVA due ( 8 ) pour un bien ou un service fourni par un autre assujetti pour autant que le bien ou le service soit utilisé pour les besoins d’opérations taxées ( 9 ).

42.

Comme la Cour l’a itérativement jugé, le droit à déduction prévu à l’article 168, sous a), de la directive TVA fait partie intégrante du mécanisme de TVA et ne peut en principe être limité. Le régime des déductions vise à soulager entièrement l’entrepreneur du poids de la TVA due ou acquittée dans le cadre de toutes ses activités économiques ( 10 ).

43.

En particulier, le mécanisme de régularisation prévu aux articles 184 et suivants de la directive TVA vise à accroître la précision des déductions en contrôlant la mesure dans laquelle l’assujetti utilise effectivement ces biens à des fins de déduction ( 11 ). La Cour a expliqué que « ce mécanisme a ainsi pour objectif d’établir une relation étroite et directe entre le droit à déduction de la TVA payée en amont et l’utilisation des biens ou des services concernés pour des opérations taxées en aval» ( 12 ). Par son application, les opérations réalisées au stade antérieur continuent de donner lieu au droit à déduction dans la seule mesure où elles servent à fournir des prestations soumises à la TVA ( 13 ). De cette manière le mécanisme de régularisation contribue à assurer la neutralité de la TVA ( 14 ).

44.

S’agissant de son libellé exact, l’article 184 de la directive TVA dispose que « [l]a déduction initialement opérée est régularisée lorsqu’elle est supérieure ou inférieure à celle que l’assujetti était en droit d’opérer ».

45.

L’article 185, paragraphe 1, de la directive TVA prévoit ensuite que la régularisation a lieu « notamment » lorsque des modifications des éléments pris en considération pour la détermination du montant des déductions sont intervenues postérieurement à la déclaration de TVA ( 15 ).

46.

Par ailleurs, l’utilisation de l’expression « entre autres » montre que la liste des éléments cités (l’annulation de l’achat ou l’obtention d’un rabais) n’est pas exhaustive. Au cours des années, la jurisprudence de la Cour a examiné, en vertu de cette disposition, des situations telles que la démolition et la réalisation d’un projet de construction ( 16 ), un vol (dont l’auteur n’a pas été identifié) ( 17 ) ou une modification dans la méthode utilisée pour calculer le droit à déduction de la TVA acquittée pour des biens et services à usage mixte ( 18 ).

47.

Par conséquent, les exemples cités concernent des éléments qui sont susceptibles de déterminer l’étendue de la déduction qu’un assujetti est autorisé à effectuer et qui, par nature, peut uniquement être évaluée avec précision postérieurement, au regard de l’utilisation réelle des biens en cause. Cette analyse est également confirmée par la logique de l’article 187 de la directive TVA qui prévoit une régularisation annuelle fondée sur l’utilisation réelle de biens d’investissement.

48.

La question soulevée dans la présente affaire est celle de savoir si le mécanisme de régularisation peut s’appliquer afin de corriger une erreur initiale commise dans la détermination selon laquelle une opération donnée est imposable alors qu’elle ne l’est pas. La correction d’une telle erreur initiale quant à l’existence du droit à déduction est-elle de même nature que la correction de l’étendue d’un droit à déduction rendue nécessaire par une modification ultérieure concernant la fourniture en cause ? Les deux types de correction donnent-t-elles lieu à l’application du même mécanisme ?

b) La nature de la correction visée dans la présente affaire

49.

La correction visée dans la présente affaire tend à remédier à une situation dans laquelle l’autorité fiscale compétente a accordé une déduction de TVA alors que cette déduction n’aurait apparemment jamais dû être accordée. En conséquence de cette erreur, les autorités fiscales ont réclamé le remboursement du montant correspondant à la déduction accordée. Cette correction apportée aux obligations fiscales peut-elle relever du champ d’application du mécanisme de régularisation de TVA ?

50.

SEB bankas ne le pense pas. Cette partie considère, en premier lieu, qu’aucune modification n’est intervenue après l’opération sur les éléments pertinents affectant son droit à déduction. Elle n’était donc pas tenue de régulariser ses obligations de TVA. La seule modification intervenue a été la (re)qualification de l’opération aux fins de la TVA passant de « soumise à la TVA » à « exonérée de TVA », puisque son objet n’a plus été considéré comme étant un « terrain à bâtir » en vertu du droit national. En second lieu, s’il était établi que la TVA n’était pas due et que, dès lors, la déduction n’était pas justifiée (quod non selon cette partie), la restitution des montants respectifs serait régie par le droit des États membres, non par la directive TVA.

