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CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. DÁMASO RUIZ-JARABO COLOMER

présentées le 22 février 2005 (1)

Affaire C-498/03

Kingscrest Associates Ltd

et

Montecello Ltd

contre

Commissioners of Customs & Excise

[demande de décision préjudicielle formée par le VAT and Duties Tribunal, London (Royaume-Uni)]

«Sixième directive sur la TVA – Exonérations – Prestations de services et livraisons de biens étroitement liées à l’assistance sociale et à la sécurité sociale, ainsi qu’à la protection de l’enfance et de la jeunesse – Organismes reconnus comme ayant un ‘caractère social’ – Organismes privés à but lucratif – Interprétation de l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h)»





1.     Dans la présente affaire préjudicielle, la Cour est confrontée à la notion d’«organisme à caractère social», que l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), de la sixième directive (2) en matière de taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la «TVA») utilise pour délimiter le champ d’application des exonérations favorisant les livraisons de biens et les prestations de services étroitement liées à l’aide sociale et à la sécurité sociale, ainsi qu’à la protection de l’enfance et de la jeunesse (3).

2.     Le VAT and Duties Tribunal (Royaume-Uni) (juridiction compétente en matière de TVA et d’impôts spéciaux) est saisi d’un litige dans lequel a été soulevée la question de savoir si l’exploitation de foyers de soins par un «partnership» (société de personnes) est imposable. Il formule trois questions, dont seule la deuxième justifie l’organisation de la phase orale, car il aurait été possible de répondre à la première et à la dernière d’entre elles par la voie, plus rapide, de l’article 104, paragraphe 3, du règlement de procédure, compte tenu de ce que les réponses ressortent clairement de la jurisprudence.

I –    Les règles communautaires dont l’interprétation est en cause

3.     Le titre X de la sixième directive réglemente les exonérations. À l’article 13, il prévoit, parmi celles qui concernent les opérations effectuées à l’intérieur du pays, les exonérations en faveur de certaines activités d’intérêt général (partie A, paragraphe 1), qui incluent:

«[...]

g)      les prestations de services et les livraisons de biens étroitement liées à l’assistance sociale et à la sécurité sociale, y compris celles fournies par les maisons de retraite [(4)], effectuées par des organismes de droit public ou par d’autres organismes reconnus comme ayant un caractère social par l’État membre concerné;

h)      les prestations de services et les livraisons de biens étroitement liées à la protection de l’enfance et de la jeunesse, effectuées par des organismes de droit public ou par d’autres organismes reconnus comme ayant un caractère social par l’État membre concerné;

[...]»

4.     L’article 13, A, paragraphe 2, sous a), autorise les États membres à subordonner l’octroi des exonérations, dans le cas d’organismes de droit privé, au respect de l’une ou plusieurs des conditions suivantes:

«–     les organismes en question ne doivent pas avoir pour but la recherche systématique du profit, les bénéfices éventuels ne devant jamais être distribués mais devant être affectés au maintien ou à l’amélioration des prestations fournies,

–       ils doivent être gérés et administrés à titre essentiellement bénévole par des personnes n’ayant, par elles-mêmes ou par personnes interposées, aucun intérêt direct ou indirect dans les résultats de l’exploitation,

–       ils doivent pratiquer des prix homologués par les autorités publiques ou n’excédant pas de tels prix homologués ou, pour les opérations non susceptibles d’homologation des prix, des prix inférieurs à ceux exigés pour des opérations analogues par des entreprises commerciales soumises à la taxe sur la valeur ajoutée,

–       les exonérations ne doivent pas être susceptibles de provoquer des distorsions de concurrence au détriment des entreprises commerciales assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée.»

II – Les faits du litige au principal et le droit national

5.     Le 22 avril 1997, les sociétés Kingscrest Associates Ltd et Montecello Ltd ont constitué, sous la dénomination «Kingscrest Residential Care Homes» (ci-après «Kingscrest»), un «partnership» en vue d’exploiter, dans un but lucratif, quatre foyers pour personnes âgées et deux foyers pour enfants, enregistrés au titre de la loi de 1984 relative aux maisons de soins agréées (Registered Homes Act 1984) et de la loi de 1989 sur la protection de l’enfance (Children Act 1989). À compter du 1er avril 2002, date d’entrée en vigueur de la loi de 2000 relative aux normes de soins (Care Standards Act 2000), qui a remplacé les deux précédentes, les six centres ont été enregistrés auprès de la National Care Standards Commission, compétente en la matière.

