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Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE

présentées le 22 octobre 2020 (1)

Affaire C-593/19

SK Telecom Co. Ltd

contre

Finanzamt Graz-Stadt

[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances, Autriche)]

« Renvoi préjudiciel – Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112 – Mesures visant à éviter la double imposition et la non-imposition – Article 59 bis – Secteur des télécommunications – Téléphonie mobile – Services d’itinérance – Ressortissants de pays tiers séjournant temporairement sur le territoire d’un État membre – Lieu des prestations – Possibilité de déplacement de ce lieu sur le territoire de l’État membre concerné – Exigence d’utilisation ou d’exploitation effective sur le territoire de l’État membre – Cas de double imposition, de non-imposition ou de distorsion de concurrence – Absence de pertinence du traitement fiscal dans le pays tiers »






I.      Introduction

1.        Par décision du 29 juillet 2019, parvenue à la Cour le 5 août 2019, le Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances, Autriche) a adressé à la Cour une demande tendant à obtenir une décision préjudicielle sur l’interprétation de l’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112 (2).

2.        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant SK Telecom Co. Ltd, une société établie en Corée du Sud, au Finanzamt de Graz-Stadt (centre des impôts de la ville de Graz, Autriche) (ci-après le « Finanzamt ») au sujet du traitement fiscal de services d’itinérance fournis par cette société à des utilisateurs résidant en Corée du Sud mais séjournant temporairement en Autriche, consistant à leur donner accès à un réseau de téléphonie mobile dans cet État membre.

3.        Les questions posées visent, en substance, à déterminer si la disposition précitée autorise la République d’Autriche à déplacer le lieu de telles prestations de services d’itinérance sur son territoire, avec pour conséquence qu’elles seront soumises à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) autrichienne.

4.        Dans la suite de mes conclusions, je proposerai à la Cour de répondre à ces questions par l’affirmative.

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

5.        Les services en cause dans le litige au principal ayant été fournis au cours de l’année 2011, la version de la directive 2006/112 applicable au litige au principal est celle résultant des modifications apportées en dernier lieu par la directive 2010/88, dont le délai de transposition expirait le 1er janvier 2011 en vertu de son article 2 (3).

6.        La directive 2006/112 comporte un titre V intitulé « Lieu des opérations imposables ». Au sein de ce titre V, le chapitre 3 est consacré au « Lieu des prestations de services ». Ce chapitre 3 inclut une section 3 dédiée à des « Dispositions particulières ». Les articles 59, 59 bis et 59 ter de la directive 2006/112 relèvent de cette section 3 (4).

7.        L’article 59 de cette directive, qui relève d’une sous-section 9 intitulée « Services fournis à des personnes non assujetties établies hors de [l’Union] », énonce :

« Le lieu des prestations de services suivantes, fournies à une personne non assujettie qui est établie ou a son domicile ou sa résidence habituelle hors de [l’Union], est l’endroit où cette personne est établie ou a son domicile ou sa résidence habituelle :

[...]

i)      les services de télécommunication ;

[...] »

8.        Les articles 59 bis et 59 ter de la directive 2006/112 figurent, quant à eux, dans la sous-section 10 intitulée « Mesures visant à éviter la double imposition et la non-imposition ».

9.        Aux termes de l’article 59 bis de ladite directive :

« Pour éviter les cas de double imposition, de non-imposition ou de distorsion de concurrence, les États membres peuvent, en ce qui concerne les services dont le lieu des prestations est régi par les articles 44, 45, 56 et 59, considérer :

a)      le lieu des prestations de ces services ou de certains d’entre eux, qui est situé sur leur territoire, comme s’il était situé en dehors de [l’Union], si l’utilisation ou l’exploitation effectives des services s’effectuent en dehors de [l’Union] ;

b)      le lieu des prestations de ces services ou de certains d’entre eux, qui est situé en dehors de [l’Union], comme s’il était situé sur leur territoire, si l’utilisation ou l’exploitation effectives des services s’effectuent sur leur territoire.

Toutefois, le présent article ne s’applique pas aux services fournis par voie électronique lorsque ces services sont fournis à des personnes non assujetties établies hors de [l’Union]. »

10.      L’article 59 ter de cette même directive dispose :

« Les États membres appliquent l’article 59 bis, [premier alinéa, sous] b), aux services de télécommunication et aux services de radiodiffusion et de télévision visés à l’article 59, premier alinéa, [sous] j), qui sont fournis à des personnes non assujetties qui sont établies ou ont leur domicile ou leur résidence habituelle dans un État membre, par un assujetti qui a établi le siège de son activité économique ou dispose d’un établissement stable à partir duquel les services sont fournis en dehors de [l’Union] ou qui, à défaut d’un tel siège ou d’un tel établissement stable, a son domicile ou sa résidence habituelle en dehors de [l’Union]. »

B.      Le droit autrichien

11.      L’article 3 bis de l’Umsatzsteuergesetz (loi relative à la taxe sur le chiffre d’affaires) de 1994 (BGBl. 663/1994, ci-après l’« UStG 1994 »), dans sa version applicable au litige au principal (BGBl. I 34/2010), dispose :

« [...]

(13)      Les prestations autres, au sens du paragraphe 14, sont considérées comme étant situées :

a)      si le preneur n’est pas un entrepreneur, au sens du paragraphe 5, point 3, et n’a pas son domicile, son siège ou sa résidence habituelle sur le territoire de [l’Union], la prestation autre est considérée comme étant située au domicile, au siège ou à la résidence habituelle du preneur sur le territoire du pays tiers ;

[...]

(14)      Les prestations suivantes sont considérées comme prestations autres au sens du paragraphe 13 :

[...]

12.      les services de télécommunication ;

[...]

