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 ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

7 mars 2024 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Fiscalité – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Droit à déduction de la TVA – Notion d’assujetti – Principe de neutralité fiscale – Principe de proportionnalité – Société non opérationnelle – Réglementation nationale refusant le droit à déduction, le remboursement ou la compensation de la TVA en amont »

Dans l’affaire C-341/22,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation, Italie), par décision du 19 mai 2022, parvenue à la Cour le 25 mai 2022, dans la procédure

Feudi di San Gregorio Aziende Agricole SpA

contre

Agenzia delle Entrate,

LA COUR (troisième chambre),

composée de Mme K. Jürimäe, présidente de chambre, MM. K. Lenaerts, président de la Cour, faisant fonction de juge de la troisième chambre, N. Piçarra, N. Jääskinen (rapporteur) et M. Gavalec, juges,

avocat général : M. A. M. Collins,

greffier : M. C. Di Bella, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 14 juin 2023,

considérant les observations présentées :

pour Feudi di San Gregorio Aziende Agricole SpA, par Me R. Nicastro, avvocata,

pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de MM. D. G. Pintus, P. Pucciariello et F. Urbani Neri, avvocati dello Stato,

pour la Commission européenne, par Mmes A. Armenia, F. Moro et M. P. Rossi, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 28 septembre 2023,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 9, paragraphe 1, et de l’article 167 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1) (ci-après la « directive TVA »), ainsi que des principes de neutralité de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), de proportionnalité, de protection de la confiance légitime et de sécurité juridique.

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Feudi di San Gregorio Aziende Agricole Spa (ci-après la « société Feudi ») à l’Agenzia delle Entrate (administration fiscale, Italie) (ci-après l’« autorité fiscale ») au sujet de l’exercice du droit à déduction de la TVA.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3

Aux termes de l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA :

« Est considéré comme “assujetti” quiconque exerce, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une activité économique, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité.

Est considérée comme “activité économique” toute activité de producteur, de commerçant ou de prestataire de services, y compris les activités extractives, agricoles et celles des professions libérales ou assimilées. Est en particulier considérée comme activité économique, l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en tirer des recettes ayant un caractère de permanence. »

4

L’article 63 de cette directive prévoit :

« Le fait générateur de la taxe intervient et la taxe devient exigible au moment où la livraison de biens ou la prestation de services est effectuée. »

5

L’article 167 de ladite directive dispose :

« Le droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible. »

6

L’article 168, sous a), de la même directive est libellé comme suit :

« Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants :

a)

la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti ».

7

Aux termes de l’article 273 de la directive TVA :

« Les États membres peuvent prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude, sous réserve du respect de l’égalité de traitement des opérations intérieures et des opérations effectuées entre États membres par des assujettis, et à condition que ces obligations ne donnent pas lieu dans les échanges entre les États membres à des formalités liées au passage d’une frontière.

[...] »

Le droit italien

8

L’article 30 de la legge n. 724 – Misure di razionalizzazione della finanza pubblica (loi no 724 – Mesures de rationalisation des finances publiques), du 23 décembre 1994 (supplément ordinaire à la GURI no 174, du 30 décembre 1994) (ci-après la « loi no 724/1994 »), intitulé « Sociétés écran. Valorisation des titres », dans sa version applicable au litige au principal, dispose :

« 1.   Aux fins du présent article, les sociétés par actions, en commandite par actions, à responsabilité limitée, en nom collectif et en commandite simple, ainsi que les sociétés et entités de tout type non résidentes, ayant un établissement stable sur le territoire national, sont considérées comme étant non opérationnelles si le montant total des recettes, des augmentations des stocks et des revenus financiers, à l’exclusion de ceux qui sont extraordinaires, résultant du compte de résultat, lorsque celui-ci est obligatoire, est inférieur à la somme des montants obtenus en appliquant les pourcentages suivants :

[...]

