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Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME JULIANE KOKOTT

présentées le 10 février 2022 (1)

Affaire C-596/20

DuoDecad Kft.

contre

Nemzeti Adó – és Vámhivatal Fellebbviteli Igazgatósága

(demande de décision préjudicielle formée par la Fővárosi Törvényszék [cour de Budapest-Capitale, Hongrie])

« Renvoi préjudiciel – Fiscalité – Taxe sur la valeur ajoutée – Directive 2006/112/CE – Lieu de la prestation de services – Détermination du preneur des services – Incidence d’un dispositif éventuellement abusif entre le preneur des services et un tiers sur le lieu de la prestation de services – Principe de neutralité – Prévention de la double imposition – Obligation de coopération incombant aux administrations fiscales des États membres »






I.      Introduction

1.        Le présent renvoi préjudiciel illustre les limites de l’harmonisation du droit de l’Union. Même si tous les États membres ont correctement transposé la directive TVA, son application à une prestation de service transfrontalière aboutit pourtant à des résultats différents. Tant le Portugal que la Hongrie localisent une prestation de service sur leur territoire et réclament la TVA à leur profit. Une seule et même opération se trouve ainsi soumise à une véritable double imposition en dépit d’une harmonisation complète de la législation.

2.        Cette double imposition est particulièrement problématique dans la mesure où, dans le régime de la directive TVA, les entreprises impliquées ne supportent pas véritablement la taxe mais, pour reprendre les termes de la Cour (2), collectent la taxe pour le compte de l’État. En réalité, la TVA est censée être neutre pour l’entreprise qui se borne à la collecter. La taxe ne sera neutre que si elle n’est perçue qu’une seule fois. Cela suppose à son tour que le lieu de la prestation se situe dans un seul État membre. C’est ce que prévoit en principe également la directive TVA. Encore faut-il toutefois exclure que l’on puisse juger de manière définitive, dans chacun des deux États membres, que le lieu se situe à la fois dans l’un et l’autre État membre. En d’autres termes, il ne doit pas y avoir de conflit de qualification.

3.        En outre, la présente procédure préjudicielle soulève la question de la détermination du preneur des services lorsqu’il lui est reproché d’avoir mis en place avec un tiers un dispositif juridique abusif. Cette question intéresse ici la juste localisation de la prestation. En effet, même si ce grief est fondé, la question est de savoir si l’abus de droit dénoncé dans la relation entre le tiers et le preneur des services est susceptible de rejaillir sur le prestataire, c’est-à-dire sur le lieu de sa prestation.

II.    Cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

1.      La directive TVA

4.        Le cadre juridique est tracé par la directive TVA (3) dans sa version applicable aux années 2009 (4) et 2011 (5).

5.        L’article 2, paragraphe 1, sous c), de cette directive dispose :

« Sont soumises à la TVA les opérations suivantes :

c)       les prestations de services, effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel ; »

6.        Aux termes de l’article 24, paragraphe 1, de la directive :

« Est considérée comme “prestation de services” toute opération qui ne constitue pas une livraison de biens ».

7.        L’article 28 de la même directive dispose :

« Lorsqu’un assujetti, agissant en son nom propre mais pour le compte d’autrui, s’entremet dans une prestation de services, il est réputé avoir reçu et fourni personnellement les services en question ».

8.        Les règles de localisation des prestations de services ont été modifiées (6) à compter du 1er janvier 2010, de sorte que des règles distinctes de localisation ont été en vigueur au cours des deux années en cause.

9.        Pour l’exercice litigieux 2009, l’article 43 de la directive se lit comme suit :

« Le lieu d’une prestation de services est l’endroit où le prestataire a établi le siège de son activité économique ou dispose d’un établissement stable à partir duquel la prestation de services est fournie ou, à défaut d’un tel siège ou d’un tel établissement stable, au lieu de son domicile ou de sa résidence habituelle. »

10.      Cette règle de localisation a été complétée, pour l’exercice fiscal 2009, par l’article 56, paragraphe 1, sous k), de la directive TVA :

« Le lieu des prestations de services suivantes, fournies à des preneurs établis en dehors de la Communauté ou à des assujettis établis dans la Communauté mais en dehors du pays du prestataire, est l’endroit où le preneur a établi le siège de son activité économique ou dispose d’un établissement stable pour lequel la prestation de services a été fournie ou, à défaut, le lieu de son domicile ou de sa résidence habituelle :

(…)

k)       les services fournis par voie électronique, notamment ceux visés à l’annexe II ; »

11.      Ladite annexe II, intitulée « Liste indicative des services fournis par voie électronique visés à l’article 56, paragraphe 1, point k) », mentionne notamment « la fourniture et l’hébergement de sites informatiques, maintenance à distance de programmes et d’équipement » ainsi que « la fourniture d’images, de textes et d’informations, et mise à disposition de bases de données ».

12.      L’article 196 de la directive régissait, pour l’année litigieuse 2009, l’autoliquidation de la dette fiscale du preneur pour un service effectué par un assujetti établi à l’étranger dans les termes suivants :

« La TVA est due par l’assujetti preneur de services visés à l’article 56, ou par le preneur, qui est identifié à la TVA dans l’État membre dans lequel la taxe est due, de services visés par les articles 44, 47, 50, 53, 54 et 55, si les services sont fournis par un assujetti qui n’est pas établi dans cet État membre ».

13.      En revanche, en ce qui concerne l’année litigieuse 2011, l’article 44 de ladite directive régit la localisation des prestations de services fournies à un assujetti, dans les termes suivants :

« Le lieu des prestations de services fournies à un assujetti agissant en tant que tel est l’endroit où l’assujetti a établi le siège de son activité économique. Néanmoins, si ces services sont fournis à un établissement stable de l’assujetti situé en un lieu autre que l’endroit où il a établi le siège de son activité économique, le lieu des prestations de ces services est l’endroit où cet établissement stable est situé. À défaut d’un tel siège ou d’un tel établissement stable, le lieu des prestations de services est l’endroit où l’assujetti qui bénéficie de tels services a son domicile ou sa résidence habituelle ».

14.      L’article 196 de ladite directive, intitulé « Transfert de la dette fiscale au bénéficiaire de la prestation », dispose, pour l’exercice litigieux 2011 :

« La TVA est due par l’assujetti ou la personne morale non assujettie identifiée à la TVA, à qui sont fournis les services visés à l’article 44, si ces services sont fournis par un assujetti qui n’est pas établi dans cet État membre ».

2.      Le règlement (CE) no 904/2010

15.      En outre, la coopération administrative des États membres dans le domaine de la TVA est régie par le règlement (UE) no 904/2010 (7).

