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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MACIEJ SZPUNAR

présentées le 7 avril 2022 (1)

Affaire C-294/21

État du Grand-Duché de Luxembourg,

Administration de l’enregistrement, des domaines et de la TVA

contre

Navitours Sàrl

[demande de décision préjudicielle formée par la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg, Luxembourg]

« Renvoi préjudiciel – Fiscalité – Taxe sur la valeur ajoutée – Sixième directive 77/388/CEE – Article 2, point 1, et article 9, paragraphe 2, sous b) – Champ d’application – Opérations imposables – Lieu de la prestation de transport – Voyages touristiques sur la Moselle – Rivière ayant le statut de condominium »






 Introduction

1.        Tout aussi invraisemblable que cela puisse paraître, la genèse de la présente affaire remonte à plus de 200 ans, à savoir au congrès de Vienne de 1815. En effet, l’article 25 de l’acte final de ce congrès (2), relatif aux « pays situés sur la rive gauche du Rhin », prévoyait que les rivières Moselle, Sûre et Our, en tant qu’elles forment la frontière, appartiendront en commun aux deux puissances limitrophes. Cette disposition a été confirmée et détaillée à l’article 27 du traité frontalier entre le Royaume des Pays-Bas et le Royaume de Prusse, conclu à Aix-la-Chapelle le 26 juin 1816.

2.        Bien que ni le Royaume de Prusse, ni le Royaume des Pays-Bas de l’époque ni l’ordre lui-même établi par le congrès de Vienne n’existent plus depuis longtemps, cette disposition reste en vigueur, désormais sous la forme de l’article 1er, paragraphe 1, du traité entre le Grand-Duché de Luxembourg et la République fédérale d’Allemagne sur le tracé de la frontière commune entre les deux États du 19 décembre 1984 (3) (ci-après le « traité frontalier de 1984 »). Ce traité indique que le territoire sous souveraineté commune sera aussi pour l’avenir l’expression visible de la coopération européenne, mais paradoxalement, cette souveraineté commune cause toutefois des difficultés pratiques résultant pour ces deux États membres de leurs obligations découlant du droit de l’Union, et plus précisément, en l’espèce, des dispositions relatives à la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la « TVA »).

3.        Toutefois, ainsi que l’avocat général A. L. Dutheillet de Lamothe a déjà eu l’occasion de le constater (4), les constatations du congrès de Vienne et les dispositions des conventions internationales qui en découlent ne doivent pas faire obstacle à la pleine application et effectivité du droit de l’Union sur l’ensemble de son territoire, y compris sur le territoire qui, en vertu de ces dispositions, relève de la souveraineté commune de deux États membres. Je propose donc de régler la présente affaire sur la base des dispositions pertinentes du droit de l’Union, sans subordonner son application aux dispositions des accords internationaux entre les différents États membres et à la conclusion des arrangements prévus par ces accords.

 Le cadre juridique

 Le droit international

4.        L’article 1er, paragraphe 1, du traité frontalier de 1984 établit une souveraineté commune (condominium) entre l’Allemagne et le Luxembourg sur les rivières frontalières :

« Partout où la Moselle, la Sûre et l’Our forment la frontière d’après le Traité du 26 juin 1816 [(5)], elles constituent un territoire commun sous souveraineté commune des deux États contractants. »

5.        L’article 5, paragraphe 1, de ce traité dispose :

« Les États contractants règlent les questions concernant le droit applicable sur le territoire commun sous souveraineté commune par un arrangement additionnel. »

À ce jour, un tel arrangement additionnel n’a pas encore été conclu.

 Le droit de l’Union

6.        L’article 2, point 1, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme (6), telle que modifiée par la directive 91/680/CEE du Conseil, du 16 décembre 1991 (7) (ci-après la « directive 77/388 »), disposait :

« Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée :

1)      les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l’intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel ;

[…] »

7.        Aux termes de l’article 3, paragraphe 2, de cette directive :

« Aux fins de l’application de la présente directive, l’“intérieur du pays” correspond au champ d’application du traité instituant la Communauté économique européenne, tel qu’il est défini, pour chaque État membre, à l’article 227. »

8.        Enfin, l’article 9, paragraphes 1 et 2, sous b), de ladite directive disposait :

« 1.      Le lieu d’une prestation de services est réputé se situer à l’endroit où le prestataire a établi le siège de son activité économique ou un établissement stable à partir duquel la prestation de services est rendue ou, à défaut d’un tel siège ou d’un tel établissement stable, au lieu de son domicile ou de sa résidence habituelle.

2.       Toutefois :

[…]

b)      le lieu des prestations de transport est l’endroit où s’effectue le transport en fonction des distances parcourues ; »

 Les faits, la procédure et la question préjudicielle

9.        Navitours Sàrl, société de droit luxembourgeois, exerce une activité dans le domaine de l’organisation de voyages touristiques sur le tronçon de la Moselle relevant de la souveraineté commune en vertu du traité frontalier de 1984. En raison de ce statut particulier de la rivière, les autorités fiscales considéraient que l’activité de Navitours était effectuée en dehors du territoire national au sens des dispositions relatives à la TVA, de sorte que ces autorités n’ont pas exigé le paiement de cette taxe sur le prix desdits voyages.

10.      En 2004, Navitours a acquis aux Pays-Bas un bateau de passagers affecté à l’exercice de son activité. Ce bateau a été soumis par les autorités fiscales aux dispositions relatives à l’acquisition intracommunautaire, à savoir que l’opération a été exonérée aux Pays-Bas et imposée au Luxembourg (8). Toutefois, les autorités fiscales ont refusé à Navitours le droit de déduire la TVA acquittée sur l’acquisition dudit bateau, au motif que, en l’absence d’imposition des activités de cette société exercées dans les eaux du condominium, l’acquisition du bateau n’a pas été effectuée aux fins d’une activité imposable, condition du droit à déduction.