(16)      Pour éviter les cas de double imposition, de non-imposition ou de distorsion de concurrence, le Bundesminister für Finanzen (ministre fédéral des Finances) peut prévoir, par règlement, que les prestations autres dont le lieu de prestation se détermine conformément aux paragraphes 6, 7, 12 ou 13, sous a), sont considérées comme étant situées au lieu où ces prestations autres sont utilisées ou exploitées. Par conséquent, le lieu de la prestation autre peut être considéré comme étant situé :

1.      sur le territoire du pays tiers au lieu du territoire national ; et

2.      sur le territoire national au lieu du territoire du pays tiers. La présente disposition ne s’applique pas aux prestations, au sens du paragraphe 14, point 14, lorsque le preneur n’est pas un entrepreneur, au sens du paragraphe 5, point 3, et n’a pas son domicile, son siège ou sa résidence habituelle sur le territoire de [l’Union]. »

12.      Aux termes du règlement du ministre fédéral des Finances sur le déplacement du lieu des autres prestations relatives aux services de télécommunication, de radiodiffusion et de télévision (BGBl. II 383/2003), dans la version applicable au litige au principal (BGBl. II 221/2009) :

« Conformément à l’article 3 bis, paragraphe 10, points 13 et 14, et à l’article 3 bis, paragraphe 13, de l’UStG 1994, dans la version de la loi fédérale BGBl. I 71/2003, nous arrêtons ce qui suit :

Article 1er. Lorsque le lieu d’une prestation visée à l’article 3 bis, paragraphe 14, points 12 et 13, de l’UStG 1994, BGBl. 663, dans la version de la loi fédérale BGBl. I 52/2009, se situe en dehors du territoire de [l’Union] en application de l’article 3 bis de l’UStG 1994, la prestation est accomplie sur le territoire national, lorsqu’elle y est utilisée ou exploitée.

Article 2. Sont considérés comme services de télécommunication les services ayant pour objet la transmission, l’émission et la réception de signaux, écrits, images et sons ou informations de toute nature par fils, par radio, par moyens optiques ou par d’autres moyens électromagnétiques, y compris la cession et la concession y afférentes d’un droit d’utilisation de moyens pour une telle transmission, émission ou réception. »

III. Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

13.      SK Telecom est une entreprise de téléphonie mobile établie en Corée du Sud.

14.      En 2011, SK Telecom a fourni des services de téléphonie mobile à certains de ses clients, également établis en Corée du Sud, qui séjournaient temporairement en Autriche.

15.      Afin de permettre à ces personnes d’utiliser leurs téléphones mobiles pendant leur séjour en Autriche, un opérateur de réseau autrichien a mis son réseau à la disposition de SK Telecom contre le paiement d’une redevance d’utilisation majorée de la TVA autrichienne (20 %).

16.      SK Telecom a, quant à elle, facturé des frais d’itinérance à ses clients pour l’utilisation du réseau autrichien.

17.      SK Telecom a par la suite introduit une demande de remboursement de la TVA qui lui avait été facturée par l’opérateur de réseau autrichien.

18.      Le Finanzamt a rejeté cette demande de remboursement. Ce rejet était fondé, en substance, sur l’obligation de soumettre à la TVA autrichienne les frais d’itinérance facturés par SK Telecom à ses clients, conformément au règlement autrichien sur le déplacement du lieu des prestations, dès lors que ces services de télécommunication n’étaient pas soumis, en Corée du Sud, à une taxe comparable à la TVA autrichienne. SK Telecom ayant réalisé des opérations imposables en Autriche, elle ne pouvait pas bénéficier du remboursement de la TVA dans le cadre de la procédure de remboursement simplifiée.

19.      Son recours formé devant le Finanzamt ayant été rejeté, SK Telecom a introduit un nouveau recours devant le Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances).

20.      Le Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances), qui est la juridiction de renvoi dans la présente affaire, a fait droit au recours de SK Telecom. Cette juridiction précise qu’elle a fondé sa décision non pas sur une éventuelle imposition comparable dans le pays tiers, mais sur l’incompatibilité avec le droit de l’Union du règlement autrichien sur le déplacement du lieu des prestations, en vertu duquel le lieu de prestation des services d’itinérance fournis par SK Telecom se trouve sur le territoire autrichien.

21.      Selon cette juridiction, il découle des articles 59 bis et 59 ter de la directive 2006/112 qu’un État membre ne peut déplacer le lieu de prestation sur son territoire qu’en ce qui concerne les services de télécommunication fournis à des personnes non assujetties établies au sein de l’Union.

22.      En pratique, cette interprétation implique que la prestation de services fournie par SK Telecom, consistant à permettre à ses clients établis en Corée du Sud d’utiliser leur abonnement de téléphonie mobile en Autriche, en utilisant le réseau de téléphonie mobile autrichien, ne constitue pas une opération imposable sur le territoire autrichien. Par conséquent, SK Telecom serait fondée à obtenir, dans le cadre de la procédure de remboursement simplifiée, le remboursement de la TVA autrichienne versée à l’opérateur de réseau autrichien.

23.      À la suite d’un recours en Revision ordinaire formé par le Finanzamt, le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche) a annulé la décision du Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances) par un arrêt du 13 septembre 2018.

24.      Selon le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative), alors que l’article 59 ter de la directive 2006/112 établit une obligation de déplacer le lieu de la prestation, lorsqu’une entreprise établie dans un pays tiers fournit des services de télécommunication à des personnes non assujetties établies dans un État membre, l’article 59 bis de cette directive prévoit une faculté de déplacer le lieu de la prestation dans les cas non visés à l’article 59 ter de ladite directive.

25.      Selon cette juridiction, et contrairement à l’opinion exprimée par le Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances), le législateur autrichien a légitimement fait usage de la faculté prévue à l’article 59 bis de la directive 2006/112 en adoptant le règlement autrichien sur le déplacement du lieu des prestations.

26.      Saisi sur renvoi par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative), le Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances) nourrit encore des doutes quant à la compatibilité de ce régime national avec l’article 59 bis de la directive 2006/112.