6.     La loi de 1993 sur les entreprises à caractère social (Charities Act 1993) définit celles-ci, en son article 96, comme toute institution, dotée ou non de la personnalité juridique, créée à des fins caritatives («charitable purposes») et soumise au contrôle de la High Court. Selon l’article 97, ces fins sont déterminées conformément au droit de l’Angleterre et du pays de Galles (5).

7.     Avant le 21 mars 2002, l’annexe 9, groupe 7, point 9, de la loi de 1994 relative à la TVA (Value Added Tax Act 1994) déclarait exonérées les opérations d’aide sociale réalisées sans but lucratif par une entreprise à caractère social ou par un organisme de droit public, de sorte que, à ce moment-là, l’activité de Kingscrest était imposable, puisque cette entreprise a toujours cherché à faire des bénéfices.

8.     Toutefois, depuis la date susmentionnée, le règlement de 2002 relatif à la TVA applicable en matière de santé et de protection sociale [Value Added Tax (Health and Welfare) Order 2002 (SI 2002/762)] propose une nouvelle rédaction dudit point 9, aux termes de laquelle la reconnaissance de l’exonération n’est plus subordonnée au caractère désintéressé de l’opération, quand bien même celle-ci serait réalisée par un établissement privé «réglementé par l’État».

9.     Pour ce qui importe en l’espèce, la note 6 relative au groupe 7 conçoit les «services d’assistance sociale» comme étant les services directement liés aux «soins, traitements et enseignements prodigués en vue d’améliorer le bien-être physique ou mental des personnes âgées, malades, en détresse ou handicapées, et à «la protection des enfants ou des jeunes». Or, s’ils sont fournis par un organisme privé «réglementé par l’État», seule est prise en considération l’activité pour laquelle il a été créé.

10.   Pour sa part, la note 8 définit l’établissement «réglementé par l’État» comme l’organisation agréée, enregistrée ou dispensée de cette obligation par un ministre ou une autre autorité agissant en vertu d’une loi générale du Parlement (6).

11.   Il n’est pas contesté que Kingscrest revêt ce caractère, car elle fournit des services de soins exonérés de la TVA depuis le 21 mars 2002, raison pour laquelle les Commissioners of Customs & Excise (administration des impôts indirects) ont annulé son enregistrement aux fins de la TVA à compter de cette même date.

III – Les questions préjudicielles

12.   Kingscrest a attaqué cette décision devant le VAT and Duties Tribunal en faisant valoir que, en considérant ses opérations comme exonérées, les  Commissioners of Customs & Excise avaient violé l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), de la sixième directive; avant de statuer, ladite juridiction a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      Peut-on avoir recours à d’autres versions linguistiques de la sixième directive du Conseil 77/388/CEE pour déterminer le sens du terme ‘charitable’ figurant à l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), ou ce terme doit-il avoir le même sens qu’en droit interne?

2)      Si l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), doit être interprété en ce sens qu’il est applicable à un organisme reconnu comme ayant un caractère social, doit-il être interprété en ce sens qu’il est applicable à une entité à but lucratif comme le ‘partnership’ Kingscrest Residential Care Homes?

3)      L’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), de la directive doit-il être interprété en ce sens qu’il confère aux États membres un pouvoir discrétionnaire pour reconnaître, aux fins de cette disposition, un organisme enregistré au titre du Care Standards Act 2000 (ou du Registered Homes Act 1984 ou du Children Act 1989), mais qui n’est pas un organisme de droit public et qui ne possède pas le statut d’entreprise à caractère social en vertu du droit interne de l’État membre concerné?»

IV – La procédure devant la Cour de justice

13.   Ont présenté des observations écrites dans le délai prévu à l’article 20 du statut CE de la Cour de justice le gouvernement du Royaume-Uni, Kingscrest et la Commission, dont les représentants respectifs ont assisté à l’audience tenue le 27 janvier 2005 afin d’y être entendus en leurs observations orales.