16.      Le règlement no 904/2010 énonce en son considérant 7 :

« Afin de collecter la taxe due, les États membres devraient coopérer afin de contribuer à l’assurance de l’établissement correct de la TVA. Par conséquent, ils doivent non seulement contrôler l’application correcte de la taxe due sur leur propre territoire mais devraient également aider les autres États membres à veiller à l’application correcte de la taxe relative à une activité exercée sur leur propre territoire mais due dans un autre État membre ».

17.      L’article 1er, paragraphe 1, de ce règlement prévoit :

« Le présent règlement détermine les conditions dans lesquelles les autorités compétentes chargées, dans les États membres, de l’application de la législation relative à la TVA coopèrent entre elles ainsi qu’avec la Commission en vue d’assurer le respect de cette législation.

À cette fin, il définit des règles et des procédures permettant aux autorités compétentes des États membres de coopérer et d’échanger entre elles toutes les informations susceptibles de permettre l’établissement correct de la TVA, de contrôler l’application correcte de la TVA, notamment sur les opérations intracommunautaires, et de lutter contre la fraude à la TVA. Il définit notamment des règles et procédures permettant aux États membres de collecter et d’échanger par voie électronique lesdites informations. »

B.      La législation hongroise

18.      La directive TVA a été transposée par l’az általános forgalmi adóról szóló 2007. évi CXXVII. törvény (loi n° CXXVII de 2007 relative à la taxe sur la valeur ajoutée).

III. La procédure au principal

A.      Le contexte de la présente demande de décision préjudicielle

19.      La présente demande de décision préjudicielle s’inscrit dans le contexte de décisions divergentes des autorités fiscales portugaises et hongroises relatives au lieu des services de soutien informatique fournis par une entreprise hongroise (DuoDecad Kft. ; ci-après la « requérante »), à une société portugaise (Lalib Gestao e Investimentos LDA ; ci-après « Lalib »).

20.      Ces décisions divergentes procèdent, en définitive, d’un différend, visiblement non résolu à ce jour, relatif à la reconnaissance, au regard du droit fiscal, de transferts de licences par une autre société hongroise, WebMindLicenses (ci-après « WML »), à la même société portugaise (Lalib). Il s’agit d’un contrat de licence ayant pour objet la communication de savoir-faire permettant l’exploitation d’un site Internet au moyen duquel des services audiovisuels interactifs ont été fournis. Ce contentieux a déjà fait l’objet d’une procédure préjudicielle devant la Cour de justice de l’Union européenne (8).

21.      Dans cette procédure antérieure, une juridiction hongroise a demandé, en substance, à la Cour si ce contrat de licence conclu entre WML et Lalib devait être considéré comme constitutif d’un abus de droit en l’invitant à préciser les critères d’appréciation à cet effet. En outre, la Cour était interrogée sur le point de savoir si le règlement no 904/2010 devait être interprété en ce sens que l’administration fiscale d’un État membre, qui vérifie si des prestations, pour lesquelles la TVA a déjà été acquittée dans d’autres États membres, sont également imposables dans son État membre, est tenue d’adresser une demande de coopération aux autorités fiscales de ces autres États membres.

22.      La Cour a alors répondu, entre autres, qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’analyser l’ensemble des circonstances de l’affaire au principal pour déterminer si ce contrat constituait un dispositif purement artificiel dissimulant le fait que la prestation de services en cause n’était pas réellement fournie par la société preneuse de la licence, mais l’était en fait par la société donneuse de la licence, en recherchant notamment si l’implantation du siège de l’activité économique ou de l’établissement stable de la société preneuse de licence n’était pas réelle ou si cette société, aux fins de l’exercice de l’activité économique concernée, ne possédait pas une structure appropriée en termes de locaux, de moyens humains et techniques, ou encore si ladite société n’exerçait pas cette activité économique pour son propre nom et pour son propre compte, sous sa propre responsabilité et à ses propres risques. En outre, une demande de renseignements devrait être adressée aux autorités fiscales de ces autres États membres lorsqu’une telle demande est utile, voire indispensable, pour établir que la TVA peut être réclamée dans le premier État membre.

23.      Dans l’intervalle ce renseignement a été demandé aux autorités portugaises au cours de la procédure entre WML et l’administration fiscale hongroise. Selon la requérante, celles-ci considèrent que l’entreprise portugaise est effectivement établie au Portugal. Or, il semble que l’administration fiscale hongroise persiste à considérer que le contrat conclu entre WML et l’entreprise portugaise soit constitutif d’un abus de droit. Dès lors, le site Internet serait exploité uniquement par WML et les opérations ainsi générées seraient réalisées par WML à partir de la Hongrie. La « conséquence logique » serait que tous les services de support informatique liés à l’exploitation du site Internet n’étaient pas non plus fournis à l’entreprise portugaise, mais uniquement à WML en Hongrie.

B.      Le litige au principal

24.      La requérante est une entreprise qui fournit des services de soutien informatique à des gestionnaires de sites Internet. Elle a été constituée le 8 octobre 2007. Il apparaît qu’elle ait avec WML un certain lien, qui n’est cependant pas suffisamment précisé dans la demande de décision préjudicielle. Selon la deuxième question de la juridiction de renvoi, le propriétaire de WML est à la fois le gérant et/ou le propriétaire de la requérante.

25.      Grâce à sa solide assise technique et aux professionnels expérimentés qu’elle a recrutés, la requérante est considérée comme le leader du marché pour la transmission de contenu multimédias via Internet. La requérante avait pour principal client la société portugaise Lalib, à laquelle elle a adressé, en tant que prestataire de services, pour la période allant du mois de juillet au mois de décembre 2009, ainsi que pour toute l’année civile 2011, des factures au titre de prestations d’assistance, d’entretien et de réalisation pour un montant total de 8 086 829,40 euros.

26.      La société portugaise Lalib a été constituée le 16 février 1998 conformément à la législation portugaise et avait pour activité principale, pendant la période examinée, la fourniture électronique de services de divertissement.

27.      L’administration fiscale et douanière hongroise a fait un contrôle fiscal chez la requérante. Ce contrôle fiscal en matière de TVA portait sur les périodes du second semestre de l’année 2009 et de l’exercice fiscal 2011 dans son intégralité. Au terme de ce contrôle, l’administration fiscale a, par décision du 10 février 2020, établi à charge de la requérante un rappel de TVA de 458 438 000 Forint (HUF) (environ 1,25 millions d’euros) assorti d’une amende fiscale de 343 823 000 HUF (environ 1 million d’euros) et majoré d’intérêts de retard de 129 263 000 HUF (environ 350 000 euros). La requérante a formé contre cette décision un recours qui a été rejeté par décision du 6 avril 2020.