27.      C’est dans ces circonstances que le Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’article 59 bis, [premier alinéa,] sous b), de la directive [2006/112] doit-il être interprété en ce sens que le recours à l’itinérance dans un État membre, dans le cadre de l’utilisation du réseau de téléphonie mobile national en vue d’établir des liaisons entrantes et sortantes, par un “client final non assujetti” qui séjourne temporairement sur le territoire national constitue une “utilisation et une exploitation” sur le territoire national permettant de déplacer le lieu de prestation depuis le pays tiers vers cet État membre, alors même que ni l’opérateur de téléphonie mobile fournissant les services ni le client final ne sont établis sur le territoire de [l’Union] et que le client final n’a pas davantage son domicile ou sa résidence habituelle sur le territoire de [l’Union] ?

2)      L’article 59 bis, [premier alinéa,] sous b), de la directive [2006/112] doit-il être interprété en ce sens que le lieu de prestation des services de télécommunication décrits à la première question, qui se situent en dehors du territoire de [l’Union] en application de l’article 59 de [cette directive], peut être considéré comme étant situé sur le territoire d’un État membre, alors même que ni l’opérateur de téléphonie mobile fournissant les services ni le client final ne sont établis sur le territoire de [l’Union] et que le client final n’a pas davantage son domicile ou sa résidence habituelle sur le territoire de [l’Union], au seul motif que, dans le pays tiers, les services de télécommunication ne sont soumis à aucune taxe comparable à la [TVA] prévue par le droit de l’Union ? »

28.      La demande de décision préjudicielle a été enregistrée au greffe de la Cour le 5 août 2019.

29.      Ont présenté des observations écrites SK Telecom, les gouvernements autrichien et espagnol ainsi que la Commission européenne.

IV.    Analyse

30.      Par ses questions, la juridiction de renvoi vise à savoir, en substance, si l’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112 doit être interprété en ce sens qu’un État membre peut déplacer sur son territoire le lieu de services d’itinérance permettant d’utiliser un réseau de téléphonie mobile situé dans cet État membre, étant entendu que ces services sont fournis par un opérateur de téléphonie mobile établi dans un pays tiers à des utilisateurs ayant leur domicile ou leur résidence habituelle dans ce pays tiers mais séjournant temporairement sur le territoire dudit État membre.

31.      Après avoir présenté les enjeux pratiques de la présente affaire ainsi que l’articulation entre les articles 59, 59 bis et 59 ter de la directive 2006/112, j’exposerai les motifs pour lesquels j’estime qu’il y a lieu de répondre par l’affirmative aux questions de la juridiction de renvoi.

A.      Sur les enjeux pratiques de la présente affaire

32.      Avant d’entamer l’examen de ces deux questions, je souhaite lever tout doute pouvant subsister quant aux enjeux pratiques de la présente affaire.

33.      Un service d’itinérance de téléphonie mobile, tel que celui en cause dans la procédure au principal, implique deux prestations de services au regard de la TVA.

34.      La première prestation de services concerne seulement des entreprises de télécommunication, à l’exclusion des utilisateurs de téléphone (relation business-to-business ou « B2B »). Un opérateur de réseau actif dans le pays d’itinérance (l’Autriche) ouvre son réseau à un opérateur de téléphonie mobile établi dans le pays d’origine (SK Telecom, établi en Corée) contre paiement d’une redevance.

35.      La seconde prestation de services met en relation l’opérateur de téléphonie mobile du pays d’origine (SK Telecom) et les utilisateurs de téléphone ayant souscrit à ses services (relation business-to-consumer ou « B2C »). Cet opérateur « sous-loue », en quelque sorte, aux utilisateurs se trouvant dans le pays d’itinérance (l’Autriche) l’accès au réseau qu’il a préalablement obtenu dans le cadre de la première prestation.

36.      Si les questions posées à la Cour portent uniquement sur cette seconde prestation de services (entre SK Telecom et ses abonnés), et plus précisément sur le lieu de cette prestation, ces questions sont survenues à l’occasion d’une demande de remboursement introduite par SK Telecom en rapport avec la première prestation (entre SK Telecom et l’opérateur de réseau autrichien).

37.      En effet, l’opérateur de réseau autrichien a appliqué la TVA autrichienne à l’occasion de la première prestation de services. SK Telecom a demandé le remboursement du montant de cette TVA autrichienne. Le Finanzamt lui a refusé ce remboursement en arguant du fait que la seconde prestation de services était elle aussi soumise à la TVA autrichienne.

38.      Ainsi, en fonction des réponses qui seront apportées par la Cour aux questions posées, deux solutions sont envisageables au litige au principal, comme l’a souligné à juste titre la Commission :

–        soit le lieu de la seconde prestation de services se situe en Autriche : en ce cas, SK Telecom est redevable de la TVA autrichienne sur les montants facturés à ses abonnés, tout en ayant le droit de déduire la TVA autrichienne qu’elle a acquittée en amont sur la première prestation ;

–        soit le lieu de la seconde prestation de services se situe en Corée du Sud : dans cette hypothèse, la TVA autrichienne n’est pas due sur cette prestation et SK Telecom a droit au remboursement de la TVA acquittée en amont sur la première prestation.

39.      La Commission a émis certaines réserves quant à la soumission de la première prestation de services à la TVA autrichienne. Cette institution a précisé que, selon la règle générale établie à l’article 44 de la directive 2006/112, le lieu d’une prestation de services entre assujettis (relation « B2B ») se situe à l’endroit où le preneur a établi le siège de son activité économique, soit la Corée du Sud en ce qui concerne SK Telecom (5).

40.      Il ne me semble pas opportun pour la Cour de se pencher sur cette problématique étant donné que, d’une part, la Cour n’a pas été interrogée au sujet de la première prestation de services et, d’autre part, la demande de décision préjudicielle ne comporte aucun élément d’explication à ce sujet.

