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CONCLUSIONS DE MME KOKOTTT – AFFAIRE C-311/08

SGI

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme Juliane Kokott

présentées le 10 septembre 2009 (1)

Affaire C-311/08

Société de Gestion Industrielle (SGI)

contre

État belge

[demande de décision préjudicielle formée par le tribunal de première instance de Mons (Belgique)]

«Fiscalité directe – Liberté d’établissement – Libre circulation des capitaux – Traitement fiscal d’un avantage anormal ou bénévole consenti par une société résidente à une société ayant son siège dans un autre État membre à l’égard de laquelle la première société se trouve dans des liens d'interdépendance – Préservation d’une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres – Lutte contre des pratiques abusives»





I –    Introduction

1.        Une opération par laquelle une société consent des avantages anormaux ou bénévoles à une société à l’égard de laquelle elle se trouve dans des liens d'interdépendance peut influencer la base d’imposition des sociétés intéressées. La société qui consent l’avantage peut diminuer ses revenus ou procéder à une déduction équivalente à titre de frais d’exploitation, réduisant ainsi sa charge fiscale. En revanche, il y a lieu de s’attendre à ce que l’opération accroisse la base d’imposition de la société bénéficiaire.

2.        Si les sociétés qui participent à l’opération sont établies dans des États membres différents, l’octroi d’un avantage anormal ou bénévole peut donc entraîner un déplacement de la matière imposable d’un État à un autre.

3.        La réglementation belge appliquée dans l’affaire au principal s’oppose à un tel effet. Partant du principe dit «de pleine concurrence» («arm’s length principle»), elle rectifie à des fins fiscales l’octroi de tels avantages entre des sociétés interdépendantes – surtout si la société favorisée a son siège à l’étranger. Le tribunal de grande instance de Mons (Belgique) demande donc si une telle disposition est compatible avec la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux.

4.        Il convient, dans cet exercice, de vérifier si une éventuelle restriction des libertés fondamentales est justifiée. Les États membres intéressés à la procédure et la Commission des Communautés européennes se réfèrent à ce sujet, d’une part, à la préservation d’une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres et, d’autre part, à la lutte contre les pratiques abusives. La présente affaire offre donc l’occasion d’observer de plus près le lien entre ces motifs justificatifs.

II – Cadre juridique

A –    Le modèle de convention de l’OCDE

5.        Le principe de pleine concurrence trouve l’expression suivante à l’article 9 du modèle de convention de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) visant à éviter la double imposition en matière d’impôts sur le revenu:

«1. Lorsque

a) une entreprise d’un État contractant participe directement ou indirectement à la direction, au contrôle ou au capital d’une entreprise de l’autre État contractant, ou que

b) les mêmes personnes participent directement ou indirectement à la direction, au contrôle ou au capital d’une entreprise d’un État contractant et d’une entreprise de l’autre État contractant,

et que, dans l’un et l’autre cas, les deux entreprises sont, dans leurs relations commerciales ou financières, liées par des conditions convenues ou imposées, qui diffèrent de celles qui seraient convenues entre des entreprises indépendantes, les bénéfices qui, sans ces conditions, auraient été réalisés par l’une des entreprises mais n’ont pu l’être en fait à cause de ces conditions, peuvent être inclus dans les bénéfices de cette entreprise et imposés en conséquence.

2.       Lorsqu’un État contractant inclut dans les bénéfices d'une entreprise de cet État – et impose en conséquence – des bénéfices sur lesquels une entreprise de l’autre État contractant a été imposée dans cet autre État, et que les bénéfices ainsi inclus sont des bénéfices qui auraient été réalisés par l’entreprise du premier État si les conditions convenues entre les deux entreprises avaient été celles qui auraient été convenues entre des entreprises indépendantes, l’autre État procède à un ajustement approprié du montant de l’impôt qui y a été perçu sur ces bénéfices. Pour déterminer cet ajustement, il est tenu compte des autres dispositions de la présente convention et, si c’est nécessaire, les autorités compétentes des États contractants se consultent.»