51.

Le gouvernement lituanien soutient que le mécanisme de régularisation est applicable. Il se fonde sur le libellé de l’article 184 de la directive TVA, sur les objectifs poursuivis par le mécanisme de régularisation, ainsi que sur les mesures par lesquelles ce mécanisme est mis en œuvre. En ce qui concerne le libellé de l’article 184, ce gouvernement souligne que la régularisation de la déduction initiale est requise lorsque la déduction initialement opérée « est supérieure ou inférieure à celle que l’assujetti était en droit d’opérer ». D’un point de vue mathématique, si le montant que l’assujetti était réellement en droit de déduire était égal à zéro, toute déduction de TVA opérée était trop élevée et doit être régularisée.

52.

Dans le monde de l’arithmétique conventionnelle, il est indubitable que cette proposition est correcte : tout nombre positif est supérieur à zéro. Je suis, toutefois, moins certain que cette équation rende justice au système et à l’économie du mécanisme de régularisation.

53.

Pour commencer par le texte de l’article 185, qui prévoit les conditions dans lesquelles le mécanisme de régularisation s’applique, les termes « modifications des éléments pris en considération pour la détermination du montant des déductions» ( 19 ) semblent viser un scénario différent de celui en cause au principal. L’erreur qui doit être corrigée dans la procédure au principal ne concerne pas la question du montant que SEB bankas aurait été autorisée à déduire, mais plutôt la question de savoir si un droit à déduction a effectivement pris naissance. En d’autres termes, ce que la direction nationale des impôts cherche à corriger, c’est l’appréciation erronée concernant l’existence du droit à déduction, et non l’étendue de ce droit.

54.

Je reconnais que le libellé de l’article 184, qui introduit le chapitre 5 du titre X de la directive TVA sur la régularisation des déductions, est général et ouvert. Il pourrait dès lors exister un doute quant à la question de savoir s’il est correct d’interpréter l’article 184, qui est formulé en des termes généraux, à la lumière des dispositions plus spécifiques de l’article 185. Cette question est d’autant plus pertinente si l’on tient compte du fait que la liste des éléments entraînant une régularisation cités à l’article 185, paragraphe 1, n’est pas exhaustive, ainsi que je l’ai constaté au point 46 des présentes conclusions.

55.

Cela étant dit, les articles 184 à 186 de la directive TVA constituent une unité logique au sein du chapitre 5 du titre X. Partant, ils doivent former un ensemble cohérent et être interprétés à la lumière les uns des autres et de l’objectif global du chapitre en cause. Cet objectif global du mécanisme prévu dans ce chapitre consiste à corriger le montant de la déduction, et non la situation dans laquelle aucun droit à déduction n’a pris naissance. S’il n’existe pas de droit à déduction, l’étendue d’une régularisation de ce droit à déduction est dépourvue de pertinence.

56.

Cette analyse semble être confirmée par la considération de la Cour dans l’arrêt Uudenkaupungin kaupunki qui portait sur le mécanisme de régularisation prévu à l’article 20 de la sixième directive (qui était, en substance, équivalent au système existant en vertu de la directive TVA) ( 20 ). L’affaire concernait des biens d’investissement qui ont d’abord été affectés à une activité exonérée, puis ont été utilisés aux fins d’une activité soumise à la TVA (ce changement ayant eu lieu au cours de la période de régularisation concernée).

57.

La Cour a jugé que « l’application du mécanisme de régularisation dépend de la question de savoir si un droit à déduction fondé sur l’article 17 de la sixième directive a pris naissance» ( 21 ). La Cour a conclu que la naissance ultérieure du droit à déduction a permis l’application du mécanisme de régularisation. Avant d’aboutir à cette conclusion, la Cour a confirmé qu’au moment de l’acquisition, l’entité qui a ensuite invoqué l’utilisation du mécanisme de régularisation était un assujetti.

58.

Les faits à la base de l’arrêt Uudenkaupungin kaupunki étaient donc différents de la présente affaire. Il demeure cependant instructif de noter que l’applicabilité du mécanisme de régularisation a été soumise à l’existence du droit à déduction (considérée non au regard de la nature de la livraison, mais bien du statut de l’acheteur).