28.      L’administration fiscale défenderesse a arrêté ses décisions en se fondant sur le fait que le preneur effectif des services fournis par la requérante à Lalib n’était pas Lalib, mais WML. À la faveur d’un nouveau contrôle réalisé chez WML, elle a constaté que les services avaient été fournis à travers le site Internet non pas par Lalib en provenance du Portugal, mais par WML en Hongrie. D’après elle, le contrat de licence en cause conclu entre Lalib et WML est un contrat fictif.

29.      La requérante a introduit un recours contre cette décision. Elle estime, comme beaucoup d’autres entreprises partenaires, avoir fourni des services d’assistance directement à Lalib et non à WML. En ce qui concerne les contrats conclus avec Lalib, elle souligne que ni WML ni l’actionnaire majoritaire de WML n’étaient intervenus. Au contraire, dans le cadre de la procédure engagée contre WML, la direction des grands contribuables de l’administration fiscale et douanière nationale en Hongrie aurait demandé à l’autorité portugaise de clarifier le contexte. L’administration portugaise a indiqué sans ambiguïté, dans sa réponse à cette demande de coopération internationale, que Lalib était établie au Portugal, qu’elle exerçait, au cours de la période considérée, une activité économique effective à ses propres risques et qu’elle disposait de tous les moyens techniques et humains nécessaires à la mise en valeur des connaissances acquises au niveau international.

30.      Étant donné que, en dépit de la procédure préjudicielle déjà menée, le lieu des opérations réalisées sur le site Internet (de Lalib ou de WML) peut être apprécié différemment par les administrations fiscales portugaises et hongroises et peut rejaillir sur la localisation des opérations de la requérante, la juridiction saisie du recours estime nécessaire d’adresser une nouvelle demande de décision préjudicielle.

IV.    La demande de décision préjudicielle et la procédure devant la Cour

31.      C’est dans ce contexte que la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les deux très longues questions suivantes :

« 1.       L’article 2, paragraphe 1, sous c), l’article 24, paragraphe 1, et l’article 43 de la directive 2006/112 doivent-ils être interprétés en ce sens que ce n’est pas le preneur de licence de savoir-faire, une société établie dans un État membre de l’Union (en l’occurrence au Portugal), qui fournit aux utilisateurs finals des services accessibles sur un site Internet, de sorte qu’il ne peut être le client du service de support technique du savoir-faire assuré par un assujetti, opérant en tant que sous-traitant, qui est établi dans un autre État membre de l’Union (en l’occurrence en Hongrie), mais que ledit assujetti fournit les services susmentionnés au donneur de licence de savoir-faire établi dans cet autre État membre, sachant que les circonstances dans lesquelles opéraient le preneur de licence étaient les suivantes :

(a)      le preneur de licence disposait, dans le premier État membre de l’Union susmentionné, de bureaux loués, d’infrastructures informatiques et autres infrastructures de bureau, de ses propres employés et d’un propriétaire ayant une solide expérience dans le domaine du commerce électronique ainsi qu’un réseau de relations internationales étendu, et d’un gérant qualifié en matière de commerce électronique,

(b)      il recevait un savoir-faire définissant les processus d’exploitation des sites Internet, ainsi que ses mises à jour, et donnait son avis les concernant, suggérait des modifications et les approuvait,

(c)      l’assujetti fournissait ses services au preneur de licence sur la base de ce savoir-faire,

(d)      le preneur de licence recevait continuellement des rapports concernant l’activité des sous-traitants (en particulier en ce qui concerne le chiffre d’affaires des sites Internet et les paiements à partir du compte bancaire),

(e)       il avait enregistré à son nom les noms de domaine permettant l’accès aux sites Internet,

(f)      le preneur de licence figurait sur les sites Internet comme étant le fournisseur de services,

(g)       c’est lui qui veillait à la préservation de l’image des sites Internet,

(h)      il concluait lui-même, en son nom propre, les contrats de sous-traitance et de coopération nécessaires à la prestation de services (en particulier avec les banques assurant le paiement par carte bancaire sur les sites Internet, avec les intervenants fournissant les contenus accessibles sur les sites Internet et avec les administrateurs de site promouvant ces contenus),

(i)      il disposait d’un système complet de réception des revenus provenant de la fourniture du service concerné aux utilisateurs finals, par exemple de comptes bancaires, d’un droit de disposition exclusif et complet sur ces comptes bancaires, d’une base de données concernant les utilisateurs finals et permettant d’émettre à leur intention des factures au titre de la prestation de services, ainsi que de son propre logiciel de facturation,

(j)       sur les sites Internet, il indiquait son propre siège dans le premier État membre susmentionné en tant que lieu physique du service à la clientèle,

(k)      sa société était indépendante tant du donneur de licence que des sous-traitants en Hongrie chargés de la réalisation des différents processus techniques décrits dans le savoir-faire,

étant précisé par ailleurs que (i) les éléments qui précèdent ont également été confirmés par l’administration fiscale du premier État membre susmentionné, laquelle est en mesure de certifier la présence de ces circonstances objectives et vérifiables par les tiers, que (ii) l’impossibilité pour la société de l’autre État membre d’avoir accès à un prestataire de services de paiement qui aurait assuré l’acceptation de paiements par carte bancaire sur les sites Internet faisait objectivement obstacle à la prestation de services, dans cet autre État membre, à partir des sites Internet et que, pour cette raison, cette société n’a jamais effectué les prestations de services accessibles sur le site Internet, ni avant, ni après la période considérée, et que (iii) la société preneuse de licence et ses entreprises liées ont tiré de l’exploitation des sites Internet un profit au total supérieur au montant de la différence de taxe résultant du taux de TVA respectivement applicable dans le premier et dans le second État membre ?

2.       L’article 2, paragraphe 1, sous c), l’article 24, paragraphe 1, et l’article 43 de la directive TVA doivent-ils être interprétés en ce sens que les services accessibles sur un site Internet sont fournis aux utilisateurs finals par le donneur de licence de savoir-faire, une société établie dans l’autre État membre, de sorte que c’est lui qui est le client du service de support technique du savoir-faire assuré par l’assujetti, opérant en tant que sous-traitant, et que ledit assujetti ne fournit pas ces services au preneur de licence établi dans le premier État membre, sachant que le donneur de licence :

(a)      n’avait pour ressources propres qu’un bureau loué et un ordinateur utilisé par son gérant,

(b)      ne disposait pas de personnel propre en dehors de son gérant et d’un conseiller juridique à temps partiel quelques heures par semaine,

(c)      n’avait pas d’autres contrats que le contrat de développement du savoir-faire,

(d)      avait laissé, en vertu du contrat conclu avec le preneur de licence, la société preneuse de licence enregistrer à son nom les noms de domaine dont il est propriétaire,

(e)      n’est jamais apparu comme étant le fournisseur des services en question aux yeux des tiers, notamment des utilisateurs finals, des banques assurant le paiement par carte bancaire sur des sites Internet, des intervenants fournissant les contenus accessibles sur les sites Internet et des administrateurs de site promouvant ces contenus,