V –    Examen des questions préjudicielles

A –    Considérations préliminaires: le péché originel de la TVA communautaire (7)

14.   Il est surprenant qu’une entreprise dont l’activité est exonérée de la taxe, mais à qui l’exonération porte préjudice, ne pouvant déduire les montants acquittés lors de l’acquisition des biens et des services nécessaires à l’exercice de son activité, au motif qu’elle est reléguée à la place du consommateur final, exprime son désaccord et demande à être soumise à la charge fiscale.

15.   Cette situation a des effets pervers sur le régime, car l’assujetti obligé d’appliquer l’exonération tentera de répercuter sur les prix ces conséquences négatives, de sorte que, dans le cas des exonérations objectives, conçues pour encourager certains types d’activités ou pour favoriser certains secteurs industriels, on parvient au résultat contraire à celui recherché, puisque l’«avantage fiscal» renchérit les transactions économiques.

16.   Non sans raison, certains auteurs estiment que les exonérations au régime commun de la TVA violent le principe de généralité de l’impôt et rompent sa neutralité (8), considérant qu’il est plus conforme avec la nature de cette taxe de fixer des taux d’imposition réduits, voire minimaux, avec des conséquences semblables sur le recouvrement final, sans dénaturer le fonctionnement du système (9).

B –    Les critères d’interprétation, en particulier, le «critère linguistique» (première question)

17.   Les juges britanniques entament le dialogue avec la Cour par une question qui exprime deux doutes, l’un et l’autre dissipés par la jurisprudence. La première interrogation vise à déterminer si l’expression «caractère social» utilisée à l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), de la sixième directive doit être comprise à la lumière des droits nationaux ou conformément aux nécessités spécifiques de l’ordre juridique communautaire; dans l’hypothèse où la réponse s’orienterait vers cette dernière direction, la seconde interrogation aborde la possibilité de recourir, dans ce travail d’interprétation, à d’autres versions linguistiques de la même disposition.

18.   Pour esquisser une solution, il peut être utile, comme je l’ai relevé dans les conclusions du 12 juillet 2001 et du 25 mars 2004 dans les affaires CSC Financial Services et Cimber Air (10), de rappeler les critères adoptés pour l’interprétation des dispositions qui exonèrent de la TVA certaines opérations juridiques.

19.   J’ai souligné ensuite que, la soumission à la TVA étant la règle générale, prévue à l’article 2, point 1, de la sixième directive, les exonérations sont l’exception et, comme toute dérogation à l’obligation fiscale, doivent faire l’objet d’une interprétation restrictive, ainsi que l’a reconnu la jurisprudence (11), même si cette exigence ne peut priver lesdites exonérations de leurs effets par le biais d’explications qui font obstacle à la réalisation de l’objectif poursuivi (12).

20.   J’ai également mis l’accent sur le principe de neutralité en vigueur au sein du système commun de TVA, que le régime des exonérations viole, dans la mesure où il porte atteinte au caractère général de la charge fiscale en tant qu’instrument au service de la concurrence dans un marché unique, de sorte que, afin d’assurer la cohérence et la cohésion du système d’imposition dans tous les États membres, il convient d’admettre que le titre X de la sixième directive utilise des concepts autonomes de droit communautaire.

21.   Pour ce qui nous intéresse, l’article 13 de la sixième directive prévoit, comme l’établit le onzième considérant de son préambule, une liste commune d’exonérations, afin que les ressources propres de la Communauté soient perçues de manière uniforme dans tous les États membres: il en ressort que ces mesures fiscales sont des notions singulières, qui doivent être délimitées du point de vue de l’ordre juridique communautaire en fonction de leurs nécessités structurelles, ainsi que l’a récemment rappelé l’arrêt Temco Europe précité (point 16) (13).

22.   En conséquence, les termes de l’article 13 ne peuvent être compris qu’au moyen des catégories particulières de chaque droit national, lorsque, par cette voie, est fournie une définition qui garantit la même portée dans tous les endroits de la Communauté, mais, dans le cas contraire, il apparaît nécessaire de recourir à une source distincte et indépendante des systèmes étatiques, afin de sauvegarder l’effectivité du droit communautaire. Dans cette recherche, le critère dit «linguistique» constitue un outil de premier choix, car, en déterminant l’essence de cette institution et les raisons qui justifient sa reconnaissance, en tenant dûment compte du principe de neutralité fiscale inhérent au régime commun de la TVA, il semble indispensable de recourir aux différentes versions linguistiques (14) pour définir le sens des termes de la sixième directive.