41.      En toute hypothèse, cette incertitude relative à la taxation de la première prestation de services en Autriche ne remet pas en cause la pertinence des questions posées par la juridiction de renvoi, dès lors que la soumission de la seconde prestation de services à la TVA autrichienne dépend des réponses qu’apportera la Cour à ces questions.

42.      Enfin, SK Telecom a affirmé qu’il serait « artificiel », au sens de la jurisprudence de la Cour (6), de décomposer les différentes communications émanant d’une même carte SIM. Partant, les services d’itinérance en cause dans le litige au principal feraient partie d’une prestation de services unique de téléphonie mobile fournie à ses utilisateurs, laquelle serait localisée en Corée du Sud et échapperait à la TVA dans l’Union.

43.      Je ne suis pas convaincu par cette argumentation. Je rappelle que, aux fins de la TVA, chaque prestation doit normalement être considérée comme distincte et indépendante (7). Ainsi, c’est seulement lorsque deux ou plusieurs éléments ou actes fournis par l’assujetti sont si étroitement liés qu’ils forment, objectivement, une seule prestation économique indissociable, dont la division revêtirait un caractère artificiel, qu’ils doivent être considérés comme formant une prestation unique aux fins de la TVA (8).

44.      Or, des services d’itinérance tels que ceux en cause dans le litige au principal, qui consistent à offrir un accès à un réseau de téléphonie mobile dans un pays différent du pays d’origine, sont objectivement dissociables des services de téléphonie mobile fournis dans le pays d’origine.

45.      Comme l’a souligné à juste titre le gouvernement espagnol, en pratique, les factures adressées aux utilisateurs permettent habituellement d’identifier les services d’itinérance comme des services distincts de l’accès au réseau local. Ces factures indiquent notamment le nombre d’appels entrants et sortants, ainsi que les données consommées, grâce aux services d’itinérance, sur le réseau de l’État visité. Ainsi, bien que le client doive disposer d’un contrat avec l’opérateur de son pays d’origine pour y accéder, les services d’itinérance constituent un service différent et non accessoire de celui que l’opérateur fournit à ses clients pour accéder au réseau local.

B.      Sur l’articulation des articles 59, 59 bis et 59 ter de la directive 2006/112

46.      Les articles 59, 59 bis et 59 ter de la directive 2006/112 établissent des critères de rattachement spécifiques en ce qui concerne le lieu de certaines prestations de services (9).

47.      À titre liminaire, je relève que la juridiction de renvoi se fonde, à juste titre, sur la prémisse selon laquelle les services d’itinérance en cause dans le litige au principal constituent des « services de télécommunication » au sens de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2006/112 (10). Cette prémisse n’a été contestée par aucune des parties ayant soumis des observations à la Cour.

48.      En l’absence de dérogation apportée par le droit national en application de l’article 59 bis de la directive 2006/112, il résulte de l’article 59, sous i), de cette directive que le lieu des prestations de services de télécommunication, fournis à une personne non assujettie qui est établie ou a son domicile ou sa résidence habituelle hors de l’Union, est l’endroit où cette personne est établie ou a son domicile ou sa résidence habituelle, c’est-à-dire en dehors de l’Union.

49.      Pour l’exprimer plus simplement, cette disposition prévoit que ne sont pas soumis à la TVA les services de télécommunication fournis à des personnes non assujetties et ayant leur domicile ou résidence habituelle en dehors de l’Union.

50.      Cependant, l’article 59 bis de la directive 2006/112 offre aux États membres la possibilité de déroger à ce principe sous certaines conditions, en déplaçant le lieu de ces prestations de services sur leur territoire.

51.      Il résulte de la demande de décision préjudicielle, ainsi que des observations du gouvernement autrichien et de la Commission, que la République d’Autriche a fait usage de cette possibilité en adoptant le règlement du ministre fédéral des Finances sur le déplacement du lieu des autres prestations relatives aux services de télécommunication, de radiodiffusion et de télévision, dans la version applicable au litige au principal (11).

52.      Je précise que l’article 59 ter de la directive 2006/112 rend obligatoire ce déplacement du lieu des services de télécommunication lorsque ceux-ci sont fournis à des personnes non assujetties mais ayant leur domicile ou résidence habituelle au sein de l’Union. Cette dernière condition n’est pas satisfaite en ce qui concerne les services en cause dans le litige au principal, ceux-ci étant fournis à des personnes certes non assujetties, mais ayant leur domicile ou résidence habituelle en dehors de l’Union, à savoir en Corée du Sud. Partant, cette disposition n’est pas pertinente pour répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi, comme l’ont souligné à juste titre le gouvernement espagnol et la Commission.

53.      Je précise, en outre, que le champ d’application de l’option offerte à l’article 59 bis de la directive 2006/112 est plus large que celui de l’obligation imposée à l’article 59 ter de cette directive, comme l’a souligné à juste titre la Commission. En d’autres termes, et ainsi que cela ressort du libellé de ces deux dispositions, la faculté offerte aux États par l’article 59 bis de ladite directive n’est pas restreinte aux hypothèses visées à l’article 59 ter de cette même directive.

54.      Cela étant précisé, il y a lieu, pour répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi, d’examiner les conditions auxquelles est subordonnée la mise en œuvre, par un État membre, de l’option offerte par l’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112 de déplacer sur son territoire le lieu de certaines prestations de services, notamment de télécommunication.

55.      Deux conditions doivent être distinguées à cet égard.

56.      En premier lieu, « l’utilisation ou l’exploitation effectives » des services doit s’effectuer sur le territoire de l’État membre concerné. Cette condition fait l’objet de la première question posée par la juridiction de renvoi.

57.      En second lieu, les États membres peuvent faire usage de cette faculté « pour éviter les cas de double imposition, de non-imposition ou de distorsion de concurrence ». Cette condition fait l’objet de la seconde question.