(f)      n’a jamais émis de pièces justificatives relatives aux services accessibles sur les sites Internet, à l’exception de la facture sur les droits de licence, et

(g)      ne disposait pas d’un système approprié pour recevoir les recettes provenant des services fournis sur les sites Internet (un compte bancaire analogue et d’autres infrastructures), compte tenu également du fait qu’il a été jugé dans l’arrêt du 17 juin. Le seul fait que l’administrateur et l’actionnaire unique de la société donneuse de licence aient été l’auteur de ce savoir-faire n’est pas déterminant en soi ; Exerçait un contrôle sur le développement et l’exploitation dudit savoir-faire et sur la fourniture des services basés sur ce savoir-faire, de telle sorte que le gérant privé et propriétaire de la société donneuse de licence est également propriétaire, à la fois, de ces sociétés sous-traitantes et donc également du gérant et/ou du propriétaire de la requérante, qui ont la qualité de sous-traitant pour la fourniture du service – certaines tâches prévues pour elle – à la demande du preneur sous licence ? »

32.      Au cours de la procédure devant la Cour, la requérante, la Hongrie, la République portugaise et la Commission européenne ont présenté des observations écrites. La Cour a décidé de ne pas tenir d’audience de plaidoiries conformément à l’article 76, paragraphe 2, du règlement de procédure.

V.      Appréciation juridique

A.      Sur les questions préjudicielles

33.      Les deux questions préjudicielles ne se comprennent qu’au regard de l’objet de la procédure au principal. Dans cette procédure, la requérante et l’administration fiscale hongroise divergent sur le lieu des services informatiques fournis par la requérante à Lalib.

34.      Le lieu des services fournis par voie électronique à un autre assujetti est situé, tant selon les anciennes règles [article 43, en combinaison avec l’article 56, paragraphe 1, sous k), de la directive TVA dans sa version applicable à l’année 2009] que selon les nouvelles règles (article 44 de la directive TVA, dans sa version applicable à l’année 2011), au lieu où le preneur a établi le siège de son activité économique. Si Lalib était le preneur des services, le lieu se situerait au Portugal, de sorte que le Portugal aurait perçu à juste titre la TVA. En revanche, si c’est une entreprise établie en Hongrie qui était le preneur réel des services (par exemple WML), le lieu des services informatiques serait situé en Hongrie, de sorte que la TVA aurait été réclamée à juste titre par la Hongrie.

35.      À y regarder de plus près, pour la requérante le lieu où se situe ses prestations de services est sans incidence lorsque les deux preneurs envisageables sont des entreprises qui peuvent déduire la taxe payée en amont et acquittent le prix convenu, majoré de la TVA. La différence de taux d’imposition entre la Hongrie et le Portugal est alors sans incidence. En revanche, il n’est pas sans importance pour la requérante de savoir si le chiffre d’affaires est imposable une seule fois, en Hongrie ou au Portugal, ou deux fois, en Hongrie et au Portugal, puisqu’elle ne recevra qu’une seule fois la rémunération convenue avec un preneur.

36.      C’est dans ce contexte que les deux questions préjudicielles portent sur l’interprétation des règles de la directive TVA relatives à la localisation des prestations afin de déterminer, en l’espèce, le lieu exact conforme au droit de l’Union, des prestations de services fournies par la requérante. Ce lieu dépendant du siège du preneur de la prestation, la juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur la détermination exacte, en droit de l’Union, du « véritable » preneur des services dans la présente affaire (transfrontalière), dans laquelle intervient encore une autre administration fiscale qui défend une analyse différente de celle de la première administration fiscale (« conflit de qualification »).

37.      En outre, dans la mesure où les doutes relatifs à la détermination du véritable preneur de la prestation résultent du « caractère abusif » controversé de la licence que WML a accordée à Lalib, la juridiction de renvoi s’interroge, incidemment, sur le point de savoir si le caractère abusif (éventuel) de la licence accordée peut rejaillir sur la localisation d’une prestation effectuée par un tiers.

38.      Nous proposons donc à la Cour d’abréger sensiblement les deux questions en les reformulant pour donner une réponse utile à la juridiction de renvoi.

39.      Celle-ci demande, en substance, si les articles 2, 24, 28 et 43 et suivants, lus au regard de l’article 196 de la directive TVA, dans leurs versions respectives, doivent être interprétés en ce sens que, dans les circonstances de l’espèce, c’est le cocontractant civil, qui a payé la contrepartie (en l’occurrence Lalib), qui est le preneur des services en fonction duquel la prestation est localisée. Ou bien l’existence éventuelle d’une pratique abusive entre le cocontractant et un tiers (en l’espèce WML) implique-t-elle que ce tiers doive être considéré comme le preneur des services et que la prestation soit localisée en fonction de ce dernier ?

40.      Le contexte particulier de l’affaire décrit plus haut donne également à la Cour l’occasion de préciser si, compte tenu du règlement no 904/2010, le principe de neutralité de la directive TVA exige qu’il n’y ait qu’un seul lieu de prestation dans les situations transfrontalières ou si l’assujetti encourt éventuellement des décisions divergentes des deux autorités fiscales concernées et, partant, une double imposition à la TVA.

41.      Afin de répondre aux questions reformulées, il convient, à titre liminaire, de préciser la manière dont le preneur d’une prestation de service se détermine dans le régime de la TVA (point B). La question est ensuite de savoir si l’existence d’une pratique abusive entre ce preneur et un tiers peut rejaillir sur le lieu de la prestation de service du prestataire (point C). Nous aborderons ensuite le problème de décisions contradictoires rendues par les autorités fiscales de différents États membres dans le cadre d’un système harmonisé de TVA (point D).

B.      Sur la détermination du preneur dans le régime de la TVA

42.      La détermination du « véritable » preneur obéit à des principes généraux. Il convient de bien distinguer cette détermination d’une autre question qui est celle de l’existence d’une pratique abusive. La détermination du véritable preneur découle de l’interprétation de la directive TVA et rejaillit, en l’occurrence, sur la localisation de la prestation de service. En revanche, l’existence d’une pratique abusive relève de l’appréciation des faits. Elle a pour conséquence de redéfinir les opérations concernées de manière à rétablir la situation telle qu’elle aurait existé en l’absence des opérations constitutives de cette pratique abusive (9).

43.      Or, il ressort seulement de la décision de renvoi que l’administration fiscale hongroise considère les dispositifs contractuels entre WML et Lalib comme une pratique abusive, dans la mesure où cette structure contractuelle permet aux utilisateurs du site Internet d’être servis à partir du Portugal à un taux de TVA inférieur à celui appliqué à partir de la Hongrie. Toutefois, ainsi qu’il ressort des observations de la requérante, une procédure pénale engagée à cet égard n’a pas, à ce jour, abouti à une prévention de fraude fiscale.