23.   Je propose donc à la Cour de répondre à la première question préjudicielle que, pour déterminer le sens de l’expression «caractère social» («charitable» en anglais), figurant à l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), de la sixième directive, il est possible d’avoir recours aux versions établies dans d’autres langues officielles de la Communauté afin d’aboutir à une interprétation commune; il n’y a pas lieu d’octroyer à cette expression l’acception découlant du droit national lorsque, par cette voie, on aboutit à des interprétations discordantes.

24.   Ce dernier point m’oblige à aller plus loin que ce que suggèrent les termes de la question, car, s’il s’agit de garantir l’homogénéité dans la compréhension du droit communautaire, il incombe à la Cour, en signalant au juge national, après un examen global des différentes versions linguistiques, et dès lors que la disposition mentionne les organismes «à caractère social» («organisations recognised as charitable», en anglais), de se référer, ainsi que la Commission l’indique dans ses observations écrites, aux structures qui fournissent des services de soins.

25.   Cette solution s’impose non seulement parce que la majorité des versions de la directive (15) utilisent des expressions proches de l’expression espagnole «carácter social» (en anglais, «social nature») (16), mais aussi parce qu’elle est plus conforme à l’objet de ladite directive. En analysant l’article 13, A, paragraphe 1, on décèle l’intention d’exonérer les opérations qui, par leur lien étroit avec les objectifs propres à un État social et démocratique de droit (17), ont la nature d’opérations d’intérêt général et s’enracinent dans les activités que les pouvoirs publics ont traditionnellement encouragées et gérées directement ou par personne interposée (les services postaux et de radiotélévision, la santé, l’enseignement, la sécurité sociale, la protection de l’enfance et de la jeunesse, l’exercice de la liberté religieuse, l’éducation physique et le sport ainsi que la promotion de la culture). Dans ces circonstances, il paraît indiscutable que l’expression anglaise «charitable» ne renvoie pas à l’idée de charité ou de bienfaisance, qui évoque une action privée et désintéressée d’aide aux nécessiteux (18), mais à une action plus large, de portée publique, qui peut englober les actions altruistes, mais qui inclut l’ensemble des politiques de soutien aux groupes les plus défavorisés.

26.   Les considérations qui précèdent nous amènent aux autres interrogations soulevées par la juridiction britannique.

C –    «Caractère social» contre but lucratif ? (deuxième question)

27.   La question suivante vise à déterminer si, dans le cadre de l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), de la sixième directive, il convient de qualifier de «sociale» une organisation privée qui cherche à faire des profits.

28.   Deux arguments militent en faveur d’une réponse positive: le premier revêt  un caractère téléologique; le second est d’ordre systémique.

29.   Il convient de ne pas perdre de vue que les exonérations constituent, comme je l’ai relevé dans les conclusions dans l’affaire CSC Financial Services, précitées (point 18), des avantages fiscaux qui s’analysent comme des mesures d’encouragement économique de caractère négatif. L’article 13, A, paragraphe 1, de la sixième directive énonce des critères de nature objective, exonérant de l’imposition certains faits qui, d’une autre façon, seraient soumis à la taxe, avec pour but d’encourager les secteurs concernés. Ce sont les opérations juridiques qui sont exonérées, et non ceux qui les réalisent, bien qu’ils en soient les bénéficiaires (19). En conséquence, lorsqu’on vise à promouvoir et à encourager les opérations de soins des pouvoirs publics et des organismes à «caractère social», il est sans importance que ces derniers interviennent avec ou sans but lucratif. La solution contraire pourrait briser le système commun de la TVA et violer le principe de neutralité, dès lors que cela laisserait la porte ouverte à un traitement distinct d’activités identiques, en fonction du régime juridique applicable dans chaque État membre.