4.   Pour les sociétés et entités non opérationnelles, l’excédent de crédit résultant de la déclaration [de] TVA ne peut pas être remboursé, ni faire l’objet d’une compensation [...], ni être transféré [...]. Lorsque, pendant trois périodes imposables consécutives, la société ou entité non opérationnelle n’effectue pas d’opérations soumises à la TVA à concurrence d’un montant au moins égal à celui qui résulte de l’application des pourcentages visés au paragraphe 1, l’excédent de crédit ne peut pas être reporté en vue de compenser la TVA due au titre des périodes imposables suivantes.

4bis.   Lorsque des situations objectives ont fait obstacle à la réalisation des recettes, des augmentations de stocks et des revenus financiers déterminés conformément au présent article, ou n’ont pas permis la réalisation des opérations soumises à la TVA visées au paragraphe 4, la société concernée peut demander que les dispositions anti-évasion [...] ne lui soient pas appliquées.

[...] »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

9

Vigna Ottieri Srl (ci-après la « société Vigna ») était une société de droit italien qui exerçait une activité économique de production et de commercialisation de vin dans la région de Campanie (Italie).

10

Le 22 décembre 2010, l’autorité fiscale a notifié un avis d’imposition à la société Vigna, par lequel il était notamment indiqué que celle-ci était considérée comme une société non opérationnelle (dite « société-écran ») pour la période imposable 2008, au motif que le montant des opérations en aval soumises à la TVA que cette dernière avait déclaré était inférieur au seuil en dessous duquel, aux fins de l’application de l’article 30 de la loi no 724/1994, les sociétés sont réputées ne pas être opérationnelles. Il ressortait également de cet avis d’imposition qu’un tel seuil n’avait pas été atteint par la société Vigna pendant trois périodes imposables consécutives, à savoir celles de 2006, 2007 et 2008. Par conséquent, l’autorité fiscale a refusé la déduction du crédit de TVA d’un montant de 42108 euros, réclamée par la société Vigna pour la période imposable 2009.

11

La société Vigna a introduit un recours contre ledit avis d’imposition devant la Commissione tributaria provinciale di Avellino (commission fiscale provinciale d’Avellino, Italie). Par jugement du 18 avril 2012, cette commission a rejeté ce recours.

12

La société Feudi, qui a absorbé la société Vigna à compter du 27 septembre 2012, a interjeté appel de ce jugement devant la Commissione tributaria regionale della Campania, sezione distaccata di Salerno (commission fiscale régionale de Campanie, section délocalisée de Salerne, Italie), qui a rejeté cet appel.

13

Le 27 mars 2014, la société Feudi s’est pourvue en cassation devant la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation, Italie), qui est la juridiction de renvoi. En substance, elle soutient que le refus de lui accorder le bénéfice du droit à déduction de la TVA n’est pas compatible avec le droit de l’Union.

14

La juridiction de renvoi indique, en substance, que la législation italienne en cause vise à décourager la constitution de sociétés-écrans et, ainsi, à empêcher que des personnes morales exerçant formellement une activité économique, sans être toutefois, en réalité, opérationnelles, bénéficient d’avantages fiscaux. À cette fin, l’article 30 de la loi no 724/1994 prévoirait un mécanisme dissuasif qui reposerait sur la présomption selon laquelle le caractère non opérationnel d’une société peut être déduit de ce que le rendement qui peut raisonnablement être attendu des actifs dont elle dispose est inférieur à un seuil de revenus déterminé par cette disposition. Une société pourrait toutefois renverser cette présomption en démontrant que ce seuil de revenus n’avait pas pu être atteint au cours d’une période donnée en raison de situations objectives.