59.

Eu égard aux éléments qui précèdent, j’estime que le mécanisme de régularisation n’est pas applicable à l’action au principal.

2. Le principe de la neutralité fiscale exigeant le remboursement de la déduction accordée illégalement

60.

Je partage la position exprimée, en substance, par la Commission (et reconnue à titre subsidiaire par SEB bankas) selon laquelle il convient toujours de corriger la déduction accordée de manière incorrecte, à nouveau, naturellement, dans le respect des délais impartis. Cette correction relève, toutefois, du droit national. Dans le même temps, le constat que l’erreur commise dans la procédure au principal ne relève pas du mécanisme de régularisation n’implique pas qu’elle se situe tout à fait en dehors du champ d’application du système commun de la TVA et du principe de la neutralité fiscale.

61.

Comme indiqué au considérant 7 de la directive TVA, « [l]e système commun de TVA devrait, même si les taux et les exonérations ne sont pas complètement harmonisés, aboutir à une neutralité concurrentielle, en ce sens que sur le territoire de chaque État membre les biens et les services semblables supportent la même charge fiscale ».

62.

Cette charge doit être imposée de manière égale aux assujettis qui sont dans des situations similaires ( 22 ). Cette neutralité n’est toutefois pas respectée s’il est établi qu’un assujetti, tel que SEB bankas, a bénéficié d’une déduction de TVA accordée de manière incorrecte. L’État membre, dont les autorités fiscales ont accordé cette déduction, est dès lors tenu d’assurer que l’avantage fiscal indu soit rectifié.

63.

Concrètement, cela signifie que les États membres doivent mettre en place des mesures permettant aux autorités fiscales de demander aux assujettis, tels que SEB bankas, le remboursement du montant correspondant à la déduction à la direction nationale des impôts, en vertu des dispositions applicables de droit national et à condition de respecter des délais clairs et prévisibles.

64.

Je note qu’une solution similaire serait de mise en ce qui concerne la référence aux dispositions respectives de droit national même si le mécanisme de régularisation était applicable. En effet, tandis que les articles 184 et 185 établissent les conditions matérielles pour l’application du mécanisme de régularisation, l’article 186 de la directive TVA renvoie aux droits des États membres s’agissant des modalités d’application.

65.

Il convient d’ajouter, dans un souci de clarté, que cette conclusion n’empêche pas l’État membre de prévoir, au niveau national, des règles procédurales qui s’appliqueraient à la fois pour corriger des erreurs initiales en ce qui concerne la qualification d’une opération (exonérée de TVA ou soumise à la TVA), ainsi que pour régulariser les déductions accordées à l’égard d’opérations imposables. Le fait que le premier type de correction ne relève pas du mécanisme de régularisation prévu par la directive TVA n’implique pas qu’il doit être traité séparément au niveau national.

66.

Eu égard aux éléments qui précèdent, ma conclusion intermédiaire est que les articles 184 à 186 de la directive TVA doivent être interprétés en ce sens que le mécanisme de régularisation prévu par ces dispositions n’est pas applicable dans une situation, telle que celle en cause au principal, où la déduction de TVA initialement opérée ne pouvait pas l’être du fait qu’il s’agissait d’une opération exonérée de TVA. Cependant, le principe de la neutralité fiscale exige que l’État membre recouvre le montant correspondant à une déduction de TVA indûment accordée, en vertu des dispositions applicables du droit national.

C.   La conclusion est-elle affectée par les circonstances spécifiques de l’affaire ?

67.

Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande si la réponse à la première question est affectée par l’émission de la note de crédit de 2010 (titre 1), et par le fait que l’opération a d’abord été considérée comme étant soumise à la TVA et a ensuite été traitée comme étant exonérée de TVA (titre 2).

68.

Eu égard à ma proposition de réponse à la première question de la juridiction nationale, la deuxième question peut être comprise comme relevant du droit national et ne nécessitant pas l’assistance de la Cour. Cependant, comme la deuxième question est liée à la première, il s’agit essentiellement d’un développement de celle-ci, et dans l’esprit de coopération dont est imprégnée la procédure de décision préjudicielle, les suggestions limitées que je peux fournir sur la deuxième question sont les suivantes.

1. Le caractère pertinent de la note de crédit de 2010

69.