30.   L’explication structurelle avancée par la Commission renforce le raisonnement qui précède, sur la base de deux arguments. Selon le premier, lorsque l’article 13, A, paragraphe 1, de la sixième directive exclut de l’exonération les opérations des entités à but lucratif, il le fait de façon expresse, comme dans les lettres l) et m) (20). Le second argument est fondé sur l’idée selon laquelle, dans le cas contraire, l’article 13, A, paragraphe 2, sous a), serait dénué de sens, car, en autorisant les États membres à subordonner l’octroi des exonérations prévues au paragraphe 1, sous g) et h), en faveur des entreprises privées à la condition qu’elles n’aient pas pour but la recherche systématique du profit, il admet que cette première règle inclut les situations dans lesquelles un profit est recherché.

31.   La solution que je propose a été accueillie implicitement dans la jurisprudence. En effet, après que l’arrêt Bulthuis-Griffioen (21) se fut abstenu de se prononcer sur ce point et eut exclu de l’exonération les opérations des personnes physiques, en soulignant que, dans de telles circonstances, il n’était pas utile de se prononcer sur l’existence d’un but lucratif, l’arrêt Gregg (22) a corrigé cette tendance initiale en admettant que la lettre g) incorporait les individus qui exploitent une entreprise, de sorte que l’exonération concernerait les activités de soins exercées par des organisations à but lucratif, car le fait d’«exploiter une entreprise» implique un besoin de rentabilité (23). Par ailleurs, dans l’affaire Hoffmann (24), la Cour a déclaré que, dans le cadre de l’article 13, A, de la sixième directive, le caractère commercial d’une opération n’excluait pas qu’elle présente le caractère d’une activité d’intérêt général (point 38 in fine), car l’objectif est d’encourager les activités dont le bénéfice retombe sur l’ensemble du corps social, abstraction faite du régime économique et juridique de la prestation.

32.   En somme, la circonstance que les acteurs qui opèrent dans les domaines compris dans le champ d’application de l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), de la sixième directive poursuivent un but lucratif ne constitue pas un obstacle pour leur attribuer la qualité d’«organisme à caractère social», de sorte que, en principe, rien n’empêche une entreprise comme Kingscrest de recevoir une telle qualification.

D –    Le pouvoir discrétionnaire des États membres pour attribuer à une entité privée un «caractère social» (troisième question)

33.   Par sa dernière question, la juridiction de renvoi souhaite savoir si les autorités nationales bénéficient d’une marge d’appréciation pour octroyer cette qualité aux organismes qui ne sont pas régis par le droit public. La jurisprudence communautaire a fourni une réponse affirmative dans deux arrêts relativement récents: le premier a été rendu dans l’affaire Kügler (25) et le second dans l’affaire Dornier (26). Un renvoi à ces arrêts suffirait à résoudre cet aspect de la question préjudicielle, mais la formulation de celle-ci soulève, quoique de façon sous-jacente, un doute sur le point de savoir si l’enregistrement au titre de la loi de 2000 relative aux normes de soins (anciennement au titre de la loi de 1984 relative aux maisons de soins agréées et de la loi de 1989 sur la protection de l’enfance) implique un exercice correct de ce pouvoir discrétionnaire. La clarification de ce doute appelle quelques précisions.

34.   Les arrêts précités ne confèrent pas aux États membres une liberté absolue pour exercer ce pouvoir, auquel s’appliquent les principes communautaires, en particulier ceux de l’égalité de traitement (point 56 de l’arrêt Kügler), qui énumère plus loin plusieurs éléments, tels que le caractère d’intérêt général de l’activité exercée par l’assujetti, le fait que les autres contribuables fournissant les mêmes services bénéficient d’une reconnaissance similaire et la circonstance que les caisses de maladie ou d’autres organismes de sécurité sociale prennent en charge, en grande partie, le coût des prestations en cause (point 58 de l’arrêt Kügler et point 72 de l’arrêt Dornier).

35.   Il convient, en conséquence, de déterminer le sens de cette notion et de proposer des critères fermes destinés à délimiter avec le plus de précision possible cette marge d’appréciation, en offrant à la juridiction de renvoi un cadre bien délimité dans lequel il pourra statuer sur la disposition nationale, ce qui est de sa compétence exclusive.