11.      À la suite du recours de Navitours, ce refus d’appliquer le droit à déduction a finalement été remis en cause par un arrêt de la Cour d’appel (Luxembourg) du 10 juillet 2014, dans lequel celle-ci a constaté que les activités de cette société peuvent être imposées soit au Luxembourg, soit en Allemagne, de sorte que ladite société disposait d’un droit à déduction.

12.      À la suite de cet arrêt, par décision du 5 août 2015, les autorités fiscales luxembourgeoises ont réclamé à Navitours le paiement de la TVA sur ses activités pour les exercices d’imposition 2004 et 2005. Toutefois, sur recours de Navitours, le tribunal d’arrondissement de Luxembourg a, par jugement du 23 mai 2018, annulé cette décision. Cette juridiction a notamment considéré que, en l’absence d’arrangement entre le Grand-Duché de Luxembourg et la République fédérale d’Allemagne sur l’application de la TVA sur le territoire du condominium, les autorités fiscales luxembourgeoises ne sont pas habilitées à prélever cette taxe sur les activités exercées sur ce territoire. Ce jugement a été confirmé par un arrêt de la Cour d’appel du 11 décembre 2019.

13.      L’État du Grand-Duché de Luxembourg et l’Administration de l’enregistrement, des domaines et de la TVA (Luxembourg) se sont pourvus en cassation contre ce dernier jugement devant la juridiction de renvoi. Dans ces circonstances, la Cour de cassation (Luxembourg) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 2, [point 1], de la directive [77/388] qui dispose que “[s]ont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée : 1. les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l’intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel”

et/ou l’article 9, paragraphe 2, point b), de la directive [77/388] qui dispose que “le lieu des prestations de transport est l’endroit où s’effectue le transport en fonction des distances parcourues”

s’applique(nt)-il(s) et conduit(sent)-il(s) à une imposition à la TVA au Luxembourg des prestations de transports de personnes effectuées par un prestataire établi au Luxembourg, lorsque ces prestations sont effectuées à l’intérieur d’un condominium, tel que ce condominium est défini par le [traité frontalier de 1984], comme étant un territoire commun sous souveraineté commune du Grand-Duché de Luxembourg et de la République fédérale d’Allemagne, par rapport auquel il n’existe, en matière de perception de la TVA sur les prestations de service de transport, pas [d’arrangement] entre ces deux États tel que prévu par l’article 5, paragraphe 1, du [traité frontalier de 1984] aux termes duquel “[l]es États contractants règlent les questions concernant le droit applicable sur le territoire commun sous souveraineté commune par un arrangement additionnel” ? »

14.      Cette demande de décision préjudicielle est parvenue à la Cour le 10 mai 2021. Navitours, les gouvernements luxembourgeois et allemand ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites. La Cour a décidé de ne pas tenir d’audience. Les parties ont répondu par écrit aux questions posées par la Cour.

 Analyse

15.      Par sa question préjudicielle dans la présente affaire, la juridiction de renvoi soulève, en substance, deux questions, à savoir, premièrement, si, en l’absence d’arrangement entre le Grand-Duché de Luxembourg et la République fédérale d’Allemagne sur l’application des règles relatives à la TVA sur le territoire du condominium, ces dispositions s’appliquent aux services de transport fournis sur ce territoire et, deuxièmement, si leur application conduit ou est susceptible de conduire à une imposition de ces prestations au Luxembourg.

16.      Ces questions, bien qu’elles soient étroitement liées, sont néanmoins distinctes et doivent être examinées successivement. Il convient toutefois de trancher au préalable la question de savoir si les services fournis par Navitours sont des services de transport, au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388.

 Les voyages touristiques en tant que services de transport aux fins de la TVA

17.      Dans l’arrêt Trijber et Harmsen (9), à l’issue d’une analyse détaillée, la Cour a jugé (10) que, sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, l’activité consistant à fournir, à titre onéreux, un service de prise en charge de passagers sur un bateau en vue de leur faire visiter une ville par voie d’eau à des fins événementielles ne constituait pas un service dans le « domaine des transports » au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous d), de la directive 2006/123/CE (11).

18.      Il convient dès lors d’examiner si, à la lumière de cette jurisprudence, les services fournis par Navitours constituent ou non des « services de transport » au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388. Répondre à cette question par la négative rendrait sans objet la question préjudicielle dans la présente affaire, qui porte expressément sur l’interprétation de cette disposition. C’est pourquoi, dans la présente affaire, la Cour a interrogé les parties sur ce point (12).

19.      Je ne pense cependant pas qu’il serait justifié d’interpréter la notion de « services de transport », figurant à l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388, de la même manière que la notion de « services dans le domaine des transports », au sens de la directive 2006/123. Je me rallie ici à la position exprimée dans les réponses de Navitours, du gouvernement luxembourgeois et de la Commission à la question de la Cour (13).

20.      D’emblée, je fais observer que la jurisprudence précitée de la Cour est fondée, dans une large mesure, sur la nature très particulière des services en cause au principal dans l’une des affaires ayant donné lieu à l’arrêt Trijber et Harmsen, dans le cadre desquelles le transport lui-même était d’une importance secondaire (14). Or, rien n’indique que les services de Navitours en cause au principal aient un caractère similaire. En effet, ces services consistent en l’organisation de voyages dans les eaux intérieures, c’est-à-dire en des activités dont le déplacement des personnes est un élément essentiel (15).

21.      Nonobstant ces différences factuelles, selon moi, la finalité totalement différente de l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388 et de l’article 2, paragraphe 2, sous d), de la directive 2006/123 milite en faveur d’une interprétation distincte des notions de « services de transport » et de « services dans le domaine des transports », au sens de ces deux dispositions. Navitours, le gouvernement luxembourgeois et la Commission attirent l’attention sur ce même aspect dans leurs réponses à la question posée par la Cour.