44.      En revanche, il ne ressort pas de la décision de renvoi que la juridiction de renvoi considère que les relations contractuelles entre la requérante et Lalib constituent une pratique abusive. On peut le comprendre dès lors que le taux de TVA est indifférent entre les entreprises qui peuvent déduire la TVA. Tant Lalib que WML pourraient neutraliser la charge de la TVA par la déduction. À cet égard, on n’aperçoit pas, dans le dossier, en quoi consisterait l’avantage fiscal dont bénéficie la requérante lorsque cette dernière fournit les services de soutien informatique à une entreprise portugaise et non à une entreprise hongroise. C’est à juste titre que le Portugal le rappelle.

45.      Ainsi, comme le relève également à juste titre le Portugal, la question principale est celle de savoir comment le preneur des services (en l’occurrence les services informatiques fournis par la requérante) doit être déterminé en application des règles de la directive TVA relatives au lieu de la prestation.

46.      Selon une jurisprudence bien établie, les règles relatives à la détermination du lieu de rattachement fiscal des prestations de services visent, d’une part, à éviter des conflits de compétence susceptibles de conduire à des doubles impositions et, d’autre part, à éviter la non-imposition de recettes (y compris les opérations) (10). Cela implique qu’il ne peut y avoir qu’un seul preneur d’une prestation de service taxable au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive TVA.

47.      Or, selon une jurisprudence constante, pour qu’il y ait prestation de service taxable au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive TVA, il faut qu’il existe entre le prestataire et le preneur un rapport juridique au cours duquel des prestations réciproques sont échangées. À cet égard, la rétribution perçue par le prestataire constitue la contre-valeur effective du service individualisable fourni au preneur. Tel est le cas s’il existe un lien direct entre le service rendu et la contre-valeur reçue (11).

48.      Il existe normalement entre deux cocontractants qui sont convenus de la fourniture et de la rétribution d’une prestation de services un rapport juridique dans lequel des prestations réciproques sont échangées. Au vu de la procédure préjudicielle, tel n’était le cas en l’espèce qu’entre la requérante et Lalib. En revanche, dans la conclusion du contrat portant sur les services de support informatique à fournir, WML n’était pas engagée et la rétribution n’était pas versée par WML. Il s’ensuit que le cocontractant civil, constitué par Lalib, est le preneur, en fonction duquel se détermine le lieu de la prestation de services.

49.      Cette interprétation – le preneur est, en principe, celui qui est le cocontractant du prestataire et obligé de payer la contrepartie – est corroborée par le régime prévu à l’article 196 de la directive TVA, qui complète les règles de localisation.

50.      En effet, l’article 196 de la directive TVA prévoit un mécanisme d’autoliquidation entre le prestataire (en l’occurrence la requérante) et l’entreprise preneuse de la prestation (en l’occurrence Lalib) lorsqu’une prestation de services est fournie par une entreprise qui n’est pas établie dans l’État membre du preneur. Cela vise, comme le précise le considérant 42 de la directive TVA, à simplifier la perception de la taxe et à garantir l’efficacité de l’imposition (12). L’autoliquidation, prévue à l’article 196 de la directive TVA, a pour toile de fond le fait que l’État membre de destination rencontrerait des difficultés pour prélever des taxes auprès d’entreprises établies à l’étranger. En outre, cette autoliquidation libère les prestataires d’obligations d’enregistrement et de déclaration dans d’autres États membres (13).

51.      L’autoliquidation fait d’une taxe indirecte à la consommation une taxe directe à la consommation qui grève directement le preneur. Or, un tel changement de débiteur de la taxe suppose que le preneur, qui est désormais redevable, outre de la rétribution, de la taxe sur la valeur ajoutée, puisse tenir compte de cette dette fiscale lorsqu’il convient de la rétribution ou, au plus tard, lorsqu’il paye celle-ci. Cela n’est envisageable, en principe, que pour le cocontractant qui doit la contrepartie en vertu du rapport juridique susmentionné.

52.      En conclusion, il ressort d’une interprétation des règles relatives à la localisation de la prestation de services, au regard de l’article 196 de la directive TVA, que, en principe, c’est le cocontractant de l’entreprise prestataire qui est le preneur des services, en fonction duquel se localise la prestation.

C.      L’incidence de l’existence d’une pratique abusive entre le bénéficiaire effectif et un tiers

53.      Il est dès lors établi que, en principe, le cocontractant de droit civil qui doit la contrepartie est le preneur au sens de la directive TVA. Il convient d’examiner si une éventuelle pratique abusive entre le bénéficiaire et un tiers (c’est-à-dire, en l’espèce, entre Lalib et WML) y change quelque chose.

1.      Sur la position des autorités fiscales hongroises

54.      Il convient, à mon avis, de répondre par la négative à cette question, conformément à l’analyse faite par le Portugal. La position contraire des autorités fiscales hongroises est contraire au système de la directive TVA dans ses fondements. Le Portugal considère qu’il résulte de la pratique abusive entre WML et Lalib que le site Internet de Hongrie est exploité par WML, de sorte que les services de soutien informatique ne peuvent avoir été fournis qu’à WML en Hongrie. Toutefois, contrairement à ce que soutient la Commission, la détermination du « véritable » preneur de la requérante ne dépend pas fondamentalement du caractère abusif ou non du contrat de licence conclu entre WML et Lalib.

55.      En effet, dans cette logique, ce n’est pas uniquement les prestations de la requérante, mais l’ensemble des prestations que Lalib, une entreprise portugaise existante (si la réponse portugaise à la demande d’informations hongroise a été correctement rapportée), aurait reçues dans le contexte de l’exploitation du site Internet qui auraient été imposables en Hongrie ; cela concernerait également les services fournis par d’autres prestataires portugais. En tout état de cause, le fait que, contrairement à l’administration fiscale portugaise, l’administration fiscale hongroise considère que Lalib soit n’existe pas, soit doit être assimilée à WML ne constitue pas une base suffisante à cet égard.

2.      Prise en compte de la neutralité de la TVA

56.      D’une part, la directive TVA est, en principe, neutre en valeur (14). Selon une jurisprudence constante de la Cour, il y a lieu de se référer à la nature objective de l’opération en cause (15). Tel est le cas, en particulier, de l’interprétation des règles relatives à la localisation de la prestation qui, ainsi que la Cour l’a justement énoncé, visent à prévenir, d’une part, les conflits de compétence susceptibles de conduire à des doubles impositions et, d’autre part, la non-imposition de recettes (plus précisément d’opérations) (16). Elles visent donc à répartir la compétence fiscale entre les États membres.