36.   À titre préliminaire, il convient de rappeler que, dans le domaine de la TVA, et plus concrètement en matière d’exonérations objectives, les administrations fiscales ne doivent pas exercer leur pouvoir d’une façon contraire à la neutralité de l’impôt et à l’obligation inhérente d’égalité, sans oublier la nature exceptionnelle de ces exonérations. Partant, il existe deux limites «de principe» déjà énoncées par la Cour: celle tenant à la nature de l’activité, orientée vers l’intérêt général, et celle qui exige un traitement égal devant la TVA des agents économiques se trouvant dans une situation similaire (27); il s’ensuit que les critères d’exonération doivent être neutres, abstraits et prédéterminés.

37.   On aboutit à la même conclusion si l’on observe les limites que fixe le dispositif même de l’article 13, A, de la sixième directive, qui, au paragraphe 1, oblige les États membres à exonérer les opérations directement liées à l’assistance sociale et à la sécurité sociale, ainsi qu’à la protection de l’enfance et de la jeunesse, effectuées par des organismes de droit public et par des opérateurs auxquels ils reconnaissent un «caractère social» et qui, au paragraphe 2, sous a), précise, en ce qui concerne ces derniers, que les États membres peuvent subordonner l’octroi d’exonérations au respect de l’une ou plusieurs des conditions énumérées, parmi lesquelles se trouvent celles de ne pas avoir pour but la recherche systématique du profit, d’avoir un caractère philanthropique ou d’appliquer des prix homologués ou inférieurs à ceux du marché.

38.   J’ai déjà relevé que cette disposition n’empêche pas l’organisme qui cherche à faire des profits d’obtenir la qualité d’organisme à «caractère social»; en effet, le moment est arrivé de souligner que, comme le soutient la Commission, ladite disposition n’oblige pas non plus à reconnaître un tel caractère à toute entreprise qui fournit des services liés à des activités exonérées, car, de ce fait, non seulement le jeu des deux dispositions serait vidé de son contenu, mais l’exception se transformerait en règle générale. En conséquence, les États membres doivent apprécier le type d’opération, mais également la structure organisationnelle qui l’effectue et la façon dont elle le fait (28).

39.   Dans ces circonstances, un système tel que la loi de 2000 relative aux normes de soins, qui octroie, par leur enregistrement auprès de la National Care Standards Commission, le caractère d’organismes «sociaux» à des organisations de soins qui réunissent les conditions prévues par la législations britannique, par l’intermédiaire du contrôle permanent d’un organisme ad hoc et qui peut exiger des conditions supplémentaires à l’intérieur de strictes marges déterminées par le législateur, paraît être compatible avec les exigences susmentionnées, bien que, comme il a déjà été indiqué dans les arrêts Kügler et Dornier (points 57 et 74, respectivement), cette appréciation incombe à la juridiction de renvoi.

VI – Conclusion

40.   Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par le VAT and Duties Tribunal:

«1)      Pour éclaircir le sens de l’expression ‘caractère social’ (‘charitable’, en anglais), figurant à l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, il convient d’avoir recours aux autres versions linguistiques de cette disposition, sans qu’il soit possible de lui attribuer le sens qu’elle revêt en droit national, si cela aboutit à des interprétations divergentes.

2)      La circonstance qu’un agent économique qui effectue des opérations considérées comme exonérées au sens de l’article 13, A, paragraphe 1, sous g) et h), de la sixième directive cherche à faire des profits ne constitue pas, en principe, un obstacle pour lui reconnaître un ‘caractère social’.

3)      Les États membres disposent d’un pouvoir discrétionnaire pour reconnaître à une entité privée, aux fins des dispositions susmentionnées, le statut d’organisme à ‘caractère social’, mais ils sont tenus de l’exercer, d’une part, en respectant les principes de neutralité de la TVA et de l’égalité de traitement entre les assujettis et, par ailleurs, en prenant en considération le contenu de l’activité et le but dans lequel elle est exercée, de sorte qu’elle soit définie conformément à des critères prédéterminés, objectifs et abstraits tenant compte de la nature de l’opération, de la structure organisationnelle qui la réalise et de la façon dont elle le fait. Il incombe au juge national d’apprécier, au cas par cas, le respect de ces limites.»


1 – Langue originale: l'espagnol.


2  – Directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1, ci-après la «sixième directive»).