Le caractère pertinent de la note de crédit de 2010 peut être examiné, à mon sens, sous deux perspectives différentes.

70.

En premier lieu, l’on pourrait se demander si la note de crédit a établi une obligation fiscale pour SEB bankas. La réponse est clairement non. Sous réserve de vérifications à effectuer par la juridiction de renvoi quant aux effets juridiques exacts que le droit national attache à un tel document, je comprends que la note de crédit de 2010 est un document émis par une partie privée, non un document officiel émis par une autorité fiscale. En tant que telle, elle peut produire des effets pour la partie qui l’a émise, mais en principe pas pour l’autre partie à l’opération ( 23 ).

71.

En second lieu, l’on pourrait se demander si l’émission de la note de crédit de 2010 est susceptible d’avoir des conséquences pour les délais applicables dans lesquels la direction nationale des impôts peut modifier les obligations fiscales incombant à SEB bankas. Il s’agit à nouveau d’une question relevant de l’appréciation de la juridiction de renvoi.

72.

Il existe des systèmes dans lesquels le droit national peut prévoir non seulement un délai « objectif » (c’est-à-dire absolu), mais également un délai « subjectif » (c’est-à-dire relatif). Le délai objectif peut commencer à courir au moment de la survenance d’un événement spécifique indépendamment de la connaissance qu’en a la partie concernée. Le délai subjectif commence à courir au moment où cette partie a connaissance de la survenance de l’événement en cause.

73.

Si tel était le cas en vertu du droit national, il pourrait être soutenu que, par la réception de la note de crédit de 2010, SEB bankas a eu connaissance du fait qu’elle devait rectifier sa déclaration de TVA. Partant, cette note de crédit pourrait peut-être être interprétée comme étant le point de départ du délai subjectif.

74.

Cela étant dit, même si le droit national prévoyait un délai subjectif, normalement le délai subjectif ne peut pas s’étendre et courir au-delà de l’expiration du délai objectif. Le délai subjectif peut donc commencer à courir plus tard, mais expire au plus tard au moment de l’expiration du délai objectif. Par conséquent, même dans cette deuxième perspective potentielle, je ne vois pas précisément comment la note de crédit de 2010 pourrait présenter un intérêt en ce qui concerne les délais dans la procédure au principal.

75.

Par conséquent, sur la base des éléments tels que présentés à la Cour, je ne considère pas que la note de crédit de 2010 présente un caractère pertinent aux fins de l’appréciation des obligations fiscales de SEB bankas.

2. Le caractère pertinent de la (re)qualification de l’opération

76.

Contrairement à la note de crédit de 2010 émise par le vendeur, la pratique interprétative et le comportement spécifique de l’administration fiscale à l’égard de SEB bankas sont importants aux fins de l’appréciation des obligations fiscales de SEB bankas. En effet, sous réserve de l’appréciation factuelle à effectuer par la juridiction nationale, ils peuvent avoir fait naître pour SEB bankas des attentes légitimes quant à l’étendue de ses obligations fondées sur la nature et le contenu des assurances précises qui lui auraient été fournies ( 24 ).

77.

Le gouvernement lituanien reconnaît que, lorsque la transaction a eu lieu, l’interprétation « officielle » de ce qu’il convenait de considérer comme un « terrain à bâtir » justifiait la conclusion selon laquelle l’opération était soumise à la TVA. En même temps, ce gouvernement note également que cette interprétation a changé en conséquence d’un arrêt du Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie) rendu en 2009 ( 25 ).

78.

Comme la Cour l’a rappelé dans l’arrêt Nigl e.a., « le principe de sécurité juridique ne s’oppose pas à ce que l’administration fiscale procède, dans [les délais prescrits], à un redressement de TVA portant sur la taxe déduite ou sur des services déjà réalisés, qui auraient dû être soumis à cette taxe ». La Cour a également considéré qu’« une telle règle doit également prévaloir lorsqu’un régime dont bénéficie un redevable de la TVA est remis en cause par l’administration fiscale, y compris pour une période antérieure à la date à laquelle une telle appréciation est émise, mais sous réserve que ladite appréciation intervienne dans le délai de prescription de l’action de l’administration, et que ses effets ne rétroagissent pas à une date antérieure à celle à laquelle les éléments de droit et de fait sur lesquels elle repose sont survenus» ( 26 ).