B –    La convention d’arbitrage des États membres

6.        Les États membres de la Communauté européenne ont pris la règle de l’article 9 du modèle de convention de l’OCDE comme exemple pour la convention 90/436/CEE, du 23 juillet 1990, relative à l’élimination des doubles impositions en cas de correction des bénéfices d'entreprises associées (2) (ci-après la «convention d’arbitrage». Tous les États membres ont conclu cette convention, fondée sur l’article 220 du traité CEE (devenu article 220 CE puis article 293 CE), ou y ont adhéré (3).

7.        L’article 4, paragraphe 1, de la convention d’arbitrage correspond textuellement à l’article 9, paragraphe 1, du modèle de convention de l’OCDE. Si une correction de bénéfice en application de l’article 4 entraîne une double imposition, il y a lieu, à la demande d’une entreprise concernée, d’entreprendre une procédure amiable et, le cas échéant, une procédure d’arbitrage entre les administrations fiscales des États membres intéressés (articles 6 et 7 de la convention d’arbitrage).

C –    Le droit belge

8.        L’article 26 du code des impôts sur le revenu 1992 (ci-après le «CIR 92») se lit ainsi :

«Sous réserve des dispositions de l’article 54, lorsqu'une entreprise établie en Belgique accorde des avantages anormaux ou bénévoles, ceux-ci sont ajoutés à ses bénéfices propres, sauf si les avantages interviennent pour déterminer les revenus imposables des bénéficiaires. Nonobstant la restriction prévue à l’alinéa 1er, sont ajoutés aux bénéfices propres les avantages anormaux ou bénévoles qu’elle accorde à:

1° un contribuable visé à l'article 227 à l’égard duquel l’entreprise établie en Belgique se trouve directement ou indirectement dans des liens quelconques d’interdépendance;

2° un contribuable visé à l'article 227 ou à un établissement étranger, qui, en vertu des dispositions de la législation du pays où ils sont établis, n’y sont pas soumis à un impôt sur les revenus ou y sont soumis à un régime fiscal notablement plus avantageux que celui auquel est soumise l'entreprise établie en Belgique;

3° un contribuable visé à l'article 227 qui a des intérêts communs avec le contribuable ou l'établissement visés au 1° ou au 2°.»

9.        D’après la jurisprudence nationale, un avantage accordé est considéré comme anormal lorsqu’il est contraire à l'ordre habituel des choses ou aux règles et aux usages commerciaux établis, eu égard aux circonstances. Un avantage bénévole est un avantage qui est consenti sans obligation correspondante ni contrepartie (4).

10.      L’article 227 du CIR 92 définit ainsi les non-résidents:

«2° les sociétés étrangères [...] qui n'ont pas en Belgique leur siège social, leur principal établissement ou leur siège de direction ou d'administration».

11.      L’article 49, paragraphe 1, du CIR 92 se lit ainsi:

«À titre de frais professionnels sont déductibles les frais que le contribuable a faits ou supportés pendant la période imposable en vue d'acquérir ou de conserver les revenus imposables et dont il justifie la réalité et le montant au moyen de documents probants ou, quand cela n'est pas possible, par tous autres moyens de preuve admis par le droit commun, sauf le serment.

Sont considérés comme ayant été faits ou supportés pendant la période imposable, les frais qui, pendant cette période, sont effectivement payés ou supportés ou qui ont acquis le caractère de dettes ou pertes certaines et liquides et sont comptabilisés comme telles.»

12.      L’article 79 du CIR 92 limite la déduction des pertes par le bénéficiaire d’un avantage anormal ou bénévole:

«Aucune déduction au titre de pertes professionnelles ne peut être opérée sur la partie des bénéfices ou profits qui provient d'avantages anormaux ou bénévoles que le contribuable a retirés, directement ou indirectement, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, d'une entreprise à l'égard de laquelle il se trouve directement ou indirectement dans des liens d'interdépendance.» 

13.      L’article 207 du CIR 92 exclut en outre d’autres déductions de bénéfices provenant d’avantages anormaux ou bénévoles.