3  – Dans les présentes conclusions, j’emploie des expressions comme «assistance sociale», «aide sociale», «activités d’assistance» ainsi que d’autres expressions semblables englobant les actes juridiques décrits dans les dispositions citées.


4  –      Certaines versions linguistiques ne citent pas à titre d’exemple les maisons de retraite.


5– La décision de renvoi (point 17) indique que, dans une décision de 1891 [Income Tax Commissioners contre Pemsel (1891) AC 531], la House of Lords a affirmé que le sens juridique du terme «charitable» ne coïncidait pas avec son sens dans la langue courante et désignait l’aide aux pauvres, l’encouragement à l’éducation, la promotion de la religion ainsi que certains autres buts utiles à la communauté, les principaux objectifs altruistes du point de vue juridique.


6 – Sont exclues les dispositions entrant en vigueur à des dates différentes sur des territoires relevant de différentes autorités locales.


7– J’emprunte cette expression à Ibáñez García, I., «Las exenciones en el IVA. Pecado original del impuesto comunitario», travail publié dans Noticias de la Unión Europea, 2003, n° 226, p. 103 à 115.


8– Voir Pérez Herrero, L. M., La Sexta Directiva Comunitaria del IVA, éd. Cedecs, Barcelone, 1997, p. 201. Ibáñez García, I., explique, exemple à l’appui, dans son ouvrage précité (p. 103 et 104), que le principe de neutralité n’est pas compatible avec la règle du prorata prévue aux articles 17, paragraphe 5, et 19 de la sixième directive, bien que la jurisprudence communautaire ait soutenu le contraire: dans son arrêt du 11 juillet 1996, Régie dauphinoise (C-306/94, Rec. p. I-3695), la Cour a affirmé que la finalité desdites dispositions est d’«assurer le respect de l’objectif de la parfaite neutralité que le système commun de TVA garantit».


9– Ainsi s’exprime Ibáñez García, I., op. cit., p. 105.


10– Arrêts du 13 décembre 2001, CSC Financial Services (C-235/00, Rec. p. I-10237), et du 16 septembre 2004, Cimber Air (C-382/02, Rec. p. I-8379).


11– Arrêts du 26 juin 1990, Velker International Oil Company (C-185/89, Rec. p. I-2561, point 19); du 5 juin 1997, SDC (C-2/95, Rec. p. I-3017, point 20); du 12 septembre 2000, Commission/Royaume-Uni (C-359/97, Rec. p. I-6355, point 64), et du 8 mars 2001, Skandia (C-240/99, Rec. p. I-1951, point 32). À ces arrêts, il convient d’en ajouter trois du 20 novembre 2003 (Taksatorringen, C-8/01, Rec. p. I-13711; Unterpertinger, C-212/01, Rec. p. I-13859, et D’Ambrumenil, C-307/01, Rec. p. I-13989, points 36, 34 et 52 respectivement). Récemment, la Cour a réitéré le principe de l’interprétation stricte des exonérations dans son arrêt du 18 novembre 2004, Temco Europe (C-284/03, non encore publié au Recueil, point 17).


12– Comme je l’ai noté au point 37 des conclusions dans l’affaire Temco Europe, précitée; l’arrêt reprend cette approche au point 17.


13– Dans cet arrêt sont cités les arrêts du 12 septembre 2000, Commission/Irlande (C-358/97, Rec. p. I-6301, point 51); du 16 janvier 2003, Maierhofer (C-315/00, Rec. p. I-563, point 25), et du 12 juin 2003, Sinclair Collis (C-275/01, Rec. p. I-5965, point 22). La Cour s’est également prononcée dans le même sens dans les arrêts du 12 septembre 2000, Royaume-Uni/Commission (C-359/97, Rec. p. I-6355, point 63); du 4 octobre 2001, «Goed Wonen» (C-326/99, Rec. p. I-6831, point 47), et du 8 mai 2003, Seeling (C-269/00, Rec. p. I-4101, point 46).


14– La diversité linguistique et ses problèmes ont été pointés tôt dans la littérature, car en 1605 déjà, M. de Cervantes, dans L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, RBA, éd. de Martín de Riquer, Barcelone, 1994, première partie, chapitre 2, p. 113, écrivait: «ce jour-là tombait un vendredi, et il n’y avait dans toute l’hôtellerie que des tronçons d’un poisson séché qu’on appelle, selon le pays, morue, merluche, ou truitelle».