79.

La même logique semble s’appliquer également à la présente affaire. Si le délai pour l’évaluation des obligations fiscales de SEB bankas est encore ouvert dans une certaine mesure, cela signifie que la réévaluation et le recalcul sont toujours autorisés, car l’affaire reste dans les délais impartis, et si, au cours de cette période, une décision d’une juridiction supérieure nationale (telle qu’une juridiction administrative suprême) harmonise une pratique interprétative auparavant incohérente, l’interprétation uniforme ainsi fournie pourra avoir des effets incidents sur l’interprétation de la loi à donner dans toutes les affaires pendantes dans lesquelles cette interprétation présente un intérêt.

80.

Cette rétrospectivité incidente des décisions des juridictions supérieures est, en réalité, assez courante ( 27 ). Il s’agit de la conséquence logique de ces décisions interprétatives qui se greffent sur la législation interprétée en cause et sont, dès lors (à moins que cet effet ne soit explicitement exclu), applicables ex tunc avec la législation qui a été interprétée.

81.

Il pourrait être suggéré, comme cela semble être l’argument invoqué par la Commission lors de l’audience, qu’en ce qui concerne une période imposable qui a déjà expiré, l’application d’une décision interprétative d’une juridiction nationale supérieure ne serait pas seulement rétrospective, mais réellement rétroactive.

82.

Je ne suis pas d’accord. Jusqu’à ce que et à moins que le délai pour le recalcul et la régularisation fixé en droit national soit écoulé, l’évaluation de cette période imposable n’est pas réellement close. La réévaluation est toujours ouverte et il convient de noter qu’elle n’est pas seulement ouverte pour l’administration fiscale, mais également pour l’assujetti. Partant, au cours de cette période, l’assujetti peut lui aussi souhaiter invoquer à son avantage une harmonisation interprétative réalisée par la décision d’une juridiction nationale supérieure. En termes métaphoriques, la porte est ouverte sur les deux voies.

83.

Cependant, même si, dans les délais impartis, les autorités fiscales peuvent, strictement parlant, prendre en compte et appliquer une décision d’une juridiction nationale supérieure qui harmonise une interprétation du droit auparavant incohérente, cela ne dispense pas les autorités fiscales compétentes de rechercher, dans chaque cas individuel, un juste équilibre entre la nécessité d’une application uniforme du droit et les circonstances particulières de l’affaire individuelle qui ont pu faire naître des attentes légitimes dans l’esprit de l’assujetti.

84.

Dans la présente affaire, il serait par exemple concevable qu’un juste équilibre entre la probable nécessité juridique de corriger la qualification de l’opération et la protection des attentes légitimes de SEB bankas (si une évaluation factuelle indique que ces attentes ont effectivement été générées par le comportement des autorités nationales) réside peut-être dans la permission de requalifier l’opération, mais en ne sanctionnant SEB bankas d’aucune manière, c’est-à-dire en ne lui infligeant pas d’intérêts de retard ni d’amende ( 28 ).

85.

Eu égard aux éléments qui précèdent, ma conclusion est que la réponse à la première question préliminaire n’est pas affectée par l’émission de la note de crédit de 2010. Cependant, lorsque les autorités compétentes rectifient les obligations fiscales d’un assujetti, tel que SEB bankas, à la suite de la (re)qualification d’une livraison aux fins de la TVA, telle que la livraison d’un terrain dans la procédure au principal, ces autorités doivent trouver un juste équilibre entre l’obligation d’assurer la neutralité fiscale et l’application uniforme du droit, et les attentes légitimes de la personne concernée.

D.   Les troisième et quatrième questions

86.

Bien que les hypothèses introduisant les troisième et quatrième questions ne soient pas limpides eu égard aux termes exacts de la première question, je déduis de la logique sous-jacente de la décision de renvoi que les troisième et quatrième questions de la juridiction de renvoi sont posées uniquement dans le cas où le mécanisme de régularisation serait considéré comme étant applicable à l’affaire au principal.

87.

Puisque j’estime que le mécanisme de régularisation n’est pas applicable à l’action au principal, il n’est dès lors pas nécessaire de répondre aux troisième et quatrième questions.

V. Conclusion

88.