22.      La directive 2006/123 concrétise la libre prestation des services et la liberté d’établissement des prestataires de services dans le marché unique. L’article 2, paragraphe 2, sous d), de cette directive a pour objectif d’exclure du champ d’application de celle-ci les services qui relèvent des dispositions spécifiques de (l’actuel) titre VI de la troisième partie du traité FUE ainsi que des actes de droit dérivé fondés sur ces dispositions, auxquels, conformément à l’article 58, paragraphe 1, TFUE, le principe général de la libre prestation des services n’est pas applicable. Cette disposition doit donc faire l’objet d’une interprétation stricte en ce sens qu’elle ne s’applique qu’aux services pour lesquels l’exclusion de l’application de la libre prestation des services est justifiée et résulte des dispositions du traité. Dans l’arrêt Trijber et Harmsen, la Cour a considéré qu’une telle exclusion des services en cause dans l’une des affaires au principal n’était pas justifiée.

23.      L’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388 est d’une tout autre nature. Il ne vise pas à réglementer spécifiquement les services de transport en général par rapport à d’autres catégories de services, mais seulement à réglementer spécifiquement ces services sur un seul aspect, à savoir le lieu de leur prestation. À cet égard, il faut garder à l’esprit que le sens fondamental de la régularisation détaillée du lieu des opérations soumises à la TVA réside dans le fait que ce lieu détermine la compétence en matière d’imposition de ces opérations. Ainsi, lorsque l’opération concerne, de quelque manière que ce soit, plusieurs États membres (par exemple, le transport depuis un État membre vers un autre), les règles de détermination du lieu de cette opération sont essentielles à la répartition de la compétence fiscale entre ces États membres. En règle générale, l’imposition doit se faire au lieu où le bien ou le service est effectivement consommé.

24.      Aux termes de l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388, le lieu des prestations de transport est l’endroit où s’effectue (effectivement) le transport « en fonction des distances parcourues ». Le législateur de l’Union a donc considéré comme étant la plus proche de la réalité une solution où l’on considère que le lieu de la prestation de transport est l’endroit où se trouve le moyen de transport au cours de la prestation de services, lorsque ce moyen de transport se déplace (16). La compétence pour l’imposition d’un tel service est donc déterminée par la distance que le moyen de transport a parcourue sur le territoire de l’État membre concerné et non, par exemple, le lieu de chargement ou la durée de la prestation de service (17).

25.      De ce point de vue, il convient donc, selon moi, de qualifier de « service de transport », au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388, toute prestation dont l’élément constitutif unique ou principal consiste à déplacer des personnes ou des marchandises sur des distances non négligeables (18), indépendamment de l’objectif (commercial, touristique, de loisirs, etc.) dans lequel elle est effectuée et de la question de savoir si la prestation commence et se termine en un même endroit ou à des endroits différents. En effet, dans chaque situation, la compétence fiscale peut être répartie entre plusieurs États membres et cette répartition doit être effectuée conformément à cette disposition, c’est-à-dire en tenant compte des distances parcourues.

26.      Le principe selon lequel les termes similaires employés dans différents actes du droit de l’Union doivent être interprétés de manière similaire ne s’oppose pas, selon moi, à une telle distinction entre la signification des notions en cause dans les directives 77/388 et 2006/123 (19).

27.      Premièrement, la nature et l’objectif différents de ces deux réglementations, tels qu’exposés ci-dessus, justifient une lecture différente des notions de « services de transport » et de « services dans le domaine des transports » figurant dans ces deux actes normatifs. Des services similaires peuvent donc être qualifiés de manière différente aux fins de l’application de ces deux actes.

28.      Deuxièmement, la pleine conformité de l’interprétation de ces notions n’est, en tout état de cause, pas possible.

29.      En effet, d’une part, l’article 2, paragraphe 2, sous d), de la directive 2006/123 inclut expressément les services portuaires dans les services dans le domaine des transports. De même, la Cour a jugé que relevaient de cette disposition les services de contrôle technique des véhicules (20). Or, il ne fait guère de doute, selon moi, que ni les services portuaires ni les services de contrôle technique des véhicules ne peuvent constituer des services de transport au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388. Il serait avant tout impossible de leur appliquer le critère de la distance parcourue retenu dans cette disposition.

30.      D’autre part, la Cour a expressément considéré les croisières comme relevant du règlement (CEE) no 3577/92 (21) et, partant, du titre VI du traité FUE, relatif au transport, sur la base duquel ce règlement a été adopté (22). Il serait difficile de traiter différemment les croisières dans les eaux intérieures, bien qu’elles soient régies par les dispositions d’un autre règlement adopté sur la base des mêmes dispositions du traité (23).

31.      Par conséquent, il est difficile de parler d’une signification unique de la notion de « transport » et des termes dérivés de différents actes du droit de l’Union régissant les différents domaines du transport. Je ne pense pas non plus, comme je l’ai déjà indiqué ci-dessus, qu’une telle signification uniforme soit nécessaire compte tenu des objectifs différents poursuivis par cette réglementation (24).

32.      Au vu de ce qui précède, je propose de considérer que les services consistant à organiser des croisières par bateau fluvial constituent des services de transport au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388.

 Application des règles relatives à la TVA sur le territoire du condominium

33.      Conformément à l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388, le lieu de la prestation de transport par voie navigable intérieure dans les eaux de la Moselle, dans la partie où elle constitue la frontière entre le Luxembourg et l’Allemagne, est le territoire de ces eaux et donc, conformément au traité frontalier de 1984, le territoire relevant de la souveraineté commune de ces deux États membres, c’est-à-dire le condominium. Il convient dès lors d’examiner si les conditions d’application de cette directive sont réunies sur ce territoire, c’est-à-dire, premièrement, si ce territoire constitue l’intérieur du pays d’un État membre au sens de l’article 3, paragraphe 2, de ladite directive et, deuxièmement, si et selon quelles règles lesdits États membres peuvent appliquer sur ce territoire leurs dispositions adoptées aux fins de la transposition de cette directive.

