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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. L. A. Geelhoed

présentées le 6 avril 2006 (1)

Affaire C-513/04

Mark Kerckhaert,

Bernadette Morres

contre

Belgische Staat

[demande de décision préjudicielle formée par le rechtbank van eerste aanleg te Gent (Belgique)]

«Interprétation de l’article 56, paragraphe 1, CE – Restriction résultant d’une règle nationale de la fiscalité des revenus – Dividendes de sources étrangère et nationale – Taux uniforme d’imposition – Charge fiscale plus importante sur les dividendes recueillis de sociétés établies dans un autre État membre – Retenue à la source – Absence de prise en compte – Libre mouvement des capitaux – Discrimination»





I –    Introduction

1.     Dans le présent renvoi préjudiciel, le rechtbank van eerste aanleg (tribunal de première instance) te Gent (Belgique) demande si l’article 56 CE autorise un État membre comme le Royaume de Belgique à soumettre au même taux d’imposition les dividendes recueillis de sociétés résidentes et non-résidentes sans prendre en compte dans ce dernier cas l’impôt prélevé à la source dans cet autre État membre.

2.     Cela soulève une nouvelle fois la question de l’étendue de l’interdiction inscrite à l’article 56 CE des restrictions au libre mouvement de capitaux à l’endroit de l’imposition des dividendes et, indirectement, la question de savoir si cette interdiction impose en tant que telle aux États membres d’éviter la double imposition juridique (c’est-à-dire l’imposition du même revenu à deux reprises dans le chef du même assujetti).

II – Le cadre légal

A –    La convention franco-belge préventive de double imposition: contexte et dispositions pertinentes

3.     À l’époque en cause, la République française appliquait un système dit d’«imputation» de l’impôt sur les dividendes (c’est-à-dire que l’impôt des sociétés prélevé dans le chef de la société était imputé en tout ou en partie sur l’impôt sur les revenus dû sur les dividendes dans le chef de l’actionnaire, par la voie d’un «avoir fiscal» – un crédit d’impôt – accordé à l’actionnaire). Comme tel, le système visait à réduire la double imposition économique, c’est-à-dire l’imposition du même revenu à deux reprises dans le chef de deux assujettis différents. Ce système peut être distingué des systèmes dits «cédulaires» d’imposition des dividendes (les bénéfices des sociétés sont assujettis à l’impôt des sociétés, mais les dividendes sont imposés comme catégorie distincte de revenu ce qui réduit dans une certaine mesure la double imposition économique), des systèmes dits «classiques» d’imposition des dividendes (les bénéfices des sociétés sont soumis à l’impôt des sociétés et les bénéfices distribués après imposition le sont une nouvelle fois dans le chef de l’actionnaire ce qui veut dire sans réduction de la double imposition économique) et des systèmes dits d’«exonération» (les revenus de dividendes sont exonérés de l’impôt sur les revenus ce qui veut dire absence de double imposition économique) (2).

4.     L’article 15, paragraphe 3, de la convention préventive de double imposition conclue entre la Belgique et la France le 10 mars 1964, telle que modifiée (ci-après la «convention franco-belge»), dispose que les dividendes payés par une société établie en France qui donneraient droit à un avoir fiscal s’ils étaient recueillis par des personnes résidant en France ouvrent droit, lorsqu’ils sont payés à une personne physique résidant en Belgique, au paiement de l’avoir fiscal après déduction de la retenue à la source calculée au taux de 15 % sur le dividende brut constitué par le dividende mis en distribution augmenté de l’avoir fiscal.

5.     L’article 19, A, paragraphe 1, deuxième alinéa, de la convention franco-belge dispose que, lorsque les dividendes sont versés par une société établie en France à une personne résidant en Belgique autre qu’une société assujettie à l’impôt des sociétés et que ces dividendes ont effectivement subi en France la retenue à la source, l’impôt dû en Belgique sur leur montant net de retenue française sera diminué 1) de tout précompte mobilier perçu au taux normal, et 2) de la quotité forfaitaire d’impôt étranger déductible dans les conditions fixées par la législation belge, sans que cette quotité puisse être inférieure à 15 % dudit montant net.