III – Faits et questions préjudicielles

14.      La SA Société de Gestion Industrielle (SGI) est une société holding de droit belge, active dans le secteur de la métallurgie. Elle détient 65 % des parts de la société anonyme française Recydem et fait partie du conseil d’administration de celle-ci. La société anonyme luxembourgeoise Cobelpin est membre du conseil d’administration de SGI et l’un de ses administrateurs délégués. Cobelpin détient en outre 34 % des parts de SGI. Le second administrateur délégué de SGI est M. Domenico Leone. Il fait partie en même temps des conseils d’administration de Cobelpin et de Recydem.

15.      À la suite d’un contrôle, les autorités fiscales belges ont adressé à SGI, le 13 octobre 2003, deux avis de rectification pour les exercices d'imposition 2001 et 2002. Entre autres constatations, le bénéfice de SGI a été accru de 1 891 806 BEF (46 897 euros) en application de l’article 26 du CIR 92. Ce montant correspond à des intérêts au taux annuel de 5 % sur une somme de 37 836 113 BEF que SGI avait versée à Recydem à titre d’avance sans intérêts.

16.      La juridiction de renvoi considère que l’administration a correctement appliqué l’article 26 du CIR 92 en réintégrant les intérêts. De plus, elle ne voit aucune justification économique à l’octroi par SGI d’une avance sans intérêts à Recydem. Alors que Recydem se trouvait dans une situation financière équilibrée pendant la période en cause et qu’elle avait fait des bénéfices, SGI avait contracté des emprunts qui grevaient lourdement sa situation financière.

17.      De plus, l’administration des finances a refusé de déduire la rémunération mensuelle versée à Cobelpin, soit 350 000 LUF (8 676,00 euros), pour son activité au conseil d’administration de SGI. Ces paiements ne remplissaient pas, selon elle, les conditions de déductibilité de l’article 49 du CIR 92, car ils étaient manifestement disproportionnés et sans aucun lien avec l’utilité économique des prestations en cause. Le représentant de Cobelpin au conseil d’administration n’était autre que Philippe Brilot, qui faisait de toutes façon aussi partie de ce conseil à titre personnel. La manœuvre était une opération à perte, entreprise dans le seul but d’éluder l’impôt.

18.      La juridiction de renvoi ne considère pas, elle non plus, cette rémunération comme des frais professionnels, qui sont déductibles en vertu de l’article 49 du CIR 92. Pour elle, les avantages bénévoles que SGI a consentis à Cobelpin ne sont pas exonérés et doivent être ajoutés aux bénéfices propres de SGI en application de l’article 26 du CIR 92.

19.      À l’issue d’une procédure de réclamation, SGI a introduit devant le tribunal de première instance de Mons un recours contre la décision fiscale. Par ordonnance du 19 juin 2007, cette juridiction a saisi la Cour d’une demande préjudicielle qui portait sur les questions suivantes:

«1)      L’article 43 du traité CE, combiné avec les articles 48 et, le cas échéant, 12 du même traité, s’oppose-t-il à une législation d’un État membre qui, comme celle en cause, entraîne l’imposition d’un avantage anormal ou bénévole dans le chef de la société résidente belge ayant consenti ledit avantage à une société établie dans un autre État membre, à l’égard de laquelle la société belge se trouve directement ou indirectement dans des liens d’interdépendance, alors que, dans des conditions identiques, la société résidente belge ne peut être imposée sur un avantage anormal ou bénévole lorsque cet avantage est consenti à une autre société établie en Belgique, à l'égard de laquelle la société belge se trouve directement ou indirectement dans les liens d’interdépendance?

2)      L’article 56 du traité CE, combiné avec les articles 48 et, le cas échéant, 12 du même traité, s’oppose-t-il à une législation d’un État membre qui, comme celle en cause, entraîne l’imposition d’un avantage anormal ou bénévole dans le chef de la société résidente belge ayant consenti ledit avantage à une société établie dans un autre État membre, à l'égard de laquelle la société belge se trouve directement ou indirectement dans des liens d’interdépendance, alors que, dans des conditions identiques, la société résidente belge ne peut être imposée sur un avantage anormal ou bénévole lorsque cet avantage est consenti à une autre société établie en Belgique, à l’égard de laquelle la société belge se trouve directement ou indirectement dans les liens d’interdépendance?»