15

Il ressort de la demande de décision préjudicielle que, en vertu de ladite disposition, les sociétés non opérationnelles ne peuvent pas se faire rembourser un crédit de TVA figurant sur leur déclaration et résultant notamment d’un montant de TVA déductible supérieur à la TVA collectée. Ce crédit ne pourrait pas non plus faire l’objet d’une compensation ni être transféré. Ledit crédit pourrait alors être imputé sur la TVA due au titre des périodes imposables suivantes. Toutefois, lorsque, pendant trois périodes imposables consécutives, une société non opérationnelle n’effectue pas d’opérations soumises à la TVA à concurrence d’un montant au moins égal à celui qui résulte dudit seuil de revenus, ledit crédit ne pourrait plus être reporté. Cette société perdrait de ce fait le droit à déduction de la TVA.

16

Dans ces circonstances, la juridiction de renvoi se demande, en premier lieu, si la qualité d’assujetti et, par conséquent, le droit à déduction de la TVA acquittée en amont peuvent être refusés à une société qui effectue des opérations soumises à la TVA sans toutefois atteindre le seuil de revenus prévu par la législation italienne en cause, lorsque cette société ne démontre pas que des situations objectives ont fait obstacle à la réalisation de revenus supérieurs à ce seuil. À cet égard, elle doute de la compatibilité d’une telle pratique avec l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA dont il ressort, en substance, que la qualité d’assujetti découle de l’exercice, par l’entité qui se prévaut de cette qualité, d’une activité économique.

17

En deuxième lieu, cette juridiction s’interroge sur le point de savoir si la législation italienne en cause est compatible avec l’article 167 de la directive TVA ainsi qu’avec le principe de neutralité de la TVA et le principe de proportionnalité. Ladite juridiction rappelle que, si la lutte contre la fraude, l’évasion fiscale et les abus éventuels est un objectif reconnu et encouragé par la directive TVA, les mesures adoptées par les États membres ne doivent cependant pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif et, en particulier, elles ne peuvent pas être utilisées d’une manière telle qu’elles remettraient systématiquement en cause le principe de neutralité de la TVA.

18

En troisième lieu, la juridiction de renvoi se demande si les limitations du droit à déduction de la TVA prévues par l’article 30 de la loi no 724/1994 doivent être considérées comme contraires aux principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime. En effet, elle estime qu’un assujetti, lorsqu’il réalise une opération économique, risque de ne pas savoir avec certitude si cette opération peut ouvrir un droit à déduction ou au remboursement de la TVA, puisque l’exercice de ces droits sera subordonné à la condition qu’il ait perçu un niveau de revenus dépassant le seuil prévu par la législation italienne en cause au cours d’une période imposable donnée.

19

Dans ces circonstances, la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Peut-on interpréter l’article 9, paragraphe 1, de la [directive TVA] en ce sens qu’il prive de la qualité d’assujetti et, partant, du droit de déduire la TVA acquittée en amont ou d’en obtenir le remboursement, la personne qui effectue des opérations actives soumises à la TVA dans une mesure considérée incompatible – parce qu’excessivement faible – avec le rendement qui, sur le fondement de critères définis par la loi, peut raisonnablement être attendu des actifs dont cette personne dispose pendant trois années consécutives et qui n’est pas en mesure de démontrer, pour justifier cet état de fait, que des situations objectives y ont fait obstacle ?

2)

En cas de réponse négative à la première question, l’article 167 de la [directive TVA] et les principes généraux de neutralité de la TVA et de proportionnalité de la limitation du droit à déduction de la TVA s’opposent-ils à une réglementation nationale qui, par [l’article 30 de la loi no 724/1994], prive du droit de déduire la TVA acquittée en amont, d’en obtenir le remboursement ou de l’utiliser au cours d’une période imposable ultérieure, l’assujetti qui, pendant trois périodes imposables consécutives, effectue des opérations actives soumises à la TVA dans une mesure considérée incompatible – parce qu’excessivement faible – avec le rendement qui, sur le fondement de critères définis par la loi, peut raisonnablement être attendu des actifs dont il dispose pendant trois années consécutives et qui n’est pas en mesure de démontrer, pour justifier cet état de fait, que des situations objectives y ont fait obstacle ?