B –    Législation belge applicable

6.     À l’époque qui nous intéresse, le Royaume de Belgique appliquait un système cédulaire d’imposition des dividendes tel que défini précédemment au sens que j’ai indiqué plus haut. L’article 171 du code des impôts de 1992 déroge au régime normal belge d’imposition des revenus (globalisant les revenus pour les soumettre ensuite à des taux progressifs d’imposition) et prévoit deux taux d’imposition distincts pour certaines catégories de revenus. Il prévoit en particulier que les dividendes sont soumis en général (3) à un taux spécial de 25 %.

7.     L’article 285 du code des impôts de 1992 dispose, entre autres, qu’une quotité forfaitaire d’impôt étranger n’est imputée, pour ce qui concerne les dividendes, que lorsqu’il s’agit de dividendes alloués ou attribués par des sociétés d’investissement.

III – Les faits et la question préjudicielle

8.     M. et Mme Kerckhaert-Morres résidaient à l’époque en Belgique et y étaient assujettis à l’impôt sur l’ensemble de leurs revenus mondiaux, en ce compris les revenus de dividendes.

9.     En 1995 et 1996, ils ont recueilli des dividendes de la société Eurofers SARL (ci-après «Eurofers») établie en France, en bénéficiant d’un crédit d’impôt («avoir fiscal») accordé par les autorités fiscales françaises sur ces dividendes. Conformément à l’article 15, paragraphe 3, de la convention franco-belge, ce crédit d’impôt a été assimilé à un revenu de dividendes qui avait subi en France une retenue à la source de 15 %. Après déduction de cette retenue à la source, le montant du crédit d’impôt reçu était de 34 566 204 BEF (856 873,81 euros) pour 1995 et de 7 137 702 BEF (177 831,43 euros) pour 1996. L’État belge n’a prélevé aucun précompte mobilier sur ces revenus.

10.   Dans les déclarations de revenus des exercices d’imposition pour les années 1996 et 1997, M. et Mme Kerckhaert-Morres ont sollicité dans une annexe l’imputation de la quotité forfaitaire d’impôt étranger (visée à l’article 19, A, paragraphe 1, premier alinéa, de la convention franco-belge) à concurrence de 15 %.

11.   Conformément à l’article 171 du code des impôts de 1992, ces revenus ont été imposés au taux de 25 %. Aucune imputation de la quotité forfaitaire d’impôt étranger n’a été accordée.

12.   M. et Mme Kerckhaert-Morres ont contesté cette décision de la Gewestelijke Directie Antwerpen I (administration fiscale belge) devant le rechtbank van eerste aanleg te Gent au motif, notamment, qu’elle enfreint les articles 19, A, paragraphe 1, premier alinéa, de la convention franco-belge et 56 CE.

13.   Par jugement du 1er décembre 2004, le rechtbank van eerste aanleg te Gent a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Faut-il interpréter l’article 56, paragraphe 1, CE (article 73 B, paragraphe 1, du traité CE au moment des faits litigieux) en ce sens qu’est interdite une restriction découlant d’une disposition de la législation d’un État membre (en l’espèce le Royaume de Belgique) relative à l’impôt sur le revenu soumettant dans le chef de l’actionnaire à un seul et même barème uniforme tant les dividendes d’actions des sociétés établies dans cet État membre que les dividendes d’actions de sociétés non établies dans cet État membre, sans admettre toutefois à l’égard des dividendes d’actions de sociétés non établies dans cet État membre d’imputation de l’impôt à la source appliqué dans cet autre État membre?»

IV – Analyse

14.   À titre liminaire, je relève que la question préjudicielle ne vise que la compatibilité des dispositions légales belges en cause avec l’article 56 CE et non pas avec l’article 43 CE. Le jugement de renvoi ne fait pas apparaître la nature de la participation détenue par M. et Mme Kerckhaert-Morres dans Eurofers à l’époque en cause. Je relèverais toutefois que, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence constante de la Cour, exerce son droit d’établissement le ressortissant d’un État membre qui détient dans le capital d’une société établie dans un autre État membre une participation lui conférant «une influence certaine sur les décisions de la société et lui permettant d’en déterminer les activités». (4) Il appartient au juge national de décider si les demandeurs dans le litige au principal répondent à ce critère. S’ils n’y répondent pas, c’est sous l’angle de l’article 56 CE que s’envisage la compatibilité de la législation en cause avec le traité CE.

15.   Il n’en reste pas moins que, en l’espèce, les principes qui président à l’analyse sont identiques à mon sens sous l’angle des articles 43 CE et 56 CE. Bien que je viserai plus bas principalement la compatibilité de la législation belge en cause avec l’article 56 CE (question posée par le juge de renvoi), le même raisonnement s’applique sous l’angle de l’article 43 CE.