C.      Sur l’exigence d’utilisation ou d’exploitation effectives des services sur le territoire de l’État membre concerné (première question)

58.      Par sa première question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si l’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112 doit être interprété en ce sens que des services d’itinérance permettant d’utiliser un réseau de téléphonie mobile situé dans un État membre, lesquels sont fournis par un opérateur de téléphonie mobile établi dans un pays tiers à des utilisateurs ayant leur domicile ou leur résidence habituelle dans ce pays tiers mais séjournant temporairement sur le territoire de cet État membre, doivent être considérés comme faisant l’objet d’une « utilisation ou exploitation effective » sur le territoire dudit État membre.

59.      Les gouvernements autrichien et espagnol ainsi que la Commission proposent de répondre à cette question par l’affirmative, contrairement à SK Telecom.

60.      Avant de répondre à cette question, il me faut, à regret, souligner l’existence d’incohérences quelque peu surprenantes, également relevée par SK Telecom, entre les versions linguistiques de l’expression « utilisation ou exploitation effectives » inscrite à l’article 59 bis, premier alinéa, de la directive 2006/112. En effet, selon les versions linguistiques consultées, cette expression prend la forme d’« utilisation ou exploitation effectives » ou celle d’« utilisation et exploitation effectives ».

61.      Cette expression trouve son origine dans l’ancien article 9, paragraphe 3, de la sixième directive 77/388/CEE (12). Or, il existait déjà, en ce qui concerne cette disposition, une disparité entre les versions linguistiques utilisant la conjonction « ou » et celles utilisant la conjonction « et » (13). Je précise que ladite disposition a été interprétée par la Cour dans l’arrêt Athesia Druck, lequel concernait des prestations de publicité, sans toutefois que soit tranchée la problématique de cette disparité entre versions linguistiques (14).

62.      Dans sa proposition de refonte de la sixième directive 77/388, qui aboutira à l’adoption de la directive 2006/112, la Commission me semble avoir proposé une harmonisation de toutes les versions linguistiques en prônant l’utilisation de la conjonction « ou » (15).

63.      Curieusement, lors de l’adoption de la directive 2006/112, le camp du « ou » a, certes, gagné de nombreux adhérents conformément à ladite proposition, mais n’a pas emporté une victoire totale. En effet, les versions en langues anglaise, néerlandaise et suédoise de l’article 58 (futur article 59 bis) de cette directive, dans sa version initiale, sont restées fidèles au camp du « et » (16).

64.      Pour compliquer davantage les choses, l’adoption de la directive 2008/8 a refait basculer plusieurs versions linguistiques – notamment les versions en langues italienne et portugaise — dans le camp du « et ». Ainsi, les versions linguistiques de l’article 59 bis de la directive 2006/112, ancien article 58 de cette directive, sont désormais partagées entre le camp du « ou » et le camp du « et » (17).

65.      Je souligne que cette disparité subsiste à ce jour, dans la version de ladite directive résultant des modifications apportées par la directive (UE) 2020/285 (18).

66.      À mon avis, les impératifs de sécurité juridique exigent de trancher cette disparité entre les versions linguistiques de l’article 59 bis de la directive 2006/112.

67.      Selon une jurisprudence constante de la Cour, notamment en matière de législation sur la TVA, les dispositions du droit de l’Union doivent être interprétées et appliquées de manière uniforme, à la lumière des versions établies dans toutes les langues de l’Union européenne. En cas de disparité entre les diverses versions linguistiques d’un texte du droit de l’Union, la disposition en cause doit être interprétée en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (19).

68.      En application de cette jurisprudence, il existe selon moi quatre motifs justifiant que l’article 59 bis de la directive 2006/112 soit interprété en ce sens qu’il exige une utilisation ou une exploitation effective des services concernés sur le territoire de l’État membre.

69.      En premier lieu, cette interprétation est conforme à la volonté explicite de la Commission, au moment de sa proposition de refonte de la sixième directive 77/388, d’une harmonisation de toutes les versions linguistiques en faveur de l’expression « l’utilisation ou l’exploitation effective », comme je l’ai indiqué au point 62 des présentes conclusions. Cette volonté ne me semble pas avoir été contestée par le législateur de l’Union, à savoir le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen en ce qui concerne cette directive, de sorte que le maintien de la disparité entre les versions linguistiques pourrait être le résultat de traductions quelque peu malheureuses de cette expression.

70.      En deuxième lieu, cette interprétation est conforme à la volonté du législateur de l’Union de définir le lieu des prestations de services comme étant, en règle générale, l’endroit de leur consommation effective (20). De surcroît, cette volonté est conforme à l’opinion exprimée par le comité de la TVA à ce sujet (21), comme l’a relevé à juste titre le gouvernement autrichien : « Le comité de la TVA convient presque à l’unanimité que le lieu d’utilisation ou d’exploitation effectives des services de télécommunication, des services de radiodiffusion et de télévision, et des services électroniques est réputé se situer là où le preneur est effectivement en mesure d’utiliser le service qui lui est fourni. Dans des circonstances normales, il s’agira de l’endroit physique où le service est rendu. »

71.      En troisième lieu, cette interprétation s’impose d’un point de vue sémantique en raison du rapport entre les termes « utilisation » et « exploitation ». L’Académie française définit l’exploitation comme « l’action d’exploiter un bien, de le faire valoir, de le gérer, en vue d’en tirer un profit ». Conformément à cette définition usuelle, il ne me semble pas possible d’exploiter un bien sans l’utiliser. En d’autres termes, toute exploitation présuppose une utilisation, cette dernière expression revêtant une signification plus générale.

72.      Partant, le mot « utilisation » serait dénué d’effet utile dans l’expression « utilisation et exploitation effectives » (laquelle exigerait toujours une exploitation), mais pas dans l’expression « utilisation ou exploitation effective » (laquelle viserait soit la simple utilisation, soit l’exploitation).