15– Je me réfère aux langues officielles de la Communauté à la date à laquelle la présente question préjudicielle a été posée (26 novembre 2003).


16– Les textes français («caractère social»), portugais («carácter social»), italien («carattere sociale» ), allemand («sozialem Charakter»), néerlandais («sociale aard»), grec («κοινωνικού χαρακτήρος») et finnois («luonteeltaan yhteiskunnallisiksi») contiennent des expressions analogues à l’expression espagnole «carácter social». Toutefois, les versions suédoise («välgörenhetsorganisationer») et danoise («almennyttig karakter») emploient des termes plus proches de la formule anglaise.


17– La doctrine évoque des prestations de l’«État providence» (voir Pérez Herrero, L. M., op. cit., p. 204).


18– Ch. Dickens, dans The Life and Adventures of Martin Chuzzlewit, Penguin Books, 1968, p. 515, devant les difficultés financières de son personnage Tigg, lui fait répliquer: «la charité commence à la maison et la justice à la porte voisine».


19– Kingscrest s’efforce de démontrer sa volonté de faire des profits pour ne pas que la règle de l’exonération l’atteigne, mais elle commet une grave erreur, car il ne s’agit pas d’une exonération subjective. L’arrêt du 21 mars 2002, Kennemer Golf (C-174/00, Rec. p. I-3293), semble la qualifier ainsi en admettant que l’objectif des exonérations prévues à l’article 13, A, paragraphe 1, sous h) à p), de la sixième directive consiste à octroyer un traitement plus favorable à certains organismes dont les activités sont orientées vers des fins autres que commerciales (point 19); toutefois, si l’on analyse cette affirmation comme un simple obiter dictum, elle s’aligne sur la thèse contraire, car la cause ultime de l’exonération se situe dans la nature de l’activité exercée. Pour Pont Clemente, J. F., dans La exención tributaria (análisis jurídico general con especial aplicación al Impuesto sobre transmisiones patrimoniales y al IVA, Editorial EDERSA, 1986, p. 26 et 27), lorsque la loi distingue certains actes et – bien qu’ils soient soumis à imposition, parce que la loi le prévoit ainsi – les exonère, on ne peut parler que d’une exonération objective. Au contraire, si le législateur écarte de l’imposition un sujet ou une certaine catégorie de sujets – qui, si cette règle d’exclusion n’existait pas, devraient exécuter l’obligation – il crée une exonération subjective. Les premières rendent impossible l’apparition de la relation juridico-fiscale, alors que les secondes ne font qu’éliminer l’obligation de la personne exonérée, circonstance qui n’empêche pas qu’elle naisse à charge d’autres personnes.


20– La lettre l) mentionne les «organismes sans but lucratif poursuivant des objectifs de nature politique, syndicale, religieuse, patriotique, philosophique, philanthropique ou civique», alors que la lettre m) vise les prestations «fournies par des organismes sans but lucratif aux personnes qui pratiquent le sport ou l’éducation physique».


21– Arrêt du 11 août 1995 (C-453/93, Rec. p. I-2341).


22– Arrêt du 7 septembre 1999 (C-216/97, Rec. p. I-4947).


23– Les considérations de l’avocat général Cosmas aux points 24 et suiv. des conclusions dans l’affaire Gregg présentent un intérêt en l’espèce.


24– Arrêt du 3 avril 2003 (C-144/00, Rec. p. I-2921).


25– Arrêt du 10 septembre 2002 (C-141/00, Rec. p. I-6833, point 54).


26– Arrêt du 6 novembre 2003 (C-45/01, Rec. p. I-12911, point 69).


27– Ce n’est pas pour rien que l’article 13, A, paragraphe 2, sous a), dernier tiret, de la sixième directive interdit aux États membres de provoquer, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, des distorsions de concurrence au détriment des entreprises commerciales assujetties à la TVA.


28– Ces observations ne contredisent pas le caractère objectif de l’exonération, qui continue de prendre en considération la nature de l’activité, sans préjudice du fait qu’elles la limitent d’un point de vue subjectif en exigeant, pour que l’avantage soit effectif, certaines conditions liées aux organismes qui fournissent les services exonérés.