 Le territoire du condominium en tant que l’intérieur du pays, au sens des dispositions relatives à la TVA

34.      Comme je l’ai déjà mentionné, l’activité de Navitours en matière de croisières sur la Moselle n’était pas soumise à la TVA au motif que les autorités fiscales luxembourgeoises (et, semble-t-il, également allemandes) n’ont pas considéré cette activité, exercée sur le territoire du condominium, comme étant une activité « à l’intérieur du pays » au sens de la législation relative à la TVA. Cela résultait du statut particulier de ce territoire en tant que territoire relevant de la souveraineté commune des deux États membres. Bien que la position des autorités fiscales luxembourgeoises ait changé en lien avec la nécessité de reconnaître à Navitours le droit à la déduction de la TVA sur les frais d’acquisition d’un bateau affecté à cette activité, l’opinion sur le statut fiscal particulier du territoire du condominium semble être partagée par les juridictions de première et deuxième instance dans l’affaire au principal.

35.      Toutefois, je ne pense pas que cette opinion soit correcte.

36.      L’article 3, paragraphe 2, de la directive 77/388 définit l’« intérieur du pays » en se référant au champ d’application territorial du traité instituant la Communauté européenne visé à l’article 299 de celui-ci (25). Selon cette dernière disposition, le traité et, partant, également la directive 77/388 s’appliquent, notamment, à la République fédérale d’Allemagne et au Grand-Duché de Luxembourg. Si cette disposition contient certes un certain nombre d’exceptions et de règles particulières, aucune d’elles ne concerne le territoire du condominium (26). De même, ce territoire n’est pas exclu de la notion d’« intérieur du pays » en vertu de l’article 3, paragraphe 3, directive 77/388.

37.      Dès lors, on ne peut que constater que le territoire du condominium fait partie de l’intérieur du pays, au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 77/388. Dans le cas contraire, il conviendrait de considérer que le droit de l’Union n’est nullement applicable sur ce territoire, ce qui serait une conclusion absurde.

38.      La spécificité de ce cas de figure réside cependant dans le fait que ce territoire est en même temps l’intérieur du pays de deux États membres, situation exceptionnelle et non prévue par les auteurs de la directive 77/388. Il convient, dès lors, de répondre à la question de savoir à quelles conditions cette directive a vocation à s’appliquer sur ce territoire.

 Les conditions d’application des règles relatives à la TVA sur le territoire du condominium

39.      Le gouvernement allemand et Navitours font valoir, dans leurs observations dans la présente affaire, que, conformément aux principes du droit international public, l’exercice par l’un des États concernés de sa souveraineté sur le territoire d’un condominium requiert le consentement de l’autre État et que, dès lors, l’exercice par le Grand-Duché de Luxembourg et la République fédérale d’Allemagne de leurs compétences en matière de TVA sur le territoire relevant de leur souveraineté commune est impossible sans un arrangement conclu sur la base de l’article 5 du traité frontalier de 1984 (27). En outre, selon le gouvernement allemand, la directive 77/388 ne s’oppose pas à ce que les deux États membres concernés s’abstiennent temporairement d’imposer les opérations effectuées sur ce territoire, dans le respect du droit international et dans l’intérêt des relations de bon voisinage.

40.      Or, au regard du droit de l’Union, cette thèse est, à mon sens, dénuée de tout fondement.

41.      S’agissant de la directive 77/388, celle-ci ne comporte aucune disposition autorisant le Grand-Duché de Luxembourg et la République fédérale d’Allemagne à s’abstenir d’imposer les opérations réalisées sur le territoire du condominium. Selon l’article 2 de cette directive, est soumise à la taxe toute prestation de services effectuée à titre onéreux et toute exception à ce principe doit être clairement et strictement définie (28). Or, cette directive ne contient aucune disposition exonérant de la taxe les opérations effectuées sur le territoire du condominium.

42.      S’agissant du traité frontalier de 1984, il y a lieu de relever, avant tout, que le droit de l’Union respecte le droit international en ce qu’il détermine l’étendue territoriale de la souveraineté des États membres. Le champ d’application territorial du droit de l’Union est précisément défini par référence à l’étendue couverte par cette souveraineté et déterminée par le droit international et par le droit national adopté en exécution du droit international. Cela est assuré par les dispositions détaillées de l’article 299 CE (29) et, en matière de TVA, par l’article 3, paragraphe 2, de la directive 77/388 (30). Ce point est également abordé par la jurisprudence invoquée par le gouvernement allemand (31).

43.      Par conséquent, c’est sur le fondement de l’article 1er du traité frontalier de 1984 que tant le Grand-Duché de Luxembourg que la République fédérale d’Allemagne peuvent (et doivent) exercer leur compétence fiscale en matière de TVA sur le territoire du condominium et ont le droit de convenir des modalités d’exercice de celle-ci.

44.      En revanche, ainsi que la Cour a déjà eu l’occasion de le juger à maintes reprises, les dispositions d’un accord entre deux États membres ne peuvent trouver à s’appliquer dans leurs rapports lorsqu’elles sont contraires aux dispositions du traité (32). Il doit en aller de même, à mon sens, de la contrariété d’un tel accord avec des actes de droit dérivé de l’Union, sous peine de permettre aux États membres de convenir entre eux de dérogations au droit de l’Union, ébranlant ainsi l’effectivité de celui-ci. Dès lors, l’absence d’un arrangement tel que celui prévu à l’article 5 du traité frontalier de 1984 ne saurait justifier le maintien d’une situation incompatible avec le droit de l’Union, à savoir la non-imposition des opérations effectuées sur le territoire du condominium. Il convient en outre de faire observer que le traité frontalier de 1984 est postérieur à la directive 77/388, de sorte que, au moment de la conclusion de ce traité, les deux États membres concernés étaient conscients des obligations découlant de cette directive.

45.      Enfin, s’agissant de l’argument du gouvernement allemand selon lequel la non-imposition des opérations réalisées sur le territoire du condominium serait temporaire, les États membres concernés étant en train de négocier un arrangement approprié, il suffit de relever que ce « caractère temporaire » dure déjà près de 45 ans (33). En outre, la directive 77/388 ne prévoit pas de dérogations pour le territoire du condominium, qu’elles soient permanentes ou temporaires.