Eu égard aux éléments qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre au Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie) comme suit :

Il convient d’interpréter les articles 184 à 186 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, en ce sens que le mécanisme de régularisation des déductions prévu par ces dispositions ne s’applique pas dans la situation, telle que celle en cause au principal, où la déduction de TVA initialement opérée ne pouvait pas l’être du fait qu’il s’agissait d’une opération exonérée de la TVA. Cependant, le principe de la neutralité fiscale exige que l’État membre recouvre le montant correspondant à une déduction de TVA indûment accordée, en vertu des dispositions applicables du droit national.

Lorsque les autorités compétentes rectifient les obligations fiscales d’un assujetti, à la suite de la (re)qualification d’une livraison aux fins de la TVA, telle que la livraison d’un terrain dans la procédure au principal, ces autorités doivent trouver un juste équilibre entre l’obligation d’assurer la neutralité fiscale et l’application uniforme du droit, et les attentes légitimes de la personne concernée.


( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) Directive du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1).

( 3 ) Concernant le principe d’effectivité dans ce contexte, voir arrêt du 14 juin 2017, Compass Contract Services (C-38/16, EU:C:2017:454, point 42 et jurisprudence citée).

( 4 ) Voir, en ce sens, arrêts du 7 novembre 2013, Tulică et Plavoşin (C-249/12 et C-250/12, EU:C:2013:722, point 41 et jurisprudence citée), et du 8 septembre 2015, Taricco e.a. (C-105/14, EU:C:2015:555, point 36 et jurisprudence citée).

( 5 ) Voir, en ce sens, arrêt du 8 septembre 2015, Taricco e.a. (C-105/14, EU:C:2015:555, points 46 et 47), mais voir arrêt du 5 décembre 2017, M.A.S. et M. B. (C-42/17, EU:C:2017:936, points 51 à 58).

( 6 ) Arrêt du 15 septembre 2011, Słaby e.a. (C-180/10 et C-181/10, EU:C:2011:589, point 33 et jurisprudence citée). Concernant la portée du pouvoir d’appréciation des États membres dans le contexte de l’article 12 de la directive TVA, voir arrêt du 16 novembre 2017, Kozuba Premium Selection (C-308/16, EU:C:2017:869, point 44 et suiv. ainsi que jurisprudence citée).

( 7 ) À cet égard, le gouvernement lituanien fait référence à l’arrêt du Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie) du 7 décembre 2009, affaire A–438–1346/2009.

( 8 ) Voir, par exemple, arrêts du 13 décembre 1989, Genius (C-342/87, EU:C:1989:635, point 13) ; du 19 septembre 2000, Schmeink & Cofreth et Strobel (C-454/98, EU:C:2000:469, point 53), et du 6 février 2014, Fatorie (C-424/12, EU:C:2014:50, point 39).

( 9 ) Arrêt du 22 octobre 2015, Sveda (C-126/14, EU:C:2015:712, point 18 et jurisprudence citée). Voir également conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire Mateusiak (C-229/15, EU:C:2016:138, point 24 et jurisprudence citée).

( 10 ) Arrêts du 21 mars 2000, Gabalfrisa e.a. (C-110/98 à C-147/98, EU:C:2000:145, point 44 et jurisprudence citée) ; du 30 septembre 2010, Uszodaépítő (C-392/09, EU:C:2010:569, points 34 et 35 et jurisprudence citée), et du 22 mars 2012, Klub (C-153/11, EU:C:2012:163, points 35 et 36, et jurisprudence citée).

( 11 ) Voir, en particulier, conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire TETS Haskovo (C-234/11, EU:C:2012:352, points 27 et 28).

( 12 ) Voir arrêt du 13 mars 2014, FIRIN (C-107/13, EU:C:2014:151, point 50 et jurisprudence citée).

( 13 ) Voir, par exemple, arrêts du 16 juin 2016, Mateusiak (C-229/15, EU:C:2016:454, point 28 et jurisprudence citée), et du 13 mars 2014, FIRIN (C-107/13, EU:C:2014:151, point 50 et jurisprudence citée).

( 14 ) Ordonnance du 5 juin 2014, Gmina Międzyzdroje (C-500/13, EU:C:2014:1750, point 24 et jurisprudence citée).

( 15 ) Arrêt du 16 juin 2016, Mateusiak (C-229/15, EU:C:2016:454, point 29 et jurisprudence citée). Voir également arrêt du 16 juin 2016, Kreissparkasse Wiedenbrück (C-186/15, EU:C:2016:452, point 47).