3)

En cas de réponse négative à la deuxième question, les principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime du droit de l’Union s’opposent-ils à une réglementation nationale qui, par [l’article 30 de la loi no 724/1994], prive du droit de déduire la TVA acquittée en amont, d’en obtenir le remboursement ou de l’utiliser au cours d’une période imposable ultérieure, l’assujetti qui, pendant trois périodes imposables consécutives, effectue des opérations actives soumises à la TVA dans une mesure considérée incompatible – parce qu’excessivement faible – avec le rendement qui, sur le fondement de critères définis par la loi, peut raisonnablement être attendu des actifs dont il dispose pendant trois années consécutives et qui n’est pas en mesure de démontrer, pour justifier cet état de fait, que des situations objectives y ont fait obstacle ? »

Sur la première question

20

Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA doit être interprété en ce sens qu’il peut conduire à priver de la qualité d’assujetti à la TVA une personne qui, au cours d’une période imposable donnée, effectue des opérations soumises à la TVA dont la valeur économique n’atteint pas le seuil fixé par une législation nationale, lequel correspond au rendement raisonnablement attendu des actifs dont cette personne dispose, à moins que celle-ci ne démontre que des situations objectives ont empêché que ce seuil soit atteint.

21

Aux termes de l’article 9, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive TVA, est considéré comme « assujetti » quiconque exerce, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une activité économique, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité. La notion d’« activité économique » est définie à l’article 9, paragraphe 1, second alinéa, de cette directive comme englobant toutes les activités de producteur, de commerçant ou de prestataire de services, y compris les activités extractives, agricoles et celles des professions libérales ou assimilées. Il est, en outre, précisé que doit être considérée comme telle « l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en retirer des recettes ayant un caractère de permanence ».

22

Ainsi, l’analyse du libellé de l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA, non seulement met en évidence l’étendue du champ d’application de la notion d’« activité économique », mais précise également le caractère objectif de celle-ci, en ce sens que l’activité est considérée en elle-même, indépendamment de ses buts ou de ses résultats [arrêt du 25 février 2021, Gmina Wrocław (Conversion du droit d’usufruit), C-604/19, EU:C:2021:132, point 69 et jurisprudence citée].

23

Il en résulte que la qualité d’assujetti à la TVA n’est pas soumise au respect d’une condition tenant à ce qu’une personne effectue des opérations soumises à la TVA dont la valeur économique franchit un seuil de revenus préalablement fixé, lequel correspond au rendement raisonnablement attendu des actifs dont cette personne dispose. En effet, seule importe à cet égard la question de savoir si ladite personne exerce effectivement une activité économique et, ainsi que cela a été rappelé au point 21 du présent arrêt, qu’elle exploite un bien corporel ou incorporel en vue d’en retirer des recettes ayant un caractère de permanence.

24

En l’occurrence, il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer si, au cours des périodes imposables litigieuses, à savoir la période imposable 2008et les deux périodes imposables précédentes, pour lesquelles l’autorité fiscale a considéré que la société Vigna n’avait pas de caractère opérationnel, cette société a exercé une telle activité économique, au sens de l’article 9, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive TVA, tel qu’interprété par la jurisprudence mentionnée au point 22 du présent arrêt.

25

Eu égard aux motifs qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA doit être interprété en ce sens qu’il ne peut pas conduire à priver de la qualité d’assujetti à la TVA une personne qui, au cours d’une période imposable donnée, effectue des opérations soumises à la TVA dont la valeur économique n’atteint pas le seuil fixé par une législation nationale, lequel correspond au rendement raisonnablement attendu des actifs dont cette personne dispose.

Sur la deuxième question

26

Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 167 de la directive TVA ainsi que les principes de neutralité de la TVA et de proportionnalité doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale en vertu de laquelle l’assujetti est privé du droit à déduction de la TVA acquittée en amont, en raison du montant des opérations soumises à la TVA réalisées par cet assujetti en aval, considéré comme insuffisant.