46.      Ces considérations ne sont pas non plus remises en cause par l’adoption par le Conseil de la décision d’exécution 2010/579/UE (34). Cette décision consistait à considérer le pont frontalier sur la Moselle entre le Luxembourg et l’Allemagne comme étant entièrement situé sur le territoire luxembourgeois aux fins de l’imposition des livraisons de biens, des prestations de services et des livraisons intracommunautaires de biens effectuées dans le cadre de la rénovation de ce pont.

47.      Contrairement à ce que laisse entendre Navitours dans ses observations, cette décision ne résultait pas de l’inapplicabilité des règles relatives à la TVA aux opérations effectuées dans le cadre de la rénovation du pont, mais uniquement de la nécessité de simplifier leur application en désignant le territoire d’un seul État membre comme lieu de réalisation de ces opérations (35). Elle portait non pas seulement sur des opérations dont le lieu d’exécution était le territoire du condominium, mais également sur des opérations dont le lieu d’exécution aurait été, conformément aux dispositions de la directive 2006/112, le territoire exclusif d’un seul État membre. D’ailleurs, l’intitulé même de cette décision indique clairement qu’elle permet de prévoir des dérogations aux dispositions de cette directive et non des mesures nécessaires à leur imposition.

48.      En outre, l’une des conditions d’adoption de cette décision était qu’elle n’avait pas d’incidence négative sur les ressources propres de l’Union au titre de la TVA (36). En revanche, l’absence d’imposition, depuis 1978, des opérations réalisées sur le territoire du condominium a indéniablement un tel impact négatif.

49.      Il convient encore d’ajouter, ainsi que l’illustre parfaitement la présente affaire et le déroulement de la procédure au principal, que l’absence d’imposition des opérations en cause entraîne d’autres irrégularités dans l’application de la TVA qui concernent des opérations effectuées en amont. Ces opérations, telles que l’acquisition d’un bateau de croisière affecté à l’exercice d’une activité sur le territoire du condominium, qui était à l’origine du litige au principal, soit ne sont pas imposées (selon la position initiale de Navitours (37)), soit sont imposées sans droit à déduction (selon la position initiale des autorités fiscales (38)), soit ouvrent le droit à déduction, bien que les opérations en aval ne soient pas effectivement imposées (conformément aux décisions des juridictions de première instance et de deuxième instance dans la procédure au principal (39)). Aucune de ces hypothèses n’est conforme aux dispositions de la directive 77/388 (40).

50.      Au vu de ce qui précède, il y a lieu de considérer que tant le Grand-Duché de Luxembourg que la République fédérale d’Allemagne, en n’appliquant pas la TVA aux opérations effectuées sur le territoire du condominium, manquent aux obligations qui leur incombent en vertu des dispositions de la directive 77/388 (et désormais de la directive 2006/112) (41). En effet, ces opérations sont imposables en vertu de ces dispositions et l’absence d’arrangement prévu à l’article 5 du traité frontalier de 1984 n’exonère pas ces États membres de leur exécution.

51.      Il reste donc à déterminer si les dispositions de la directive 77/388 s’opposent à une imposition unilatérale des prestations de services fournies sur le territoire du condominium par l’un des États membres concernés.

 L’imposition des opérations effectuées sur le territoire du condominium par l’un des États membres concernés

52.      Ainsi qu’il ressort du septième considérant de la directive 77/388, les dispositions relatives à la détermination du lieu d’exécution des opérations soumises à la TVA ont notamment pour objet d’éviter les conflits de compétence entre les États membres susceptibles de conduire à des doubles impositions ou à la non-imposition de ces opérations (42). Toutefois, le législateur de l’Union n’a pas prévu et n’a pas réglé la situation exceptionnelle du condominium dans laquelle les opérations effectuées sur ce territoire relèvent de la compétence fiscale de deux États membres.

53.      Conformément à l’article 5 du traité frontalier de 1984, il doit être mis fin à cette situation par un arrangement entre le Grand-Duché de Luxembourg et la République fédérale d’Allemagne conclu sur le fondement de cette disposition. Or, ces États membres n’ont pas conclu un tel arrangement. Son absence et la non-imposition qui en résulte des opérations réalisées sur le territoire du condominium emportent non seulement une violation des règles relatives à la TVA, mais peut également être considérée comme une violation du principe de coopération loyale énoncé à l’article 4, paragraphe 3, TUE (43). Il convient donc d’examiner comment déterminer la compétence fiscale des États membres concernés aux fins de l’imposition des opérations en cause en dépit de l’absence d’un arrangement approprié entre eux.

 La proposition de la Commission

54.      Dans ses observations, la Commission propose de considérer, dans une telle situation exceptionnelle, que le lieu d’exécution de la prestation de transport est le lieu du début de celui-ci, c’est-à-dire, dans les circonstances factuelles de l’affaire au principal, l’embarcadère sur la rivière à partir duquel part le bateau de croisière au moyen duquel le service de transport est fourni. Cette proposition présente certes l’avantage incontestable de régler clairement la question de la compétence fiscale dans la mesure où, à la différence des eaux de la Moselle, ses berges se situent sur le territoire exclusif des États membres concernés, à savoir, dans les circonstances de l’affaire au principal, sur le territoire luxembourgeois. Cette proposition est également conforme au principe général de l’imposition au lieu de consommation. On peut en effet considérer que le lieu de consommation du service de transport de passagers est le lieu à partir duquel ces passagers commencent leur voyage.

55.      Je ne suis cependant pas favorable à ce que la Cour accueille cette proposition, et ce pour trois raisons.

56.      Premièrement, cette proposition ne trouve aucun fondement dans les dispositions de la directive 77/388. En ce qui concerne les prestations de services, cette directive n’énonce qu’une règle générale d’imposition au lieu d’établissement du prestataire de services (article 9, paragraphe 1) ainsi qu’un certain nombre d’exceptions, dont l’une concerne les services de transport et enjoint de considérer comme lieu de la prestation de services l’endroit où s’effectue le transport [article 9, paragraphe 2, sous b)]. En revanche, ladite directive ne contient pas de disposition qui, même par analogie, permettrait de rattacher le lieu d’une prestation de transport à l’endroit où ce transport commence.