20.      SGI, les gouvernements belge, allemand et suédois, ainsi que la Commission, se sont exprimés par écrit et oralement lors de la procédure devant la Cour.

IV – Appréciation juridique

21.      En posant ses deux questions préjudicielles, la juridiction de renvoi souhaiterait, en substance, savoir si une disposition de droit interne telle que l’article 26 du CIR 92 est compatible avec la liberté d’établissement de l’article 43 CE et la libre circulation des capitaux garantie à l’article 56 CE, le cas échéant, en combinaison avec l’article 12 CE.

22.      Avant de procéder à l’analyse de ces deux questions, nous aimerions faire une brève remarque sur les dispositions de droit interne applicables dans la procédure au principal.

23.      De l’avis de la juridiction de renvoi, l’article 26 du CIR 92 constitue la base de l’ajout des intérêts de prêt non réclamés dans les revenus de SGI et de la «réintégration» dans lesdits revenus des rémunérations excessives des activités menées au sein de son conseil d’administration. Il ressort toutefois de l’ordonnance de renvoi que l’administration fiscale n’a manifestement pas appliqué l’article 26 du CIR 92 aux gratifications versées par SGI à Cobelpin au titre des prestations de conseil. En revanche, elle a refusé, en se fondant sur l’article 49 du CIR 92, de déduire ces paiements au titre de charges de l’entreprise.

24.      Le gouvernement belge explique que le rapport entre les deux dispositions est contesté dans la jurisprudence et la doctrine belges. En réponse à une question de la Cour, il renvoie cependant à un arrêt récent de la Cour constitutionnelle de Belgique. Il ressort de cet arrêt que les deux dispositions sont applicables indépendamment l’une de l’autre (5).

25.      Bien que le tribunal de première instance de Mons estime, lui aussi, que les rémunérations en cause étaient tout à fait excessives et, partant, ne peuvent être déduites en tant que charges de l’entreprise au titre de l’article 49 du CIR 92, il ne demande d’interprétation des libertés fondamentales qu’en ce qui concerne l’article 26 du CIR 92. Il n’y a donc pas lieu de rechercher quelle incidence l’article 49 du CIR 92 pourrait avoir également sur la solution de l’affaire au principal (6).

A –    La liberté fondamentale en cause

26.      Il convient de rechercher d’abord si tant la liberté d’établissement que la libre circulation des capitaux sont applicables au cas d’espèce et lequel de ces deux principes doit prévaloir dans l’analyse.

27.      Toutefois, comme les articles 43 CE et 56 CE constituent déjà des applications particulières de l’interdiction générale de discrimination en raison de la nationalité, il n’est pas nécessaire de se référer à l’article 12 CE (7).

28.      Il résulte d’une jurisprudence constante que, pour déterminer si une législation nationale relève de l’une ou de l’autre des libertés de circulation, il y a lieu de prendre avant tout en considération l’objet de la législation en cause (8).

29.      Si les dispositions nationales concernent des participations qui procurent à leur titulaire une influence certaine sur les décisions de la société, et lui permettent d’orienter l’activité de celle-ci, primauté doit être donnée à la liberté d’établissement (9). Toutefois, la Cour n’a fixé aucun seuil de participation, valable en toutes circonstances, qui doit être atteint pour qu’une influence déterminante puisse être présumée (10).

30.      En même temps, la Cour a placé «de manière prépondérante» dans le champ d’application de la liberté d’établissement des dispositions qui ne visent que des relations au sein d’un groupe d’entreprises (11). Mais, même dans ce contexte, elle n’a pas défini les conditions qui doivent être remplies pour que plusieurs entreprises soient considérées comme formant un groupe.