27

À cet égard, il convient de rappeler, en premier lieu, que, selon une jurisprudence constante, le droit des assujettis de déduire de la TVA dont ils sont redevables la TVA due ou acquittée pour les biens acquis et les services reçus par eux en amont constitue un principe fondamental du système commun de la TVA. Le droit à déduction prévu aux articles 167 et suivants de la directive TVA fait donc partie intégrante du mécanisme de la TVA et ne peut, en principe, être limité. Il s’exerce immédiatement pour la totalité de la TVA ayant grevé les opérations effectuées en amont. Le régime des déductions vise, en effet, à soulager entièrement l’assujetti du poids de la TVA due ou acquittée dans le cadre de toutes ses activités économiques. Ainsi, le système commun de la TVA garantit la parfaite neutralité quant à la charge fiscale de toutes les activités économiques, quels que soient les buts ou les résultats de celles-ci, à condition que ces activités soient, en principe, elles-mêmes soumises à la TVA. Dans la mesure où l’assujetti, agissant en tant que tel au moment où il acquiert un bien ou un service, utilise ce bien ou ce service pour les besoins de ses opérations taxées, celui-ci est autorisé à déduire la TVA due ou acquittée pour ledit bien ou ledit service [voir, en ce sens, arrêts du 25 novembre 2021, Amper Metal, C-334/20, EU:C:2021:961, point 23 et jurisprudence citée, ainsi que du 25 mai 2023, Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Warszawie (TVA – Acquisition fictive), C-114/22, EU:C:2023:430, points 27 et 28 ainsi que jurisprudence citée].

28

Plus spécifiquement, il ressort de l’article 168 de la directive TVA que, pour pouvoir bénéficier du droit à déduction, deux conditions doivent être remplies. Premièrement, l’intéressé doit être un « assujetti », au sens de cette directive. Deuxièmement, les biens ou les services invoqués pour fonder ce droit doivent être utilisés en aval par l’assujetti pour les besoins de ses propres opérations taxées et, en amont, ces biens doivent être livrés ou ces services doivent être rendus par un autre assujetti [voir, en ce sens, arrêt du 8 septembre 2022, Finanzamt R (Déduction de TVA liée à une contribution d’associé), C-98/21, EU:C:2022:645, point 39 et jurisprudence citée].

29

S’agissant de la seconde de ces conditions, qui est la seule visée par la présente question, il convient de rappeler que, pour qu’un droit à déduction de la TVA en amont soit reconnu à l’assujetti, il est, en principe, nécessaire qu’il existe un lien direct et immédiat entre une opération particulière en amont et une ou plusieurs opérations en aval ouvrant droit à déduction. Le droit à déduction de la TVA grevant l’acquisition de biens ou de services en amont présuppose que les dépenses effectuées pour acquérir ceux-ci fassent partie des éléments constitutifs du prix des opérations taxées en aval ouvrant droit à déduction [arrêt du 8 septembre 2022, Finanzamt R (Déduction de TVA liée à une contribution d’associé), C-98/21, EU:C:2022:645, point 45 et jurisprudence citée].

30

Un droit à déduction est cependant également admis en faveur de l’assujetti, même en l’absence de lien direct et immédiat entre une opération particulière en amont et une ou plusieurs opérations en aval ouvrant droit à déduction, lorsque les coûts des biens et des services en cause font partie des frais généraux de ce dernier et sont, en tant que tels, des éléments constitutifs du prix des biens ou des services qu’il fournit. De tels coûts entretiennent, en effet, un lien direct et immédiat avec l’ensemble de l’activité économique de l’assujetti (voir, en ce sens, arrêt du 12 novembre 2020, Sonaecom, C-42/19, EU:C:2020:913, point 42 et jurisprudence citée).