57.      À titre surabondant, j’ajoute que la réglementation actuellement en vigueur désigne effectivement le lieu de la prestation de transport comme étant l’endroit du début de celle-ci, mais uniquement pour les prestations de transport intracommunautaire de biens effectuées pour des personnes non assujetties (44). En revanche, en ce qui concerne les services de transport de personnes, tout comme dans le cas de l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388, s’applique le principe selon lequel le lieu d’une telle prestation de services est l’endroit où s’effectue le transport en fonction des distances parcourues (45). Ainsi, même une interprétation dynamique de cette disposition ne permet pas de rattacher le lieu de la prestation de transport de personnes à l’endroit du début de ce transport.

58.      En outre, si la proposition de la Commission était accueillie, se poserait la question de savoir si le principe qu’elle propose n’a vocation à s’appliquer qu’en ce qui concerne le territoire du condominium ou également dans d’autres situations de transport de personnes entre différents États membres. En effet, je ne vois aucune raison de soumettre le territoire du condominium à des règles différentes de celles applicables à d’autres situations similaires. La difficulté d’appliquer les dispositions relatives à la TVA au territoire du condominium est d’ordre technique et nécessite d’être résolue sur la base des dispositions en vigueur et non pas de créer, par voie d’interprétation, des règles juridiques distinctes. Or, appliquer la proposition de la Commission à tous les services de transport de personnes entre différents États membres reviendrait, de facto, à modifier les dispositions de la directive 77/388.

59.      Deuxièmement, la proposition de la Commission ne trouve pas de fondement dans la situation factuelle de la présente affaire. En effet, ainsi que le précise l’article 1er, paragraphe 3, du traité frontalier de 1984, les limites du territoire relevant de la souveraineté commune sont déterminées par la ligne d’intersection de la surface de l’eau avec la surface de la terre. Autrement dit, la surface de l’eau de la Moselle constitue, dans son ensemble, le territoire du condominium. Or, conformément à l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388, le lieu de la prestation de services est l’endroit où s’effectue le transport en fonction des distances parcourues, c’est-à-dire depuis le moment du départ du moyen de transport, en l’occurrence du bateau.

60.      Cela signifie que, bien que les passagers montent sur un bateau depuis un embarcadère, qui peut se trouver sur le territoire exclusif de l’un des États membres concernés (46), la prestation du service de transport s’effectue entièrement sur la surface de l’eau, c’est-à-dire sur le territoire du condominium. On ne saurait donc considérer, comme le prétend la Commission, que cette prestation débute sur le territoire exclusif d’un des États membres et se poursuit ensuite uniquement sur le territoire du condominium. Dès lors, il n’est pas possible, en l’espèce, de faire une analogie avec l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Trans Tirreno Express (47), dans lequel la Cour a admis l’imposition du service de transport maritime commençant et se terminant dans les eaux territoriales d’un État membre également pour la partie du transport effectuée dans les eaux internationales. En effet, le transport sur la Moselle, sur sa partie frontalière entre le Luxembourg et l’Allemagne, s’effectue intégralement sur le territoire relevant de la souveraineté commune de ces deux États membres.

61.      Enfin, troisièmement, il est certes possible d’apprécier de manière très critique le fait que, jusqu’à présent, le Grand-Duché de Luxembourg et la République fédérale d’Allemagne n’ont pas conclu l’arrangement prévu à l’article 5 du traité frontalier de 1984 et, de ce fait, n’ont pas imposé les prestations de transport effectuées sur le territoire du condominium. Il n’en demeure pas moins que ce territoire relève de leur souveraineté commune et que, dès lors, ces deux États membres y exercent, en principe, une compétence fiscale et sont en droit de déterminer, en conformité avec le droit de l’Union, les modalités d’exercice de cette compétence.

62.      En revanche, la proposition de la Commission priverait la République fédérale d’Allemagne de sa compétence fiscale sur le territoire du condominium, dans la mesure où les services de transport sur ce territoire seraient effectués depuis un embarcadère situé sur le territoire exclusif du Luxembourg (et vice versa). Or, la directive 77/388 ne comporte pas de dispositions qui justifieraient de priver ces États membres de cette compétence.

63.      Cela n’est pas non plus nécessaire, étant donné que, selon moi, une solution beaucoup plus simple à la situation en cause dans la présente affaire peut être trouvée dans le cadre du droit de l’Union.

 Ma proposition de solution

64.      Le droit de l’Union exige que les opérations effectuées sur le territoire du condominium soient imposées d’une manière conforme aux dispositions de la directive 77/388. De ce point de vue, il importe peu de savoir si, et de quelle manière, le Grand-Duché de Luxembourg et la République fédérale d’Allemagne conviendront des modalités d’application, sur ce territoire, des règles relatives à la TVA. Tant l’imposition unilatérale par l’un des États membres concernés que l’imposition selon les modalités convenues par ces États membres satisfont à cette condition. Par conséquent, l’imposition unilatérale desdites opérations par l’un de ces États membres répond aux exigences du droit de l’Union. Les autres accords éventuels entre les États membres concernés relèvent de leurs relations bilatérales fondées sur des normes du droit international, y compris le traité frontalier de 1984. Cela ne fait toutefois pas l’objet du droit de l’Union.

65.      Cela peut être comparé à l’institution de la responsabilité solidaire en droit civil, lorsque plusieurs débiteurs répondent de l’exécution d’une prestation déterminée, mais que l’exécution de celle-ci par l’un d’eux désintéresse le créancier, qui ne doit pas intervenir dans le règlement ultérieur entre codébiteurs.

66.      Le droit de l’Union ne s’oppose donc pas à ce que des prestations de transport effectuées sur le territoire du condominium soient soumises à la TVA au Luxembourg. En revanche, si une telle répartition de la compétence fiscale n’est pas satisfaisante pour la République fédérale d’Allemagne, cet État membre peut convenir avec le Grand-Duché de Luxembourg d’un arrangement en vertu de l’article 5 du traité frontalier de 1984.