57.      Dès lors, la question de savoir si le bénéficiaire du lavage d’un véhicule, c’est-à-dire le preneur d’un service, est le propriétaire de la voiture, celui qui loue effectivement la voiture ou celui qui l’a volée, est sans incidence sur la question de savoir qui est le preneur et où localiser la prestation de service. De même, le voleur qui a commandé et payé le lavage de la voiture volée est et demeure le preneur, de sorte que la prestation de service se localise en fonction de sa personne (par exemple, s’il est ou non assujetti, voir l’article 44 de la directive TVA, d’une part, et l’article 45 de celle-ci, d’autre part).

3.      Prise en compte de la perspective du prestataire

58.      De surcroît, la logique susmentionnée des autorités fiscales hongroises méconnaît la technique d’imposition indirecte de la TVA. En effet, le « principe d’abstraction », illustré par l’exemple du voleur de voiture, résulte également du fait que, dans la perception de la taxe, l’entrepreneur prestataire agit comme émanation de l’État (« collecteur fiscal pour le compte de l’État » (17)). Dans la mesure où il ne le fait pas volontairement mais en vertu d’une disposition légale, il pourrait également être qualifié de « complice obligatoire de l’État » (18).

59.      Or, ce complice de l’État doit savoir où se situe le lieu de livraison ou de prestation de services afin d’appliquer le juste taux de taxation et de verser la taxe due. Si le lieu d’une prestation de services dépend de la qualité du bénéficiaire (par exemple, s’il est un assujetti), le prestataire doit pouvoir la déterminer de manière autonome.

60.      Il peut identifier et déterminer son cocontractant, qui, en vertu des stipulations contractuelles, est tenu de lui payer la contrepartie (le prix). En revanche, le prestataire n’a, en principe, aucune influence ni connaissance de circonstances qui ne concernent que les relations entre le preneur et les tiers. Dès lors, ces caractéristiques doivent, en principe, être sans incidence sur la localisation de sa livraison ou de sa prestation. Le véritable propriétaire d’une voiture à laver peut parfaitement être indifférent aux yeux de l’assujetti dans l’exécution de sa prestation de service. Le preneur est son cocontractant et le lieu d’exécution est toujours le même, que l’voiture ait été louée, achetée ou volée.

4.      Prise en compte du régime de commissionnement

61.      Il convient d’ajouter que, ainsi que le précise l’article 28 de la directive TVA, le preneur peut agir en son nom propre, mais pour le compte d’autrui. Il s’ensuit que le fait qu’une personne autre que le cocontractant utilise effectivement la prestation est sans incidence dans le régime de la TVA. Celui qui n’est pas propriétaire et agit en son nom propre pour le compte d’autrui (par exemple le propriétaire) est également le preneur d’une prestation de service.

62.      Dès lors, ce qui importe c’est que Lalib est tenue, en vertu du rapport juridique sous-jacent, de payer la contrepartie des services de soutien informatique de la requérante. La question de savoir si Lalib a reçu les prestations en son nom et pour son propre compte ou en son nom propre pour le compte de WML est donc, en principe, sans incidence sur la qualité de preneur de Lalib. Les services informatiques fournis par la requérante à Lalib se localisent donc au Portugal et cette localisation doit s’apprécier indépendamment d’une éventuelle pratique abusive entre WML et Lalib.

5.      Exception concevable : dispositif abusif mis en place par toutes les parties intéressées

63.      Il n’en irait autrement que si l’ensemble du dispositif juridique entre Lalib, WML et la requérante devait être considérée comme un seul vaste dispositif abusif. Cela permettrait de redéfinir les opérations concernées, en partant de la situation qui aurait prévalu en l’absence de ces opérations. Or, pareil dispositif abusif ne ressort pas de la demande de décision préjudicielle.

64.      On peut sérieusement en douter compte tenu du fait que tout porte à croire que Lalib existe effectivement, a effectivement son siège au Portugal, a effectivement payé les factures de la requérante et que l’on ne puisse pas apercevoir un avantage au regard de la TVA, à tout le moins à l’égard des services de support informatique. De même, la Commission semble considérer que seul Lalib sert les consommateurs finals au moyen du site Internet. Seule la juridiction de renvoi peut, en définitive, l’apprécier.

6.      Conclusion intermédiaire

65.      Le preneur des prestations de services informatiques de la requérante est son cocontractant (Lalib). Une éventuelle pratique abusive entre WML et Lalib est sans incidence à cet égard. Elle est, en tout état de cause, sans incidence si la conclusion du contrat entre la requérante et Lalib ne doit pas elle-même être considérée comme faisant partie d’une pratique abusive. Or, la Cour ne dispose d’aucun élément en ce sens et, par ailleurs, il appartient à la seule juridiction de renvoi de l’apprécier.

D.      À titre subsidiaire : le sort à réserver à des décisions contradictoires des autorités fiscales d’États membres différents en matière de TVA

1.      Position du problème

66.      Certes, le lieu des prestations de services de la requérante se trouve ainsi précisé. Néanmoins, il subsiste un risque de double imposition inhérent au système de la TVA. Celui-ci se réalise si la juridiction de renvoi devait constater que l’ensemble du dispositif juridique entre Lalib, WML et la requérante devrait être considéré comme un dispositif abusif unique.

67.      La Hongrie se fonderait sur une prestation fournie à WML qu’elle localiserait en Hongrie et percevrait la TVA en Hongrie. En revanche, le Portugal ne continuerait probablement pas à qualifier les faits de dispositif abusif, de sorte que le preneur de la prestation serait Lalib et la prestation serait localisée au Portugal. Cela conduirait à une double imposition en raison d’un conflit de qualification.

68.      Cette conclusion éventuelle va à l’encontre de l’idée du principe de neutralité en droit de la TVA. En effet, ainsi que la Cour l’a déjà jugé, une double imposition des activités professionnelles est contraire au principe de neutralité fiscale inhérent au système commun de la TVA (19). On en trouve également confirmation dans la jurisprudence antérieure relative au risque de double imposition en cas d’importation de marchandises déjà grevées de TVA (20).

69.      La jurisprudence de la Cour donne déjà quelques pistes permettant d’éviter une telle double imposition.

2.      Absence d’effet obligatoire de la première imposition dans le temps

70.      À cet égard, la Cour a déjà jugé à juste titre que l’État membre qui établit la taxe en premier lieu ne lie pas l’autre État membre dans l’application correcte de la directive TVA (21). Un tel « principe du premier arrivé » irait à l’encontre de l’idée des règles de localisation qui vise à allouer et à répartir les recettes fiscales entre les États membres.

71.      La question de savoir s’il découle du seul règlement no 904/2010 que l’administration fiscale d’un État membre est tenue d’adresser une demande d’information aux autorités fiscales d’un autre État membre lorsqu’une telle demande est utile, voire indispensable, pour établir que la TVA peut être réclamée dans le premier État membre (22) peut rester ouverte.