73.      Enfin, et en quatrième lieu, l’interprétation en faveur de l’expression « utilisation ou exploitation » découle du contexte dans lequel s’inscrit l’article 59 bis de la directive 2006/112. Le terme « exploitation » revêt une connotation économique, comme le montre la définition établie par l’Académie française, citée ci-avant. Or, en application de l’article 9, paragraphe 1, de cette directive, toute activité économique implique, sauf exception, un assujettissement à la TVA. Partant, l’expression « utilisation et exploitation effectives » tendrait à exclure les services fournis à des personnes non assujetties du champ d’application de l’article 59 bis de ladite directive, dès lors que celles-ci n’« exploitent » pas les services visés.

74.      Une telle interprétation serait incompatible avec le contexte normatif dans lequel cette disposition s’inscrit, et ce pour au moins deux raisons. D’une part, le second alinéa de l’article 59 bis de la directive 2006/112 exclut spécifiquement certains services fournis à des non-assujettis de son champ d’application, ce qui implique logiquement que de tels services sont, en principe, couverts par cette disposition. D’autre part, ledit article 59 bis permet aux États membres de déroger à l’article 59 de cette directive, lequel vise exclusivement des services fournis à des non-assujettis.

75.      Ainsi, et pour résumer, il n’est pas contestable que l’article 59 bis, premier alinéa, de la directive 2006/112 vise des services fournis à des personnes non assujetties. Or, des personnes non assujetties n’« exploitent » pas les services qu’on leur fournit, ce qui impliquerait une activité économique, se contentant de les « utiliser ». Par conséquent, cette disposition doit nécessairement être interprétée en ce sens qu’elle exige « l’utilisation ou l’exploitation effective » des services sur le territoire de l’État membre concerné.

76.      Je déduis de ce qui précède que l’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112 doit être interprété en ce sens qu’il exige l’utilisation ou l’exploitation effective des services sur le territoire de l’État membre concerné.

77.      Or, il ne fait guère de doute, à mes yeux, que des services d’itinérance, tels que ceux en cause dans l’affaire au principal, font bel et bien l’objet d’une utilisation effective sur le territoire de l’État membre concerné.

78.      Je rappelle que de tels services d’itinérance visent la seule utilisation d’un réseau de téléphonie mobile situé dans l’État membre concerné par des utilisateurs séjournant temporairement dans cet État membre, à savoir l’Autriche dans l’affaire au principal, et ce à l’exclusion de la partie des services de télécommunication impliquant l’utilisation d’un réseau de téléphonie mobile dans le pays tiers d’origine, à savoir la Corée du Sud dans l’affaire au principal (22).

79.      Trois éléments me semblent faire pencher lourdement la balance en faveur d’une utilisation effective des services d’itinérance dans l’État membre concerné.

80.      Premièrement, le réseau de téléphonie mobile utilisé se trouve dans cet État membre. Deuxièmement, les utilisateurs se voyant octroyer un accès à ce réseau séjournent temporairement dans ledit État membre. Troisièmement, et comme l’a souligné le gouvernement espagnol, de tels services d’itinérance ne peuvent être consommés que sur le territoire dudit État membre. En effet, dans les circonstances du litige au principal, leur présence sur le territoire autrichien constitue la seule raison pour laquelle des utilisateurs résidant en Corée du Sud demandent l’accès à un réseau de téléphonie mobile autrichien.

81.      En outre, et comme l’a relevé à juste titre la Commission, l’accès des clients coréens au réseau de téléphonie mobile autrichien se produit d’une manière identique à l’accès dont bénéficie un client autrichien à ce même réseau, ce qui constitue un indice clair d’utilisation effective en Autriche.

82.      Par conséquent, j’ai la conviction que les services en cause dans le litige au principal sont effectivement utilisés sur le territoire autrichien.

83.      Eu égard à ce qui précède, je propose à la Cour de répondre à la première question comme suit. L’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112 doit être interprété en ce sens que des services d’itinérance permettant d’utiliser un réseau de téléphonie mobile situé dans un État membre, lesquels sont fournis par un opérateur de téléphonie mobile établi dans un pays tiers à des utilisateurs ayant leur domicile ou leur résidence habituelle dans ce pays tiers mais séjournant temporairement sur le territoire de cet État membre, doivent être considérés comme faisant l’objet d’une « utilisation effective » sur le territoire dudit État membre.

D.      Sur l’exigence d’évitement de cas de double imposition, de non-imposition ou de distorsion de concurrence (seconde question)

84.      Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112 doit être interprété en ce sens que l’exigence d’évitement de « cas de double imposition, de non-imposition ou de distorsion de concurrence » se trouve satisfaite lorsque des services d’itinérance, tels que ceux décrits dans la première question, ne sont pas soumis à une taxe comparable à la TVA dans le pays tiers concerné.

85.      À l’image de l’argumentation présentée par la juridiction de renvoi elle-même ainsi que par le gouvernement espagnol et la Commission, j’estime que l’éventuelle taxation dans le pays tiers concerné, à savoir la Corée du Sud dans l’affaire au principal, est un élément dénué de pertinence aux fins de l’application de cette disposition.

86.      En effet, toute autre interprétation aboutirait à subordonner l’application de règles fiscales harmonisées au niveau de l’Union au traitement fiscal appliqué dans un pays tiers. Si une telle subordination n’est pas, en soi, inconcevable, elle doit, selon moi, faire l’objet d’un choix explicite et non équivoque du législateur de l’Union. Or, tel n’est pas le cas de l’article 59 bis de la directive 2006/112, qui ne mentionne pas les pays tiers.

87.      Cette interprétation est corroborée par l’opinion exprimée par le comité de la TVA (23) à ce sujet : « Le comité de la TVA convient à l’unanimité que le recours à cette faculté par les États membres pour imposer les services effectivement utilisés ou exploités sur leur territoire ne dépend pas du traitement fiscal auquel sont soumis les services en dehors de la Communauté. En particulier, le fait qu’un service peut être imposé dans un pays tiers en application de ses règles nationales n’empêchera pas un État membre d’imposer ce service s’il est effectivement utilisé ou exploité sur son territoire. »

88.      En réalité, l’expression « cas de double imposition, de non-imposition ou de distorsion de concurrence » vise le traitement fiscal au niveau de l’Union. En d’autres termes, le recours, par un État membre, aux options offertes par l’article 59 bis de la directive 2006/112 est subordonné à l’existence d’un cas de double imposition, de non-imposition ou de distorsion de concurrence au niveau de l’Union.