31.      L’article 26, paragraphe 2, n° 1, du CIR 92 concerne des avantages qu’une société consent à une autre société à l’égard de laquelle elle se trouve dans des liens d’interdépendance. Une situation d’interdépendance au sens de cette disposition peut résulter d’une participation au capital d’un certain montant, mais ce n’est pas une condition obligatoire, ainsi que l’a expliqué le gouvernement belge à la demande de la Cour. En revanche, l’interdépendance peut résulter de relations financières ou d’une dépendance à l’égard de certaines matières premières ou de certaines technologies.

32.      Dans ces conditions, il y a lieu de partir de la constatation que la disposition nationale en cause couvre surtout des situations qui relèvent du champ d’application de la liberté d’établissement. Une entreprise aura en effet tendance à accorder à une autre entreprise des avantages anormaux ou bénévoles dès lors qu’elle-même ou ses actionnaires tireront indirectement profit d’une opération, par exemple parce que celle-ci permettrait de réduire la charge fiscale totale du groupe d’entreprises.

33.      Il n’est toutefois pas exclu que d’autres libertés fondamentales soient, elles aussi, concernées. Ainsi la libre circulation des marchandises, des capitaux ou des services pourrait-elle être mise en cause si l’avantage est accordé en raison de l’intérêt particulier que présentent certaines livraisons de marchandises, opérations financières ou autres prestations, sans qu’il y ait de contrepartie spécifique.

34.      Comme l’article 26 du CIR 92 ne vise donc peut-être pas seulement les cas dans lesquels l’assujetti fait usage de la liberté d’établissement, il convient, dans une seconde étape, de rechercher comment les faits du litige au principal sont à qualifier concrètement.

35.      Il y a donc lieu de constater que tant la participation de Cobelpin dans SGI que la participation de SGI dans Recydem sont d’une ampleur qui permet à leurs actionnaires d’exercer une influence déterminante réciproque sur les sociétés concernées. À cela vient s’ajouter le fait que Cobelpin est membre du conseil d’administration de SGI et qu’elle exerce aussi à ce titre une influence certaine sur la direction de cette entreprise. Comme les deux entreprises liées à SGI sont en plus établies dans d’autres États membres que celle-ci – Recydem en France et Cobelpin au Luxembourg –, il convient d’analyser la présente situation tout d’abord à l’aune des dispositions combinées des articles 43 CE et 48 CE.

36.      Il n’est donc pas nécessaire ici de rechercher si, dans une situation telle que la présente, la libre circulation des capitaux ou, éventuellement, d’autres libertés fondamentales trouvent application ici à côté de la liberté d’établissement (12).

37.      Un éclaircissement du rapport concurrentiel n’aurait en effet d’incidence sur la solution du litige que si l’affaire présentait des points de rattachement avec des pays tiers, de sorte que le champ d’application plus large de la libre circulation des capitaux acquière de l’importance. Dans des situations purement intracommunautaires, la question du rapport entre la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux peut rester ouverte, étant donné que les critères de ces deux libertés fondamentales sont largement les mêmes.

38.      La présente affaire ne présente aucun rattachement à un pays tiers. Comme une analyse à la lumière des règles relatives à la libre circulation des capitaux n’aboutirait pas à un autre résultat qu’une analyse à l’aune de la liberté d’établissement, j’analyserai la présente affaire, pour des raisons d’économie de procédure, à la seule lumière de la seconde de ces libertés fondamentales.

B –    Limitation de la liberté d’établissement

39.      La liberté d’établissement donne aux sociétés constituées en conformité avec la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de la Communauté européenne, le droit d’exercer leur activité dans d’autres États membres par l’intermédiaire d’une filiale, d’une succursale ou d’une agence (13).

40.      Même si, selon leur libellé, les dispositions du traité CE relatives à la liberté d’établissement visent à assurer le bénéfice du traitement national dans l’État membre d’accueil, elles s’opposent également à ce que l’État membre d’origine entrave l’établissement dans un autre État membre de l’un de ses ressortissants ou d’une société constituée en conformité avec sa législation, ou rende cette opération moins attrayante (14).