67.      Contrairement aux craintes du gouvernement allemand, une telle solution ne risque pas d’entraîner une double imposition des services en cause.

68.      Ainsi que le relève lui-même ce gouvernement dans ses observations, la double imposition des mêmes opérations est contraire au principe fondamental du système commun de TVA que constitue le principe de neutralité de celui-ci (48). Les règles déterminant le lieu des opérations imposables contenues dans la directive 77/388 servent précisément, notamment, à éviter la double imposition des mêmes opérations dans différents États membres.

69.      Par conséquent, lorsqu’une opération déterminée est, conformément aux règles de la directive 77/388, imposée dans un État membre, cela revient à interdire de la soumettre à une nouvelle imposition dans les autres États membres. Une nouvelle imposition constituerait une taxe perçue en violation du droit de l’Union et serait soumise à une obligation de remboursement (49). Si nécessaire, les autorités fiscales de l’un des États membres concernés sont tenues de demander des informations adéquates aux autorités de l’autre État membre dans le cadre de la coopération administrative (50). L’interdiction de la double imposition est soumise au contrôle des juridictions nationales qui, en cas de doute, ont la possibilité, et parfois l’obligation, de demander à la Cour de fournir une interprétation correcte des dispositions du droit de l’Union (51).

70.      En outre, en cas de désaccord entre les États membres concernés quant à l’application des règles en matière de TVA sur le territoire du condominium, ces États peuvent, en vertu d’un compromis, soumettre ce différend à la compétence de la Cour en vertu de l’article 273 TFUE.

 Récapitulatif

71.      Il résulte des considérations qui précèdent que les dispositions de la directive 77/388 s’appliquent pleinement aux opérations réalisées sur le territoire du condominium, indépendamment de la conclusion ou non de l’arrangement prévu à l’article 5 du traité frontalier de 1984. Les modalités détaillées d’application de ces dispositions sur le territoire du condominium peuvent être déterminées par cet arrangement. Toutefois, en l’absence d’un tel arrangement, le droit de l’Union ne fait pas obstacle à l’imposition unilatérale desdites opérations par l’un des États membres concernés. Une telle imposition revient à interdire l’imposition des mêmes opérations par le second État membre concerné.

 Conclusion

72.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose de répondre comme suit à la question préjudicielle posée par la Cour de cassation (Luxembourg) :

L’article 2, point 1, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme, telle que modifiée par la directive 91/680/CEE du Conseil, du 16 décembre 1991, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 2, de celle-ci, doit être interprété en ce sens qu’il s’applique aux services de transport de personnes effectués sur un territoire relevant, en vertu d’accords internationaux, de la souveraineté commune du Grand-Duché de Luxembourg et de la République fédérale d’Allemagne, que lesdits États membres aient ou non conclu un arrangement sur les modalités d’application de cette disposition sur ledit territoire.

L’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à l’imposition de telles prestations par les deux États membres concernés en concertation, ou de manière unilatérale par l’un d’eux. Dans cette dernière hypothèse, l’autre État membre perd le pouvoir d’imposer lesdites opérations.


1      Langue originale : le polonais.


2      Du 9 juin 1815.


3      Approuvé par le Grand-Duché de Luxembourg en vertu de la loi du 27 mai 1988 portant approbation du Traité entre le Grand-Duché de Luxembourg et la République fédérale d’Allemagne sur le tracé de la frontière commune entre les deux États et de l’échange de lettres, signés à Luxembourg le 19 décembre 1984 (Mémorial n° A-26, du 7 juin 1988, p. 538).


4      Conclusions de l’avocat général Dutheillet de Lamothe dans l’affaire Muller et Hein (10/71, EU:C:1971:76, p. 735 à 736). Cette affaire portait sur l’application de l’article 90 du traité CEE (aujourd’hui article 106 TFUE) sur le territoire couvert par le traité de 1816 (voir point 1 des présentes conclusions).


5      Voir point 1 des présentes conclusions.


6      JO 1977, L 145, p. 1.


7      JO 1991, L 376, p. 1.


8      L’acquisition intracommunautaire de biens est régie par le titre XVI bis de la directive 77/388. Dans le cadre de la procédure devant les juridictions nationales, Navitours a remis en cause cette qualification de l’opération en cause au motif que, selon elle, en raison du statut particulier de la Moselle, le bateau qui fait l’objet de l’opération n’a jamais navigué sur le territoire fiscal luxembourgeois. Cette position n’était pas dépourvue de logique si l’on considère la manière dont les autorités fiscales traitent le territoire du condominium. Elle a toutefois été rejetée par les juridictions nationales et la qualification de l’opération d’acquisition d’un bateau par Navitours en tant qu’acquisition intracommunautaire de biens ne fait actuellement pas l’objet de la procédure au principal.


9      Arrêt du 1er octobre 2015 (C-340/14 et C-341/14, EU:C:2015:641, points 43 à 59 et point 1 du dispositif).


10      Conformément à ma proposition, voir mes conclusions dans les affaires jointes Trijber et Harmsen (C-340/14 et C-341/14, EU:C:2015:505, points 26 à 43).


11      Directive du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur (JO 2006, L 376, p. 36).


12      Comme l’indique Navitours dans sa réponse à cette question, si l’on considérait que les services qu’elle fournit ne sont pas des services de transport au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 77/388, il conviendrait de les qualifier de « services de divertissement » au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous c), premier tiret, de cette directive. Or, ces services sont imposés à « l’endroit où ces prestations sont matériellement exécutées », ce qui, selon Navitours, désignerait à nouveau le territoire du condominium. Je ne suis toutefois pas convaincu que, sans informations complémentaires de la juridiction de renvoi, la Cour aurait été en mesure de procéder de manière autonome à une telle qualification des services concernés et de « sauver » ainsi la demande de décision préjudicielle en l’espèce.


13      Le gouvernement allemand a fourni une réponse plus nuancée, selon laquelle la qualification des services concernés de « services de transport » relève de la compétence de la juridiction de renvoi.