72.      En effet, lorsque les juridictions d’un État membre constatent qu’une même opération fait l’objet d’un traitement fiscal différent dans un autre État membre, elles ont la faculté ou l’obligation, selon que leurs décisions sont elles-mêmes susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel, de saisir la Cour d’un renvoi préjudiciel (23). C’est dans ce sens que la juridiction de renvoi a, en l’occurrence, interrogé la Cour sur l’interprétation des dispositions de la directive TVA relatives à la localisation de la prestation.

3.      Interprétation divergente des dispositions relatives au lieu de la prestation

73.      Si le conflit sous-jacent porte sur l’interprétation des dispositions relatives au lieu de la prestation, la solution est simple. Celle-ci peut et doit être résolue par la saisine de la Cour. Cette interprétation du droit de l’Union dans le cadre de la demande de décision préjudicielle lie également l’autre administration fiscale.

74.      Si cette dernière n’a pas encore pris de décision finale à cette date, cela évite la double imposition. Si elle a déjà pris une décision finale qui, contrairement à l’interprétation donnée par la Cour, entraîne une double imposition à ce titre, celle-ci est contraire au droit de l’Union. Ainsi, s’il s’avère, le cas échéant à la suite d’une décision préjudicielle de la Cour, que la TVA a déjà été indûment versée dans un autre État membre, l’intéressé est en droit d’obtenir le remboursement du trop-perçu de TVA. Selon une jurisprudence constante, le droit d’obtenir le remboursement de taxes perçues dans un État membre en violation des règles du droit de l’Union est la conséquence et le complément des droits conférés aux justiciables par les dispositions du droit de l’Union telles qu’elles ont été interprétées par la Cour. L’État membre concerné est donc tenu, en principe, de rembourser les taxes perçues en violation du droit de l’Union (24).

4.      Appréciation divergente du contexte en fait

75.      Toutefois, dans la mesure où le conflit porte non pas sur une interprétation divergente du droit de l’Union, mais sur une appréciation divergente des faits (par exemple, l’existence d’une pratique abusive), la voie développée ci-dessus ne va pas au-delà. En effet, l’application du droit de l’Union aux faits de l’espèce ressortit aux juridictions nationales. Les décisions de ces dernières ne lient pas les administrations fiscales des autres États membres, de sorte que le risque de double imposition persiste.

76.      Cette double imposition heurte les objectifs de la directive TVA (voir point 68 des présentes conclusions). Certes, en matière d’imposition des revenus, la Cour a jugé que, en l’absence d’harmonisation au niveau de l’Union, les États membres ne sont pas tenus d’adapter leur propre système fiscal aux différents systèmes de taxation des autres États membres afin d’éliminer les doubles impositions (25). Mais il s’agit de la double imposition en vertu du droit non harmonisé de l’impôt sur les revenus qui découle de la compétence législative des États membres à cet égard. En matière de TVA, cet argument est vain.

77.      Une double imposition fondée sur le droit de l’Union (en l’occurrence la directive TVA) affecte également les droits fondamentaux de l’assujetti (voir articles 15, 16 et 17 de la Charte) dans la mise en œuvre du droit de l’Union (26). En outre, une double imposition à la TVA des livraisons et des prestations transfrontalières porterait atteinte à la libre circulation des marchandises et des services.

78.      En définitive, la double imposition contraire au marché intérieur ne pourrait être évitée que si, dans cette situation particulière – double imposition par deux États membres en raison d’un conflit de qualification au regard de la TVA dans une situation transfrontalière – la Cour détermine elle-même à titre exceptionnel la manière dont il convient d’apprécier les faits, à savoir, en l’occurrence, l’existence d’un abus.

79.      En tant que seule autorité susceptible de statuer de manière obligatoire pour les États membres concernés et, partant, de prévenir effectivement la double imposition, la Cour a déjà procédé de facto à sa propre appréciation des faits dans une situation similaire. Ainsi, par exemple, l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Auto Lease Holland, procédait d’une appréciation différente des faits dans deux États membres, ainsi que l’a expressément souligné la juridiction de renvoi dans la procédure y afférente (27). Néanmoins, la Cour a répondu à la question préjudicielle en jugeant que « l’article 5, paragraphe 1, de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu’il n’y a pas livraison de carburant du donneur de véhicule en leasing au preneur de véhicule en leasing dans le cas où un preneur de véhicule en leasing ravitaille, au nom et pour le compte du donneur de véhicule en leasing, le véhicule pris en leasing » (28), ce qui n’était rien d’autre que l’appréciation des faits demandée par la juridiction de renvoi.

80.      Afin, toutefois, de ne pas perdre de vue que l’appréciation des faits incombe, en principe, au juge national et que les États membres ont, à travers le règlement no 904/2010, des possibilités d’échange d’informations et, à travers le comité de la TVA (Article 398 de la directive TVA), des possibilités de trouver un accord, la Cour pourrait soumettre les réponses à de telles questions préjudicielles à la condition que, en règle générale, ces autres possibilités aient été épuisées au préalable.

VI.    Conclusion

81.      Par ces motifs, nous proposons à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie) comme suit :

1.       Le preneur en fonction duquel la prestation sera localisée, se déterminera au regard du prestataire dans le rapport juridique sous-jacent établissant qui doit supporter la charge de la prestation reçue. Un grief tiré d’un abus de droit, qui ne vise que le preneur et un tiers, est sans incidence sur la détermination du preneur et du lieu de la prestation.

2.       Le principe de neutralité de la directive TVA et le règlement no 904/2010, compte tenu de la charte des droits fondamentaux et des libertés fondamentales, s’opposent à la double imposition à la TVA d’une seule et même opération par plusieurs États membres. Lorsque cette double imposition repose sur une appréciation divergente des faits et que les États membres ne parviennent pas à une solution concertée, le juge national peut, voire doit, solliciter celle-ci à la Cour.


1 Langue originale : l’allemand.


2      Voir uniquement, à cet égard, arrêts du 23 novembre 2017, Di Maura (C-246/16, EU:C:2017:887, point 23) ; du 21 février 2008, Netto Supermarkt (C-271/06, EU:C:2008:105, point 21), et du 20 octobre 1993, Balocchi (C-10/92, EU:C:1993:846, point 25).


3      Directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, JO 2006, L 347, p. 1.


4      Telle que modifiée, à l’époque, en dernier lieu par la directive 2009/69/CE du Conseil, du 25 juin 2009 (JO L 175, p. 12).


5      Telle que modifiée, à l’époque, en dernier lieu par la directive 2010/88/UE du Conseil, du 7 décembre 2010 (JO L 326, p. 1).