89.      En ce qui concerne plus spécifiquement l’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112, il est évident que le recours à cette disposition ne pourra pas être justifié par la volonté d’éviter une double imposition, puisqu’elle aboutit, en pratique, à imposer la prestation de services visée dans l’État membre en question.

90.      En revanche, le recours à cette option pourra être justifié par la volonté d’éviter un cas de non-imposition ou de distorsion de concurrence au sein de l’Union.

91.      Dans le cadre du litige au principal, il n’est pas contesté que les services d’itinérance en cause ne sont pas soumis à la TVA dans un autre État membre. Partant, le recours, par la République d’Autriche, à l’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112, en vue de déplacer le lieu de telles prestations de services sur son territoire, avec pour conséquence qu’elles seront soumises à la TVA autrichienne, est justifié par la volonté d’éviter un cas de non-imposition au sein de l’Union.

92.      Par conséquent, je propose à la Cour de répondre à la seconde question comme suit. L’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112 doit être interprété en ce sens que l’exigence d’évitement de « cas de double imposition, de non-imposition ou de distorsion de concurrence » se trouve satisfaite lorsque des services d’itinérance, tels que ceux décrits dans la première question, ne sont pas soumis à la TVA au sein de l’Union, ce qui constitue un cas de non-imposition au sens de cette disposition. En revanche, le traitement fiscal dans un pays tiers est dénué de pertinence aux fins de l’application de cette disposition.

V.      Conclusion

93.      Eu égard à l’ensemble de ce qui précède, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles du Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances, Autriche) :

1)      L’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, telle que modifiée par la directive 2010/88/UE du Conseil, du 7 décembre 2010 doit être interprété en ce sens que des services d’itinérance permettant d’utiliser un réseau de téléphonie mobile situé dans un État membre, lesquels sont fournis par un opérateur de téléphonie mobile établi dans un pays tiers à des utilisateurs ayant leur domicile ou leur résidence habituelle dans ce pays tiers mais séjournant temporairement sur le territoire de cet État membre, doivent être considérés comme faisant l’objet d’une « utilisation effective » sur le territoire dudit État membre.

2)      L’article 59 bis, premier alinéa, sous b), de la directive 2006/112, telle que modifiée par la directive 2010/88, doit également être interprété en ce sens que l’exigence d’évitement de « cas de double imposition, de non-imposition ou de distorsion de concurrence » se trouve satisfaite lorsque des services d’itinérance, tels que ceux décrits dans la première question, ne sont pas soumis à la TVA au sein de l’Union, ce qui constitue un cas de « non-imposition » au sens de cette disposition. En revanche, le traitement fiscal dans un pays tiers est dénué de pertinence aux fins de l’application de ladite disposition.


1      Langue originale : le français.


2      Directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1), telle que modifiée par la directive 2010/88/UE du Conseil, du 7 décembre 2010 (JO 2010, L 326, p. 1) (ci-après la « directive 2006/112 ».


3      Directive 2010/88/UE du Conseil, du 7 décembre 2010, modifiant la directive 2006/112 (JO 2010, L 326, p. 1). Je précise encore que les dispositions dont l’interprétation est requise pour répondre aux questions préjudicielles, et tout particulièrement l’article 59 bis de la directive 2006/112, avaient été modifiées en dernier lieu par l’article 2 de la directive 2008/8/CE du Conseil, du 12 février 2008, modifiant la directive 2006/112 (JO 2008, L 44, p. 11).


4      Je précise que ces dispositions ont subi des modifications substantielles à partir du 1er janvier 2015 en vertu de l’article 5 de la directive 2008/8, impliquant en particulier la suppression de l’article 59, premier alinéa, sous i), de l’article 59 bis, second alinéa, et de l’article 59 ter de la directive 2006/112.


5      Si, comme le suggère la Commission, la TVA autrichienne a été perçue par erreur sur cette première prestation de services, il est évident que SK Telecom aura le droit d’obtenir le remboursement de cette taxe indument perçue. Je précise que ce cas de figure est différent de la procédure de « remboursement » de la TVA évoquée au point 38 des présentes conclusions, cette dernière procédure concernant une TVA qui aurait été dûment perçue mais dont SK Telecom pourra demander le remboursement si elle n’a pas effectué d’opérations taxables en Autriche.


6      Voir, notamment, arrêts 25 février 1999, CPP (C-349/96, EU:C:1999:93, points 26 à 32) ; du 27 septembre 2012, Field Fisher Waterhouse (C-392/11, EU:C:2012:597, points 13 à 28), et du 27 juin 2013, RR Donnelley Global Turnkey Solutions Poland (C-155/12, EU:C:2013:434, points 19 à 26).


7      Voir, notamment, arrêt du 27 septembre 2012, Field Fisher Waterhouse (C-392/11, EU:C:2012:597, point 14 et jurisprudence citée).


8      Voir, notamment, arrêt du 27 juin 2013, RR Donnelley Global Turnkey Solutions Poland (C-155/12, EU:C:2013:434, point 21 et jurisprudence citée).


9      Selon une jurisprudence constante, les articles 44 et 45 de la directive 2006/112 contiennent une règle générale pour déterminer le lieu de rattachement fiscal des prestations de services, tandis que les articles 46 à 59 bis de cette directive prévoient une série de rattachements spécifiques. Il n’existe pas de prééminence des articles 44 et 45 de la directive 2006/112 sur les articles 46 à 59 bis de celle-ci. Il y a lieu, dans chaque situation, de se demander si celle-ci correspond à l’un des cas mentionnés aux articles 46 à 59 bis de ladite directive. C’est à défaut que ladite situation relève des articles 44 et 45 de la directive 2006/112 [voir, notamment, arrêts du 8 décembre 2016, A et B, C-453/15, EU:C:2016:933, point 18 ; du 13 mars 2019, Srf konsulterna, C-647/17, EU:C:2019:195, points 20 et 21, et du arrêt du 2 juillet 2020, Veronsaajien oikeudenvalvontayksikkö (Service d’hébergement en centre de données), C-215/19, EU:C:2020:518, points 51 et 54].