31

Il résulte des motifs qui précèdent qu’aucune disposition de la directive TVA ne subordonne le droit à déduction à une exigence tenant à ce que le montant des opérations soumises à la TVA, réalisées en aval par un assujetti au cours d’une période donnée, doive atteindre un certain seuil. Au contraire, il découle de la jurisprudence citée au point 27 du présent arrêt, que le droit à déduction de la TVA est garanti, sous réserve de la réunion des conditions requises qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi de vérifier, indépendamment des résultats des activités économiques de l’assujetti concerné.

32

En second lieu, il convient toutefois d’observer que le droit à déduction de la TVA peut être refusé à l’assujetti s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, qu’il est invoqué frauduleusement ou abusivement.

33

En effet, il importe de rappeler que la lutte contre la fraude, l’évasion fiscale et les abus éventuels est un objectif reconnu et encouragé par la directive TVA et que la Cour a itérativement jugé que les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union. Dès lors, quand bien même les conditions matérielles du droit à déduction seraient réunies, il appartient aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice de ce droit s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que ledit droit est invoqué frauduleusement ou abusivement [voir, en ce sens, arrêts du 3 mars 2005, Fini H, C-32/03, EU:C:2005:128, points 34 et 35, ainsi que du 25 mai 2023, Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Warszawie (TVA – Acquisition fictive), C-114/22, EU:C:2023:430, point 41 et jurisprudence citée].

34

Le refus du droit à déduction étant une exception à l’application du principe fondamental que constitue ce droit, il incombe aux autorités fiscales d’établir à suffisance de droit les éléments objectifs permettant de conclure que l’assujetti a commis une fraude à la TVA ou savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder le droit à déduction était impliquée dans une telle fraude. Il appartient ensuite aux juridictions nationales de vérifier que les autorités fiscales concernées ont établi l’existence de tels éléments objectifs [arrêt du 25 mai 2023, Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Warszawie (TVA – Acquisition fictive), C-114/22, EU:C:2023:430, point 43 et jurisprudence citée].

35

En ce qui concerne l’abus de droit, il ressort d’une jurisprudence constante que la constatation d’une pratique abusive en matière de TVA exige, d’une part, que les opérations en cause, malgré l’application formelle des conditions prévues par les dispositions pertinentes de la directive TVA et de la législation nationale la transposant, aient pour résultat l’obtention d’un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire à l’objectif poursuivi par ces dispositions. D’autre part, il doit résulter d’un ensemble d’éléments objectifs que le but essentiel de ces opérations se limite à l’obtention de cet avantage fiscal [arrêts du 21 février 2006, Halifax e.a., C-255/02, EU:C:2006:121, points 74 et 75, ainsi que du 25 mai 2023, Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Warszawie (TVA – Acquisition fictive), C-114/22, EU:C:2023:430, point 44 et jurisprudence citée].

36

Il résulte ainsi de la jurisprudence de la Cour que le principe d’interdiction des pratiques abusives, qui s’applique au domaine de la TVA, prohibe les montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, effectués à la seule fin d’obtenir un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire aux objectifs de la directive TVA [arrêts du 16 juillet 1998, ICI, C-264/96, EU:C:1998:370, point 26, ainsi que du 25 mai 2023, Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Warszawie (TVA – Acquisition fictive), C-114/22, EU:C:2023:430, point 46 et jurisprudence citée].

37

Il y a lieu également de rappeler que les mesures que les États membres ont la faculté d’adopter en vertu de l’article 273 de la directive TVA afin d’assurer l’exacte perception de la TVA et d’éviter la fraude ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre de tels objectifs. Elles ne peuvent, dès lors, être utilisées de manière telle qu’elles remettraient systématiquement en cause le droit à déduction de la TVA et, partant, la neutralité de la TVA (arrêts du 9 décembre 2021, Kemwater ProChemie, C-154/20, EU:C:2021:989, point 28, ainsi que du 25 mai 2023, Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Warszawie (TVA – Acquisition fictive), C-114/22, EU:C:2023:430, point 47 et jurisprudence citée].