16.   La question est de savoir si le Royaume de Belgique enfreint l’article 56 CE en appliquant un taux uniforme d’imposition de 25 % à tous les dividendes recueillis par des personnes résidant en Belgique, quelle que soit leur source, en refusant ainsi en l’espèce de prendre en compte la retenue de 15 % prélevée sur les dividendes dans l’État de la source, soit la France.

17.   La Cour a estimé dans une jurisprudence constante que, si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, ces derniers doivent toutefois exercer celle-ci dans le respect du droit communautaire. (5) Ainsi que je l’ai relevé dans les conclusions présentées dans les affaires Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée, et Test Claimants in the FII Group Litigation (6), les articles 43 CE et 56 CE sont enfreints si la différence de traitement appliquée par l’État membre concerné à ses contribuables n’est pas une conséquence directe et logique de la faculté, en l’état actuel du droit communautaire, d’appliquer aux situations transfrontalières des obligations fiscales différentes de celles qui sont appliquées aux situations purement internes.

18.   En d’autres termes, ces articles interdisent les restrictions à la liberté d’établissement et au libre mouvement des capitaux qui vont au-delà de celles qui résultent inévitablement de la nature nationale des fiscalités, à moins que ces restrictions soient justifiées et proportionnées. (7) Cela veut dire en particulier que, pour relever des règles du traité relatives à la libre circulation, les régimes fiscaux désavantageux devraient découler directement d’une discrimination directe ou déguisée résultant des règles d’un ordre juridique et non pas seulement de disparités entre des systèmes fiscaux nationaux, de la répartition des compétences fiscales entre deux systèmes fiscaux ou de la coexistence de deux administrations fiscales nationales. (8)

19.   Lorsqu’un État membre exerce sa compétence fiscale (d’État de résidence) sur les revenus mondiaux, ce principe veut, en substance, qu’il traite les revenus de source étrangère de ses résidents en respectant la répartition de son assiette d’imposition. Dans la mesure où il a réparti son assiette d’imposition en y incluant les revenus de source étrangère – c’est-à-dire en les traitant comme des revenus imposables –, il ne doit pas opérer de discrimination entre les revenus de sources étrangère et nationale (9). Sa législation ne devrait en particulier pas aboutir à soumettre les revenus de source étrangère à un régime moins favorable que les revenus de source nationale. Si, par exemple, l’État de résidence opte pour un allègement de la double imposition économique des dividendes recueillis par ses résidents, il doit accorder le même allègement aux dividendes de sources étrangère et nationale et doit, à cet effet, prendre en compte l’impôt des sociétés payé à l’étranger. (10)

20.   En l’espèce, M. et Mme Kerckhaert-Morres résidaient en Belgique à l’époque en cause en sorte que le Royaume de Belgique a exercé sa compétence fiscale à leur égard en qualité d’État de résidence.

21.   Il est clair que les règles belges en question n’opèrent pas directement de discrimination entre les dividendes de sources étrangère et nationale. L’article 171 du code des impôts de 1992 a soumis tous les dividendes au taux spécial d’imposition de 25 %. (11) J’ajouterais que, contrairement aux affaires telles que Maninnen, Verkooijen et Lenz (12), le Royaume de Belgique n’a pas choisi ici d’alléger la double imposition économique des dividendes de source nationale sans accorder le même allègement aux dividendes de source étrangère. Il se trouve plutôt que, dans le système cédulaire d’imposition des dividendes adopté par le Royaume de Belgique, les bénéfices des sociétés sont soumis à l’impôt des sociétés et les dividendes (de sources étrangère et nationale) sont imposés une nouvelle fois en tant que catégorie distincte de revenu.

22.   Cela laisse néanmoins intacte la question de savoir si la législation belge revient à opérer une discrimination indirecte – c’est-à-dire que, en dépit de son application identique en droit aux dividendes de source étrangère, elle a un effet discriminatoire en fait. Autrement dit, les règles fiscales belges restreignent-elles le libre mouvement des capitaux au-delà des restrictions résultant inévitablement de la nature nationale des fiscalités?