41.      D’après l’article 26, paragraphe 1, du CIR 92, un avantage anormal ou bénévole est ajouté aux bénéfices propres de l’entreprise qui l’a accordé. Il n’est toutefois pas procédé à cet ajout lorsque l’avantage est pris en considération lors de la détermination des revenus imposables du bénéficiaire. Cette renonciation à l’ajout ne s’applique cependant que lorsque l’avantage revient à une société résidente. En revanche, si l’entreprise bénéficiaire a son siège dans un autre État membre, l’article 26, paragraphe 2, n° 1, du CIR 92 ne permet pas d’y renoncer.

42.      Cette disposition comporte donc des règles différentes selon que la société à qui une société résidente, qui se trouve avec elle en rapport d’interdépendance, accorde un avantage anormal ou bénévole est, elle aussi, une société résidente ou a son siège dans un autre État membre.

43.      Les gouvernements belge et allemand font valoir toutefois que, compte tenu du contexte global, la législation en cause ne défavoriserait pas les situations transfrontalières. Certes, il est renoncé à l’ajout de l’avantage anormal ou bénévole dans les situations internes lorsqu’il en est tenu compte dans la détermination des revenus imposables du bénéficiaire. Le bénéficiaire de l’avantage ne peut cependant compenser les revenus en question avec ses propres pertes, en application des articles 79 et 207 du CIR 92. Partant, même dans des situations internes, le même type de bénéfices serait soumis à l’impôt pendant la même période, non pas dans le chef de la société qui accorde l’avantage, mais dans celui de la société qui en bénéficie.

44.      Les gouvernements belge et allemand n’ont cependant pas réfuté totalement que la règle défavorise l’octroi d’un avantage anormal ou bénévole à une société non résidente par rapport à une opération similaire menée entre des sociétés résidentes.

45.      On remarquera, à ce propos, que les gouvernements précités partent d’une vue d’ensemble du groupe d’entreprises et supposent qu’il est de peu d’importance de savoir quelle est la société, au sein du groupe, à qui certains revenus sont imputés pour autant qu’un déplacement de ces revenus ne puisse aboutir à améliorer l’utilisation des pertes au sein du groupe. Or, lorsque les sociétés concernées ne sont pas liées directement ou indirectement à 100 % l’une à l’autre, ce point de vue n’est pas forcément justifié. Pour la société X et ses actionnaires, il peut tout à fait y avoir une différence selon qu’un avantage anormal que X a consenti à une autre société est ajouté à son propre bénéfice ou à celui de la société favorisée. Si, en plus de X, d’autres actionnaires ont un intérêt dans la société favorisée, la charge fiscale va se répartir sur d’autres «épaules».

46.      Même si l’on considère qu’une vue d’ensemble du groupe d’entreprises s’impose en l’occurrence pour apprécier les dispositions fiscales, certaines opérations transfrontalières subissent cependant des effets défavorables. Comme le souligne SGI, et ainsi que le reconnaît le gouvernement belge lui-même, une correction de bénéfices dans l’État d’établissement de la société qui a consenti un avantage anormal peut en effet se traduire par une double imposition des mêmes revenus.

47.      Ainsi, les sommes versées par SGI à Cobelpin au titre d’activités au conseil d’administration sont-elles incluses dans le bénéfice de SGI (ou ne sont pas déduites de ses revenus). En même temps, ces mêmes paiements entrent dans l’assiette imposable de Cobelpin et sont soumis à l’impôt au Luxembourg (15). Même dans le cas des intérêts fictifs de l’avance consentie à Recydem plane la menace d’une prise en considération fiscale multiple. Les intérêts sont ajoutés au bénéfice de SGI. Or, comme Recydem n’a pas réellement payé d’intérêts, le fisc français sera réticent à les reconnaître comme une dépense d’exploitation.