6      Directive du Conseil du 12 février 2008 modifiant la directive 2006/112/CE en ce qui concerne le lieu des prestations de services (JO L 44, p. 11).


7      Règlement (UE) no 904/2010 du Conseil du 7 octobre 2010 concernant la coopération administrative et la lutte contre la fraude dans le domaine de la taxe sur la valeur ajoutée (JO L 268, p. 1).


8      Arrêt du 17. Décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832).


9      Arrêts du 22 novembre 2017, Cussens e.a., C-251/16, EU:C:2017:881, point 46 : du 17 décembre 2015, WebMindLicenses, C-419/14, EU:C:2015:832, point 52 ; et du 21 février 2006, Halifax e.a., C-255/02, EU:C:2006:121, point 98.


10      Arrêts du 16 octobre 2014, Welmory, C-605/12, EU:C:2014:2298, point 42 ; du 26 janvier 2012, ADV Allround, C-218/10, EU:C:2012:35, point 27 et jurisprudence citée. En ce sens également arrêt du 18 juin 2020, KrakVet Marek Batko, C-276/18, EU:C:2020:485, point 42.


11      Arrêts du 16 septembre 2021, Balgarska natsionalna televizia, C-21/20, EU:C:2021:743, point 31 ; voir en ce sens, arrêts du 22 novembre 2018, MEO – Serviços de Comunicações e Multimédia, C-295/17, EU:C:2018:942, point 39 ; et du 22 juin 2016, Český rozhlas, C-11/15, EU:C:2016:470, points 21 et 22.


12      En ce sens, déjà, à propos de l’article 199 de la directive TVA, arrêts du 26 avril 2017, Farkas (C-564/15, EU:C:2017:302, point 24), et du 13 juin 2013, Promociones y Construcciones BJ 200 (C-125/12, EU:C:2013:392, point 28).


13      Arrêt du 6 octobre 2011, Stoppelkamp, C-421/10, EU:C:2011:640, point 33, à l’époque encore à propos de l’article 21, paragraphe 1, sous b), de la 6e directive CE.


14      Arrêt du 6 juillet 2006, Kittel et Recolta Recycling (C-439/04 et C-440/04, EU:C:2006:446, point 50 – Le principe de neutralité fiscale interdirait une différenciation généralisée entre les transactions licites et les transactions illicites), du 29 juin 2000, Salumets e.a. (C-455/98, EU:C:2000:352, point 19), du 29 juin 1999, Coffeeshop « Siberië » (C-158/98, EU:C:1999:334, points 14 et 21). Sur les exceptions, voir arrêts du 6 juin. Décembre 1990, Witzemann (C-343/89, EU:C:1990:445), et du 5 juillet 1988, Vereniging Happy Family Rustenburgerstraat (289/86, EU:C:1988:360, point 20).


15      Arrêts du 21 février 2013, Žamberk (C-18/12, EU:C:2013:95, point 36) ; du 27 septembre 2007, Teleos e.a. (C-409/04, EU:C:2007:548, point 39) ; du 9 octobre 2001, Cantor Fitzgerald International (C-108/99, EU:C:2001:526, point 33), ainsi que du 6 avril 1995, BLP Group (C-4/94, EU:C:1995:107, point 24).


16      Arrêts du 21 février 2013, Žamberk (C-18/12, EU:C:2013:95, point 36) ; du 27 septembre 2007, Teleos e.a. (C-409/04, EU:C:2007:548, point 39) ; du 9 octobre 2001, Cantor Fitzgerald International (C-108/99, EU:C:2001:526, point 33), ainsi que du 6 avril 1995, BLP Group (C-4/94, EU:C:1995:107, point 24).


17      Voir uniquement, à cet égard, arrêts du 23 novembre 2017, Di Maura (C-246/16, EU:C:2017:887, point 23) ; du 21 février 2008, Netto Supermarkt (C-271/06, EU:C:2008:105, point 21), et du 20 octobre 1993, Balocchi (C-10/92, EU:C:1993:846, point 25).


18      Voir, en ce sens, Stadie, H., droit fiscal en matière de taxe sur le chiffre d’affaires, 2005, no 1.18.


19      Arrêt du 23 avril 2009, Puffer (C-460/07, EU:C:2009:254, point 46) ; du 17 mai 2001, Fischer et Brandenstein (C-322/99 et C-323/99, EU:C:2001:280, point 76) ; du 8 mars 2001, Bakcsi (C-415/98, EU:C:2001:136, point 46), ainsi qu’arrêt du 25 mai 1993, Mohsche (C-193/91, EU:C:1993:203, point 9).


20      Arrêt du 5 mai 1982, Schul Douane Expediteur (15/81, EU:C:1982:135, point 2 du dispositif) ; De même, de manière similaire, arrêt du 6 juillet 1988, Ledoux (127/86, EU:C:1988:366, point 20).


21      Arrêt du 17. Décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832, point 54), confirmée par arrêt du 18 juin 2020, KrakVet Marek Batko (C-276/18, EU:C:2020:485, point 53). C’est également en ce sens que vont dans le sens de l’arrêt du 5 juillet 2018, Marcandi (C-544/16, EU:C:2018:540, point 65).


22      Ainsi, voir arrêt du 17 juin. Décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832, point 59) ; En revanche, arrêt du 18 juin 2020, KrakVet Marek Batko (C-276/18, EU:C:2020:485, point 48).


23      Arrêt du 18 juin 2020, KrakVet Marek Batko (C-276/18, EU:C:2020:485, point 51), ainsi que du 5 juillet 2018, Marcandi (C-544/16, EU:C:2018:540, points 64 et 66), ainsi que du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832, point 59).


24      Voir, en ce sens. Arrêt du 18 juin 2020, KrakVet Marek Batko (C-276/18, EU:C:2020:485, point 52), et du 14 juin 2017, Compass Contract Services (C-38/16, EU:C:2017:454, points 29 et 30 ainsi que jurisprudence citée).


25      Arrêt du 26 mai 2016, NN (L) International (C-48/15, EU:C:2016:356, point 47), du 8. Décembre 2011, Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (C-157/10, EU:C:2011:813, point 39), et du 12 février 2009, Block (C-67/08, EU:C:2009:92, point 31).


26      On le sait, cette condition, qui figure à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, est conçue de manière très large par la Cour – voir uniquement arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson (C-617/10, EU:C:2013:105, points 25 et suiv.).


27      Bundesfinanzhof, ordonnance du 22 février 2001 – V R 26/00, UR 2001, 305, points 54 et 56.


28      Arrêt du jeudi 6 février 2003, Český rozhlas (C-11/01, EU:C:2003:73, point 37). De même, l’arrêt du 5 juillet 2018, Marcandi (C-544/16, EU:C:2018:540, point 49), repose sur une appréciation différente de l’émission de « crédits » dans les États membres.