23.   À cet égard, M. et Mme Kerckhaert-Morres soutiennent que la charge fiscale pesant globalement sur les dividendes de source française est en réalité plus importante que celle qui pèse sur les dividendes de source belge en ce que les premiers ont d’abord subi une retenue de 15 % à la source (en France) pour être ensuite soumis au surplus à l’impôt belge ordinaire de 25 % sur les dividendes. Dans leur esprit, cela restreint le libre mouvement des capitaux de manière non conforme à l’article 56 CE.

24.   Je n’estime pas cet argument convainquant pour les raisons suivantes.

25.   Premièrement, en considérant les faits exposés en l’espèce, je trouve qu’il est impossible d’apercevoir comment on peut soutenir que le régime fiscal belge, vu dans la perspective du régime fiscal français en amont, aboutit à traiter moins favorablement un résident belge recueillant des dividendes de source française qu’un résident belge recueillant des dividendes équivalents de source belge. C’est plutôt le contraire qui est vrai. En réalité, et conformément à l’article 15, paragraphe 3, de la convention franco-belge, les dividendes versés par une société établie en France, qui ouvriraient un droit à un avoir fiscal (crédit d’impôt) s’ils étaient recueillis par des personnes résidant en France, ouvrent également un droit à un crédit d’impôt pour les personnes résidant en Belgique. L’avoir fiscal accordé par l’État français, qui participait du système français d’imputation mis en place pour réduire la double imputation économique de dividendes, s’élevait à 50 % du dividende distribué. Bien que le dividende distribué et l’avoir fiscal aient de ce fait été soumis chacun à 15 % de retenue par l’État français, la mise en œuvre du système français a abouti en réalité à ce que les actionnaires résidant en Belgique reçoivent un montant plus élevé lorsque les dividendes sont de source française que lorsque un montant rigoureusement identique de dividendes est distribué par une société belge. Pour reprendre l’exemple donné par le gouvernement belge, cela peut être illustré comme suit:

Dividende de source française

Dividende de source belge

Dividende brut

1 000,00

1 000, 00

Retenue à la source française (15 %)

– 150,00

________

850,00

Avoir fiscal (50 %)

500,00

Retenue à la source française (15 %)

– 75,00

______

425,00

Montant total soumis à l’impôt belge

1 275,00

1 000,00

Impôt belge sur le dividende (25 %)

– 318,75

– 250,00

Dividende net après impôts

956,25

750,00


26.   Il ressort clairement de ce tableau que les personnes résidant en Belgique, qui recueillent des dividendes de source française, ne sont pas moins bien loties que celles qui recueillent des dividendes de source belge. Au contraire, l’effet combiné des fiscalités belge et française signifie qu’elles s’en sortent globalement mieux. Il ne saurait dès lors être question de discrimination ou de restriction au sens de l’article 56 CE. La présente affaire illustre plutôt bien les dangers que recèle l’examen de la conformité de la législation d’un État membre aux règles du traité relatives à la libre circulation lorsqu’on se borne à considérer la situation d’un opérateur économique particulier dans le contexte de la législation d’un seul État membre ou d’une facette seulement de cette législation. Une telle approche risque de passer à côté du contexte économique réel dans lequel cet opérateur agit et de l’équilibre globalement atteint entre l’État de résidence et l’État de la source dans la répartition des compétences fiscales. (13)

27.   Bien que ce soit le véritable effet (favorable) que le corps de règles a pour M. et Mme Kerckhaert-Morres qui ait selon moi une incidence décisive sur les faits de l’espèce, je ferais l’observation complémentaire suivante.

28.   À supposer que le système français n’ait prévu aucun avoir fiscal au bénéfice des personnes résidant en Belgique qui recueillent des dividendes de source française, cela aboutirait – toutes choses étant égales par ailleurs – à une double imposition juridique dans le chef de ces résidents, qui signifierait éventuellement un surcroît global de charge fiscale pour eux par rapport aux résidents belges recueillant des dividendes de source belge.

29.   Un tel désavantage éventuel pour les résidents belges recueillant des dividendes de source française ne résulterait toutefois pas d’un quelconque manquement du Royaume de Belgique aux règles du traité relatives à la libre circulation.

30.   À cet égard, je rappellerais que les règles du traité relatives à la libre circulation n’obligent pas, en tant que telles, les États membres à alléger la double imposition juridique induite par la scission de l’assiette d’imposition entre deux États membres.