48.      Certes, les États membres observent avec raison que la double imposition peut être écartée par l’application de la convention d’arbitrage. Ainsi Cobelpin ou Recydem pourraient-elles, en s’appuyant sur la convention, réclamer une rectification de leurs revenus constatés qui tienne compte du traitement fiscal en Belgique des avantages consentis par SGI. La procédure amiable éventuellement nécessaire à cette fin entre les administrations fiscales concernées n’est cependant menée qu’à la demande de l’assujetti et occasionne donc à celui-ci des charges administratives supplémentaires. De plus, l’assujetti doit supporter la double imposition pendant la procédure. Ainsi une procédure amiable suivie, le cas échéant, d’une procédure d’arbitrage, peut-elle s’étendre sur plusieurs années si les délais procéduraux prévus dans la convention sont entièrement utilisés.

49.      En revanche, le risque d’une double imposition d’opérations similaires internes est largement écarté, étant donné qu’il n’y a pas d’ajout de l’avantage lorsque celui-ci est pris en compte fiscalement dans le chef de son bénéficiaire (16).

50.      La double imposition éventuelle des mêmes revenus n’est pas seulement en l’occurrence la conséquence de l’exercice parallèle de leur souveraineté fiscale par deux États membres, ce qui, d’après la jurisprudence de la Cour, n’est pas contraire aux libertés fondamentales dans l’état actuel du droit communautaire (17). Elle trouve plutôt son origine dans un traitement fiscal différent d’opérations similaires par un même État membre.

51.      Cet État membre aurait, en principe, la possibilité d’exclure le risque de double imposition en renonçant à rectifier les bénéfices dans le cas d’avantages consentis par une société interne à une société étrangère si l’avantage est imposé dans le chef de la société favorisée. Certes, il faudrait qu’il accepte le déplacement de la matière fiscale dans l’État du siège de la société favorisée. Nous allons voir, dans le cadre de l’analyse de la justification, si le droit communautaire l’exige réellement.

52.      On retiendra, à titre de conclusion intermédiaire, qu’une disposition nationale telle que l’article 26 de la CIR 92 est de nature à gêner la constitution d’établissements dans un autre État membre ou à la rendre moins attrayante. Cette disposition restreint donc l’exercice de la liberté d’établissement, garantie par l’article 43 CE.

C –    Justification de la limitation

53.      Une restriction à la liberté d’établissement ne saurait être admise que si elle se justifie par des raisons impérieuses d’intérêt général. Encore faut-il, dans cette hypothèse, qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif en cause et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (18).

54.      Les gouvernements intéressés et la Commission s’accordent à considérer qu’une règle telle que l’article 26 de la CIR 92 vise à répartir le pouvoir d’imposition d’une manière équilibrée entre les États membres. Ces parties intéressées se réfèrent aussi au motif justificatif que constituent la lutte contre l’évasion fiscale et la prévention des pratiques abusives.

55.      Le gouvernement allemand met en avant le premier motif justificatif. Il considère que ce motif doit être distingué dans son application de celui de la lutte contre les pratiques abusives. En tout état de cause, le motif justificatif de la préservation d’une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition ne devrait pas être restreint dans sa portée par une appréciation trop étroite de la proportionnalité, telle que celle préconisée par la Cour lorsqu’il s’agit de combattre des abus.

1.      Le rapport entre les motifs justificatifs liés à la préservation de la répartition du pouvoir d’imposition et à la lutte contre les pratiques abusives

56.      Il est notoire que, dans l’arrêt Marks & Spencer, la Cour a admis que la préservation de la répartition du pouvoir d’imposition constituait un motif impérieux d’intérêt général susceptible de justifier une limitation des libertés fondamentales. À cette fin, elle a dégagé dès l’origine les éléments connexes que sont le souci d’éviter le risque de double emploi des pertes et la lutte contre l’évasion ou la fraude fiscale (19). La Cour a reconnu ensuite que la préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition pouvait constituer un motif justificatif, même lorsque ces éléments supplémentaires n’étaient pas présents tous les deux (20).