( 16 ) Arrêt du 29 novembre 2012, Gran Via Moineşti (C-257/11, EU:C:2012:759, points 37 à 42). Voir, de la même manière, arrêt du 18 octobre 2012, TETS Haskovo (C-234/11, EU:C:2012:644, points 32 à 37).

( 17 ) Le scénario du vol est prévu à l’article 185, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive TVA. Arrêt du 4 octobre 2012, PIGI (C-550/11, EU:C:2012:614).

( 18 ) Arrêt du 9 juin 2016, Wolfgang und Dr. Wilfried Rey Grundstücksgemeinschaft (C-332/14, EU:C:2016:417, points 37 à 47).

( 19 ) Mise en italique ajoutée.

( 20 ) Arrêt du 30 mars 2006, Uudenkaupungin kaupunki (C-184/04, EU:C:2006:214). Voir article 20, paragraphe 1, de la sixième directive intitulé « Régularisation des déductions ». Sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO 1977, L 145, p. 1).

( 21 ) Arrêt du 30 mars 2006, Uudenkaupungin kaupunki (C-184/04, EU:C:2006:214, point 37). Voir également arrêt du 2 juin 2005, Waterschap Zeeuws Vlaanderen (C-378/02, EU:C:2005:335, point 44), où la Cour a jugé qu’« un organisme de droit public qui achète un bien d’investissement en tant qu’autorité publique au sens de l’article 4, paragraphe 5, premier alinéa, de la sixième directive et par conséquent en qualité de non-assujetti, et qui, par la suite, vend ce bien en qualité d’assujetti ne bénéficie pas, dans le cadre de cette vente, d’un droit à régularisation fondé sur l’article 20 de cette directive, en vue d’opérer une déduction de TVA acquittée lors de l’achat dudit bien ». Voir également ordonnance du 5 juin 2014, Gmina Międzyzdroje (C-500/13, EU:C:2014:1750).

( 22 ) Voir, par analogie, arrêt du 14 juin 2017, Compass Contract Services (C-38/16, EU:C:2017:454, points 30 à 32 et jurisprudence citée), qui concerne les règles nationales relatives au remboursement, à l’émetteur d’une facture, de la TVA indûment versée. De la même manière, la Cour a jugé que, pour assurer la neutralité de la TVA, il appartient aux États membres de prévoir, dans leur ordre juridique interne, la possibilité de correction de toute taxe indûment facturée, dès lors que l’émetteur de la facture démontre sa bonne foi ou lorsque l’émetteur de la facture a, en temps utile, éliminé complètement le risque de perte de recettes fiscales – arrêt du 18 juin 2009, Stadeco (C-566/07, EU:C:2009:380, points 36 et 37 et jurisprudence citée). Voir également arrêt du 19 septembre 2000, Schmeink & Cofreth et Strobel (C-454/98, EU:C:2000:469, points 56 à 58).

( 23 ) Voir, de la même manière, arrêt du 31 janvier 2013, Stroy trans (C-642/11, EU:C:2013:54, points 41 à 44).

( 24 ) Arrêts du 9 juillet 2015, Cabinet Medical Veterinar Dr. Tomoiagă Andrei (C-144/14, EU:C:2015:452, point 43 et jurisprudence citée) ; du 9 juillet 2015, Salomie et Oltean (C-183/14, EU:C:2015:454, point 44 et jurisprudence citée), et du 14 septembre 2006, Elmeka (C-181/04 à C-183/04, EU:C:2006:563, point 32 et jurisprudence citée).

( 25 ) Voir note de bas de page 7 des présentes conclusions.

( 26 ) Arrêt du 12 octobre 2016, Nigl e.a. (C-340/15, EU:C:2016:764, points 48 et 49 et jurisprudence citée).

( 27 ) Récemment abordée dans le contexte de l’applicabilité temporelle des décisions de la Cour dans le domaine de la TVA, par exemple dans mes conclusions dans l’affaire Cussens e.a. (C-251/16, EU:C:2017:648, point 35 et suivants) et dans l’affaire Scialdone (C-574/15, EU:C:2017:553, point 179).

( 28 ) Comme indiqué ci-dessus (voir point 18 des présentes conclusions), il ressort de la décision de renvoi que la direction nationale des impôts a dispensé SEB bankas du paiement d’une partie des intérêts de retard.