31.   Ainsi que je l’ai observé dans les conclusions présentées dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée, en l’absence de règles de priorité entre les États concernés, le risque de double imposition juridique découle inévitablement de la méthode généralement admise en droit fiscal international consistant à répartir la compétence fiscale entre les États – c’est-à-dire de la distinction entre l’imposition de l’État de résidence (imposition du revenu mondial des résidents) et l’imposition de l’État de la source (imposition territoriale des non-résidents) (14). Le droit communautaire laisse aux seuls États membres le pouvoir de choisir les critères de répartition de la compétence fiscale dans les limites du droit fiscal international. Dans l’état actuel du droit communautaire, on n’y trouve aucun critère de rechange ni aucun fondement permettant d’en fixer.

32.   Donc, dans l’arrêt Gilly, après avoir observé que la répartition de la compétence fiscale sur la base de la nationalité ne peut pas être considérée en tant que telle comme constitutive de discriminations, la Cour a reconnu que celles-ci «découlent, en l’absence de mesures d’unification ou d’harmonisation dans le cadre communautaire, notamment au titre de l’article [293], deuxième tiret, [CE], de la compétence qu’ont les parties contractantes de définir, en vue d’éliminer les doubles impositions, les critères de répartition entre elles de leur pouvoir de taxation. Toujours aux fins de la répartition de la compétence fiscale, il n’est pas déraisonnable pour les États membres de s’inspirer de la pratique internationale et du modèle de convention élaboré par l’OCDE […]». (15) La Cour a réaffirmé ce raisonnement notamment dans son arrêt D. (16)

33.   La règle généralement admise en droit fiscal international est de faire en principe prévaloir le «droit du pays de la source» dans l’ordre de priorité dans lequel les États ont vocation à lever l’impôt (c’est-à-dire que c’est l’État de la source qui a prioritairement le droit d’imposer les revenus qui en sont issus). Dans la mesure où la double imposition juridique est atténuée, cette atténuation relève en principe de l’État membre de résidence. C’est cet État qui devra choisir de l’atténuer ou non et, le cas échéant, de fixer les modalités de l’allègement (17) – en recourant, par exemple, à une exonération ou à la méthode du crédit d’impôt. (18)

34.   La Cour a observé à cet effet dans l’arrêt Gilly, précité, que les règles du traité relatives à la libre circulation n’obligent pas un État membre à alléger la double imposition:

«Si l’élimination de la double imposition à l’intérieur de la Communauté figure […] parmi les objectifs du traité, il y a lieu néanmoins de constater qu’à ce jour, abstraction faite de la convention du 23 juillet 1990 relative à l’élimination des doubles impositions en cas de correction des bénéfices d’entreprises associées (JO L 225, p. 10), aucune mesure d’unification ou d’harmonisation visant à éliminer les doubles impositions n’a été adoptée dans le cadre communautaire et que les États membres n’ont conclu, au titre de l’article 220 du traité, aucune convention multilatérale à cet effet.» (19)

35.   La Cour a observé à ce même effet que le second tiret de l’article 293 CE – qui dispose que les États membres engageront entre eux, en tant que de besoin, des négociations en vue d’assurer, en faveur de leurs ressortissants, l’élimination de la double imposition à l’intérieur de la Communauté – était dépourvu d’effet direct. Cet article indique plutôt simplement que l’élimination de la double imposition dans la Communauté est un objectif du traité, mais il ne comporte aucune obligation absolue pour les États membres de réaliser ce but. (20)

36.   Il s’ensuit que le simple fait qu’un État de résidence comme le Royaume de Belgique puisse ne pas avoir choisi d’alléger la double imposition juridique de dividendes ne serait pas contraire en lui-même aux articles 43 CE ou 56 CE tant que cet État exerce ses compétences fiscales en respectant l’obligation de ne pas opérer de discrimination entre les dividendes de sources étrangère et nationale, obligation que j’ai exposée dans ses grandes lignes précédemment. Toute distorsion de l’activité économique découlant de ce choix s’expliquerait par la coexistence de différentes fiscalités, inévitable dans l’état actuel du droit communautaire, qui peut être désavantageuse aux opérateurs économiques dans certains cas et avantageuse dans d’autres. (21)