14      Voir arrêt du 1er octobre 2015, Trijber et Harmsen (C-340/14 et C-341/14, EU:C:2015:641, point 56).


15      Il en irait bien entendu différemment dans une situation où le bateau reste amarré à la berge et est utilisé à une fin autre que la navigation, par exemple pour signer un traité international (comme par exemple dans le cas de l’accord Schengen). Il ne s’agirait alors pas, selon moi, d’un service de transport (voir points 24 et 25 des présentes conclusions).


16      Voir, dans le même sens, arrêt du 6 novembre 1997, Reisebüro Binder (C-116/96, EU:C:1997:520, points 12 à 14).


17      La Cour a confirmé cette règle expressis verbis dans l’arrêt du 6 novembre 1997, Reisebüro Binder (C-116/96, EU:C:1997:520, points 15 et 16).


18      Cette dernière réserve exclut de la notion de « services de transport » des services tels que le déplacement d’objets par une grue.


19      Voir, dans le même sens, dans le cas de la notion d’« assurance », arrêt du 8 octobre 2020, United Biscuits (Pensions Trustees) et United Biscuits Pension Investments (C-235/19, EU:C:2020:801, point 36).


20      Arrêt du 15 octobre 2015, Grupo Itevelesa e.a. (C-168/14, EU:C:2015:685, point 1 du dispositif).


21      Règlement du Conseil du 7 décembre 1992 concernant l’application du principe de la libre circulation des services aux transports maritimes à l’intérieur des États membres (cabotage maritime) (JO 1992, L 364, p. 7).


22      Arrêt du 27 mars 2014, Alpina River Cruises et Nicko Tours (C-17/13, EU:C:2014:191).


23      À savoir le règlement (CEE) no 3921/91 du Conseil, du 16 décembre 1991, fixant les conditions de l’admission de transporteurs non résidents aux transports nationaux de marchandises ou de personnes par voie navigable dans un État membre (JO 1991, L 373, p. 1).


24      Dans le même sens, conclusions de l’avocat général Pikamäe dans l’affaire United Biscuits (Pensions Trustees) et United Biscuits Pension Investments (C-235/19, EU:C:2020:380, point 73).


25      Ancien article 227 TCE.


26      Je rappelle que le condominium existait déjà avant la conclusion du traité frontalier de 1984 (voir point 2 des présentes conclusions).


27      Or, un tel arrangement fait manifestement défaut jusqu’à ce jour.


28      Voir, en ce sens, le récent arrêt du 21 octobre 2021, Dubrovin & Tröger – Aquatics (C-373/19, EU:C:2021:873, point 22).


29      Aujourd’hui article 52 TUE et article 355 TFUE. Voir également article 77, paragraphe 4, TFUE.


30      Aujourd’hui article 5, point 2, de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1), qui a remplacé la directive 77/388.


31      Ce gouvernement cite notamment les arrêts du 29 mars 2007, Aktiebolaget NN (C-111/05, EU:C:2007:195, points 57 et suivants), et du 27 février 2018, Western Sahara Campaign UK (C-266/16, EU:C:2018:118, point 47 et jurisprudence citée).


32      Voir, notamment, arrêt du 20 mai 2003, Ravil (C-469/00, EU:C:2003:295, point 37). C’est sur cette même prémisse que reposait l’arrêt du 6 mars 2018, Achmea (C-284/16, EU:C:2018:158).


33      En vertu de l’article 1er de la directive 77/388, les États membres avaient l’obligation de mettre en vigueur le système commun de la TVA au plus tard le 1er janvier 1978. Si le traité frontalier de 1984 est postérieur, rien n’indique que la situation fiscale sur le territoire du condominium ait été différente, avant la conclusion dudit traité, par rapport à la situation actuelle.


34      Décision d’exécution du Conseil du 27 septembre 2010 autorisant la République fédérale d’Allemagne et le Grand-Duché de Luxembourg à appliquer une mesure dérogeant à l’article 5 de la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2010, L 256, p. 20).


35      Quatrième et cinquième considérants de la décision 2010/579.


36      Sixième considérant de la décision 2010/579.


37      Voir note en bas de page 8 des présentes conclusions.


38      Voir point 10 des présentes conclusions.


39      Voir point 11 des présentes conclusions.


40      Les opérations réalisées en amont ne font pas l’objet de la présente affaire, raison pour laquelle je ne développerai pas cette question. Je me contenterai de préciser brièvement que les première et troisième hypothèses méconnaissent le principe d’imposition de toutes les opérations relevant du champ d’application de la directive 77/388 et non exonérées, alors que la deuxième hypothèse méconnaît le principe de la neutralité fiscale.


41      Voir arrêt du 23 mai 1996, Commission/Grèce (C-331/94, EU:C:1996:211).


42      Arrêt du 6 novembre 1997, Reisebüro Binder (C-116/96, EU:C:1997:520, point 12) ainsi que le récent arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832, point 41).


43      Arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832, point 41).


44      Article 50 de la directive 2006/112.


45      Article 48 de la directive 2006/112.


46      Et même cela n’est pas évident, car conformément à l’article 1er, paragraphe 2, du traité frontalier de 1984, le territoire commun comprend également les ouvrages et les installations à la surface de l’eau.


47      Arrêt du 23 janvier 1986, Trans Tirreno Express (283/84, EU:C:1986:31).


48      Voir, notamment, arrêt du 23 novembre 2017, CHEZ Elektro Bulgaria et FrontEx International (C-427/16 et C-428/16, EU:C:2017:890, point 66 et jurisprudence citée).


49      Voir, notamment, arrêts du 23 novembre 2017, CHEZ Elektro Bulgaria et FrontEx International (C-427/16 et C-428/16, EU:C:2017:890, point 67), ainsi que du 18 juin 2020, KrakVet Marek Batko (C-276/18, EU:C:2020:485, point 52).


50      Arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832, point 3 du dispositif).


51      Arrêt du 18 juin 2020, KrakVet Marek Batko (C-276/18, EU:C:2020:485, point 51).