38

En l’occurrence, la juridiction de renvoi explique que l’article 30 de la loi no 724/1994 vise à lutter contre la fraude en décourageant la constitution de sociétés écrans. Ainsi, le mécanisme que cet article établit repose sur la présomption selon laquelle, dès lors que le montant des opérations réalisées en aval par une société au cours d’une période imposable donnée n’atteint pas un seuil calculé en mettant en œuvre les critères prévus par ledit article, cette société n’est pas une société opérationnelle sauf si elle parvient à démontrer que des éléments objectifs justifient qu’elle n’ait pas pu atteindre ledit seuil. Dans le cas où une société est considérée comme une société non opérationnelle, elle ne peut plus exercer son droit à déduction de la TVA pour les opérations qu’elle a réalisées en aval au cours de la période imposable litigieuse.

39

Or, une telle présomption est fondée sur un critère, celui d’un seuil de recettes, qui est étranger à ceux requis aux fins de la démonstration d’une fraude ou d’un abus, tels qu’ils ressortent de la jurisprudence citée aux points 33 à 36 du présent arrêt. En effet, cette présomption repose non pas sur l’appréciation de la réalité des opérations soumises à la TVA réalisées au cours d’une période imposable donnée ni sur celle de leur utilisation proprement dite en vue de réaliser des opérations en aval, mais seulement sur l’évaluation de leur volume. Elle ne saurait donc, compte tenu de la jurisprudence citée au point 34 du présent arrêt, être considérée comme étant de nature à démontrer que le droit à déduction de la TVA a été invoqué de manière frauduleuse ou abusive.

40

En effet, le bénéfice du droit à déduction ne peut être refusé que lorsque les faits invoqués pour démontrer une telle fraude ou un tel abus ont été établis à suffisance de droit, autrement que par des suppositions (voir, en ce sens, arrêt du 11 novembre 2021, Ferimet, C-281/20, EU:C:2021:910, point 52 et jurisprudence citée).

41

En outre, la Cour a déjà jugé qu’une présomption générale de fraude et d’abus ne saurait justifier une mesure fiscale qui porte atteinte aux objectifs d’une directive (voir, en ce sens, arrêt du 7 septembre 2017, Eqiom et Enka, C-6/16, EU:C:2017:641, point 31 ainsi que jurisprudence citée). De la même manière, il ne saurait être admis qu’une telle présomption, même réfragable, conduise à refuser le droit à déduction de la TVA acquittée en amont pour des motifs étrangers à la constatation d’une invocation frauduleuse ou abusive de ce droit.

42

Il s’ensuit qu’une présomption telle que celle décrite au point 38 du présent arrêt va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif consistant à prévenir la fraude et les abus.

43

Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il convient de répondre à la deuxième question que l’article 167 de la directive TVA ainsi que les principes de neutralité de la TVA et de proportionnalité doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale en vertu de laquelle l’assujetti est privé du droit à déduction de la TVA acquittée en amont, en raison du montant des opérations soumises à la TVA réalisées par cet assujetti en aval, considéré comme étant insuffisant.

Sur la troisième question

44

Compte tenu de la réponse apportée à la deuxième question, et dans la mesure où la troisième question n’est posée que dans l’hypothèse d’une réponse négative à celle-ci, il n’y a pas lieu de répondre à cette troisième question.

Sur les dépens

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La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :

 

1)

L’article 9, paragraphe 1, de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, doit être interprété en ce sens qu’il ne peut pas conduire à priver de la qualité d’assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) une personne qui, au cours d’une période imposable donnée, effectue des opérations soumises à la TVA dont la valeur économique n’atteint pas le seuil fixé par une législation nationale, lequel correspond au rendement raisonnablement attendu des actifs dont cette personne dispose.

 

2)

L’article 167 de la directive 2006/112 ainsi que les principes de neutralité de la TVA et de proportionnalité doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale en vertu de laquelle l’assujetti est privé du droit à déduction de la TVA acquittée en amont, en raison du montant des opérations soumises à la TVA réalisées par cet assujetti en aval, considéré comme étant insuffisant.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : l’italien.