37.   J’ajouterais que le fait que le Royaume de Belgique puisse manquer ou non aux obligations qui lui incombent en vertu de la convention franco-belge en refusant d’imputer les 15 % de retenue française ne change rien, selon moi, à la conclusion que je viens de tirer. Il appartient exclusivement au juge national d’apprécier la conformité des règles belges à la convention franco-belge et les effets éventuels d’un manquement en droit interne. (22) Point n’est besoin de dire que le fait que la législation d’un État membre soit conforme aux termes d’une convention préventive de double imposition applicable, ou dictée par ceux-ci, ne signifie pas encore en lui-même que le régime adopté par l’État membre soit conforme aux règles du traité relatives à la libre circulation. La Cour a indiqué dans une jurisprudence constante que, dans l’exercice des compétences fiscales qui leur ont été attribuées dans les conventions préventives de double imposition, les États membres doivent respecter le principe de non-discrimination inscrit aux articles 43 CE et 56 CE. (23)

38.   Je ne puis davantage accepter l’argument de M. et Mme Kerckhaert-Morres voulant qu’il découle de la directive sur les revenus de l’épargne qu’une carence du Royaume de Belgique à remédier à la double imposition juridique soit contraire à l’article 56 CE. (24) Cette directive, dont l’article 14, paragraphe 1, impose explicitement à l’État membre de résidence du bénéficiaire des revenus de l’épargne de «[faire] en sorte que soient éliminées toutes les doubles impositions qui pourraient résulter du prélèvement de la retenue à la source visée à l’article 11» de la directive, est un bon exemple d’élimination explicite par le législateur communautaire de ce que j’ai appelé par ailleurs une «quasi-restriction» (une distorsion résultant de la coexistence de fiscalités disparates) dans une branche particulière de la fiscalité directe. Ainsi que je l’ai observé dans les conclusions présentées dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée, les causes et la nature de ces quasi-restrictions impliquent qu’elles ne puissent être éliminées que par l’intervention du législateur communautaire, en l’absence de laquelle elles doivent être considérées comme échappant au champ d’application des règles du traité relatives à la libre circulation. (25) En l’espèce, il n’existe aucune réglementation communautaire apte à lever ces quasi-restrictions.

39.   Je terminerai par rappeler que si aucun avoir fiscal français n’avait été accordé aux personnes résidant en Belgique, la République française aurait en tout cas été tenue par l’obligation pesant sur l’État de la source d’assurer, au cas où sa fiscalité entraîne une double imposition économique des dividendes (par exemple, lorsque l’État de la source soumet les bénéfices des sociétés tout d’abord à l’impôt des sociétés et ensuite, après distribution, à l’impôt sur les revenus), à l’endroit de ces dividendes, un allègement fiscal équivalant à celui qui serait accordé aux dividendes versés aux personnes résidant en France. Cela découle du principe voulant que les avantages fiscaux accordés par l’État de la source à des non-résidents soient équivalents à ceux accordés aux résidents dans la mesure où l’État de la source exerce par ailleurs une compétence fiscale équivalente sur les deux groupes. (26)

V –    Conclusion

40.   Par ces motifs, j’estime que la Cour devrait donner la réponse suivante à la question posée par le rechtbank van eerste aanleg te Gent:

«L’article 56, paragraphe 1, CE n’interdit pas une restriction découlant d’une règle de la fiscalité des revenus d’un État membre, telle que la législation fiscale belge en cause, soumettant au même taux uniforme les dividendes d’actions des sociétés établies sur son territoire et les dividendes d’actions des sociétés établies dans un autre État membre, sans prévoir dans ce dernier cas d’imputation de l’impôt prélevé à la source dans cet autre État membre.»


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – Voir, pour plus de détails, la communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen et au Comité économique et social européen, «Imposition des dividendes au niveau des personnes physiques dans le marché intérieur» [COM (2003) 810 final], et les conclusions que j’ai présentées le 23 février 2006 dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation (C-374/04, pendante devant la Cour, points 4 à 7).


3 – À l’exception de ceux visés à l’article 269, paragraphes 2 et 3, du code des impôts de 1992.


4 – Voir arrêt du 13 avril 2000, Baars (C-251/98, Rec. p. I-2787, point 22), et les conclusions que j’ai présentées le 23 février 2006 dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée (points 26 à 30).


5 – Voir, notamment, arrêt du 13 décembre 2005, Marks & Spencer, (C-446/03, Rec. p. I-10837, point 29 et jurisprudence citée).


6 – Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée (points 32 et suivants), ainsi que conclusions du 6 avril 2006 dans l’affaire Test Claimants in the FII Group Litigation (C-446/04, pendante devant la Cour, points 37 et suivants).


7 – Voir, pour un raisonnement circonstancié sur ce point, les conclusions présentées dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée, points 31 à 54.