10      Aux termes de cette disposition, sont considérés comme services de télécommunication « les services ayant pour objet la transmission, l’émission et la réception de signaux, écrits, images et sons ou informations de toute nature par fils, par radio, par moyens optiques ou par d’autres moyens électromagnétiques, y compris la cession et la concession y afférentes d’un droit d’utilisation de moyens pour une telle transmission, émission ou réception, y compris la fourniture d’accès aux réseaux d’information mondiaux ».


11      Voir point 12 des présentes conclusions.


12      Sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme (JO 1977, L 145, p. 1).


13      Les versions linguistiques suivantes utilisaient la conjonction « et » : voir, notamment, versions en langues française (« l’utilisation et l’exploitation effectives »), anglaise (« effective use and enjoyment »), italienne (« l’effettiva utilizzazione e l’effettivo impiego »), espagnole (« la utilización y la explotación efectivas »), néerlandaise (« het werkelijke gebruik en de werkelijke exploitatie »), portugaise (« a utilização e a exploração efectivas »), et suédoise (« den egentliga användningen och utnyttjandet »). Les versions linguistiques suivantes utilisaient la conjonction « ou » : voir notamment versions en langues allemande (« tatsächliche Nutzung oder Auswertung ») et danoise (« faktiske benyttelse eller udnyttelse »).


14      Arrêt du 19 février 2009 (C-1/08, EU:C:2009:108, points 28 à 33).


15      Proposition de directive du Conseil relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, COM(2004) 246 final, 15 avril 2004, article 58. Voir, notamment, versions en langues anglaise (« effective use or enjoyment »), allemande (« tatsächliche Nutzung oder Auswertung »), danoise (« faktiske benyttelse eller udnyttelse »), française (« l’utilisation ou l’exploitation effectives »), italienne (« l’effettiva utilizzazione o l’effettivo impiego »), espagnole (« la utilización o la explotación efectivas »), néerlandaise (« het werkelijke gebruik of de werkelijke exploitatie »), portugaise (« a utilização ou a exploração efectivas ») et suédoise (« den egentliga användningen eller det egentliga utnyttjandet »).


16      Versions linguistiques utilisant la conjonction « et » : voir, notamment, versions en langues anglaise (« effective use and enjoyment »), néerlandaise (« het werkelijke gebruik en de werkelijke exploitatie ») et suédoise (« den faktiska användningen och det faktiska utnyttjandet »). Versions linguistiques utilisant la conjonction « ou » : voir, notamment, versions en langues allemande (« tatsächliche Nutzung oder Auswertung »), danoise (« faktiske benyttelse eller udnyttelse »), française (« l’utilisation ou l’exploitation effectives »), italienne (« l’effettiva utilizzazione o l’effettivo impiego »), espagnole (« la utilización o la explotación efectivas ») et portugaise (« a utilização ou a exploração efectivas »).


17      Versions linguistiques utilisant la conjonction « et » : voir, notamment, versions en langues anglaise (« effective use and enjoyment »), italienne (« l’effettiva utilizzazione e l’effettiva fruizione »), néerlandaise (« het werkelijke gebruik en de werkelijke exploitatie »), portugaise (« a utilização e a exploração efectivas ») et suédoise (« den faktiska användningen och det faktiska utnyttjandet »). Versions linguistiques utilisant la conjonction « ou » : voir, notamment, versions en langues allemande (« tatsächliche Nutzung oder Auswertung »), danoise (« faktiske benyttelse eller udnyttelse »), française (« l’utilisation ou l’exploitation effectives »), et espagnole (« la utilización o la explotación efectivas »).


18      Directive du Conseil du 18 février 2020, modifiant la directive 2006/112 (JO 2020, L 62, p. 13). Cette directive est applicable à partir du 1er janvier 2025 en vertu de son article 3, paragraphe 1er.


19      Voir, notamment, arrêts du 26 septembre 2013, Commission/Finlande (C-309/11, non publié, EU:C:2013:610, point 49), et du 12 octobre 2017, Lombard Ingatlan Lízing (C-404/16, EU:C:2017:759, point 21).


20      Voir, à cet égard, considérant 3 de la directive 2008/8 : « Pour toutes les prestations de services, le lieu d’imposition devrait, en principe, être celui où la consommation effective a lieu. [...] ». Voir, également, arrêt du 13 mars 2019, Srf konsulterna (C-647/17, EU:C:2019:195, point 29). Je précise encore, par souci d’exhaustivité, que la directive 2008/8 a modifié en profondeur le régime qui découlait de la directive 1999/59/CE du Conseil, du 17 juin 1999, modifiant la sixième directive 77/388 (JO 1999, L 162, p. 63). Par conséquent, les arguments invoqués par SK Telecom et tirés des considérants de la directive 1999/59 sont dénués de pertinence dans le cadre de la présente affaire.


21      Comité de la TVA, Lignes directrices découlant de la 89e réunion du 30 septembre 2009, Document B, Taxud.D.1(2010)176579, no 645, consultables à l’adresse https://ec.europa.eu/taxation_customs/sites/taxation/files/guidelines-vat-committee-meetings_fr.pdf.


22      Voir point 35 des présentes conclusions.


23      Comité de la TVA, Lignes directrices découlant de la 89e réunion du 30 septembre 2009, Document B, Taxud.D.1(2010)176579, no 645, consultables à l’adresse https://ec.europa.eu/taxation_customs/sites/taxation/files/guidelines-vat-committee-meetings_fr.pdf.