8 – Ibidem, point 55.


9 – Ibidem, point 58.


10 – Idem. Voir arrêts du 6 juin 2000, Verkooijen (C-35/98, Rec. p. I-4071); du 15 juillet 2004, Lenz (C-315/02, Rec. p. I-7063), et du 7 septembre 2004, Manninen (C-319/02, Rec. p. I-7477).


11 – Pour les dividendes de source belge, l’impôt final de 25 % sur les dividendes était prélevé sous la forme d’un précompte mobilier retenu à leur distribution par la société. L’impôt final sur les dividendes était néanmoins identique pour les dividendes de sources étrangère et nationale.


12 – Précitées.


13 – Voir les conclusions que j’ai présentées dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée, point 72.


14 – Points 48 et suivants.


15 – Arrêt du 12 mai 1998, Gilly (C-336/96, Rec. p. I-2793, points 30 et 31). Voir, également, arrêt du 21 septembre 1999, Saint-Gobain ZN (C-307/97, Rec. p. I-6161, point 57).


16 – Arrêt du 5 juillet 2005, D. (C-376/03, Rec. p. I-5821, points 50 à 53).


17 – Voir les conclusions que j’ai présentées dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée, point 51. Voir, également, le modèle de convention préventive de la double imposition de l’OCDE concernant le revenu et la fortune, avec commentaire des articles, OCDE, Paris, 1977, dans sa version modifiée.


18 – Dans la méthode de l’exonération, l’État de résidence de l’assujetti exonère les revenus de source étrangère de ses résidents en raison de l’imposition que ces revenus ont déjà subie dans l’«État de la source» (à savoir l’État dans lequel les revenus ont été perçus). Dans la méthode du crédit d’impôt, pour éviter la double imposition, toutefois, les assujettis qui perçoivent des revenus de source étrangère sont imposés dans leur État de résidence sur leurs revenus mondiaux, en ce compris les revenus de source étrangère, mais peuvent imputer l’impôt prélevé dans l’État de la source sur l’impôt de l’État de résidence afférent à ces revenus de source étrangère.


19 –      Arrêt Gilly, précité, point 23. Voir, également, arrêt D., précité, points 50 et 51.


20 – Voir arrêt Gilly, précité, point 23. Voir, également, arrêt D., précité, points 50 et 51.


21 – Voir les conclusions que j’ai présentées dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée, point 38.


22 – Voir, par analogie, les conclusions que l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer a présentées dans l’affaire Gilly, précitée, (point 25), observant qu’il n’appartient pas à la Cour de statuer sur la compatibilité avec le droit communautaire de normes contenues dans une convention préventive de double imposition ni de se livrer à une interprétation de normes figurant dans «une convention bilatérale conclue dans une matière comme la fiscalité directe, soustraite à la compétence de la Communauté et dont la réglementation appartient exclusivement aux États membres».


23 – Voir, notamment, arrêts du 12 décembre 2002, De Groot (C-385/00, Rec. p. I-11819, points 93 et 94); Saint-Gobain ZN, précité (points 57 et 58), ainsi que arrêt du 19 janvier 2006, Bouanich (C-265/04, Rec. p. I-923, point 56).


24 – Directive 2003/48/CE du Conseil, du 3 juin 2003, en matière de fiscalité des revenus de l’épargne sous forme de paiements d’intérêts (JO L 157, p. 38).


25 – Point 39.


26 – Voir les conclusions que j’ai présentées dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée (points 69 et 70), ainsi que les arrêts du 28 janvier 1986, Commission/France (270/83, Rec. p. 273); du 13 juillet 1993, Commerzbank (C-330/91, Rec. p. I-4017); du 15 mai 1997, Futura Participations et Singer (C-250/95, Rec. p. I-2471), et Saint-Gobain ZN, précité. Ainsi que je l’ai relevé dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée, un État membre comme la République française a selon moi la faculté d’assurer l’exécution des obligations qui lui incombent en vertu des règles du traité relatives à la libre circulation en recourant aux dispositions inscrites dans une convention préventive de double imposition (voir point 70 de ces conclusions et arrêt Bouanich, précité, point 51). Toutefois, on ne saurait exciper du manquement de l’État de résidence aux obligations qui lui incombent en vertu d’une convention préventive de double imposition en ne prévenant pas les effets de la double imposition économique concernée (voir les conclusions que j’ai présentées dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précitée, point 71).