57.      En reconnaissant ce motif justificatif, la Cour a tenu compte de la circonstance que le prélèvement des impôts directs est un élément central de la compétence des États membres (21). En l’absence d’harmonisation dans le cadre communautaire, il appartient également aux États membres de définir les critères de répartition entre eux de leurs pouvoirs de taxation par la conclusion de conventions visant à éviter la double imposition ou par des mesures unilatérales (22). Ainsi que la Cour l’a également constaté, il n’est pas inutile que les États membres s’inspirent dans ce contexte de la pratique internationale ainsi que des modèles de convention de l’OCDE (23).

58.      Dans d’autres cas, la Cour a mis au premier plan le motif justificatif de la lutte contre l’évasion fiscale. Dans cette optique sont légitimes les mesures nationales restreignant la liberté d’établissement qui visent spécifiquement des montages purement artificiels dont le but est d’échapper à l’emprise de la législation de l’État membre concerné (24).

59.      De tels montages abusifs ne sont donc qu’une forme particulière d’atteinte à la répartition de la souveraineté fiscale entre les États membres. En ayant recours à des montages abusifs visant à soustraire des revenus à l’imposition dans un État membre afin de les faire imposer dans un autre État, on se livre tout simplement à une atteinte à la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition (25). La lutte contre de telles pratiques n’est donc, en règle générale, pas un but en soi, mais vise l’objectif plus vaste qui est de garantir le droit de l’État membre à soumettre à sa compétence fiscale les activités qui se déroulent sur son territoire.

60.      Cela ne signifie pourtant pas que le motif justificatif de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition n’est pertinent que si les conditions d’admission du motif justificatif de la lutte contre les pratiques abusives sont, elles aussi, réunies. Selon la forme et le but de la disposition interne qui est soumise à l’examen, la préservation de la répartition équilibrée de la souveraineté fiscale peut être pertinente soit en elle-même, soit combinée à d’autres éléments justificatifs.

61.      Le recours au critère du montage artificiel est toujours requis lorsque des opérations transfrontalières revêtent l’apparence extérieure de processus économiques normaux. En effet, il existe en principe une présomption selon laquelle l’opération a été effectuée dans le cadre de l’exercice légitime de la liberté d’établissement (26). C’est seulement lorsque cette apparence est contredite par la preuve que l’opération, dans sa forme concrète, n’était sous-tendue par aucun arrière-plan économique réel qu’il est porté atteinte à la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres.

62.      La règle de l’article 26 du CIR 92 exige une appréciation d’opérations concrètes entre des entreprises en situation d’interdépendance. Il y a lieu de rechercher, à l’aune du principe de pleine concurrence, si les conditions convenues sont normales ou irréalistes d’un point de vue économique. Dans cet exercice de justification, il est donc adéquat de commencer par vérifier si la règle vise à combattre les constructions artificielles dont le choix a été motivé par des considérations d’évasion fiscale. Dans une seconde étape, la préservation de la répartition de la souveraineté fiscale doit être également prise en considération comme étant le motif réel sous-jacent.

63.      Comme la lutte contre les pratiques abusives sous la forme de montages artificiels à des fins d’évasion fiscale représente, ainsi que je l’ai dit, une sous-catégorie du motif justificatif de préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition, il convient aussi, pour chacun de ces motifs, de ne pas fixer de critères différents pour la vérification de la proportionnalité. Les restrictions nationales qui n’atteignent pas seulement les montages abusifs, mais aussi les opérations régulières sont disproportionnées, parce qu’elles vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but recherché. Si des sociétés qui ont leurs sièges dans différents États membres effectuent des opérations dans des conditions économiques normales, la répartition de la souveraineté fiscale n’en est pas affectée. Une règle interne qui empêcherait la réalisation de telles opérations serait, elle aussi, disproportionnée.

2.      Examen de la justification

64.      Il convient tout d’abord de vérifier si l’article 26 du CIR 92 est de nature à permettre d’atteindre les buts recherchés.

65.      Afin de distinguer les montages artificiels, qui portent atteinte à la répartition de la souveraineté fiscale, des opérations normales, l’article 26 du CIR 92 part, d’une part, de l’existence d’une interdépendance entre les entreprises intéressées et, d’autre part, du caractère anormal ou bénévole de l’avantage accordé. Dès lors que ces conditions sont réunies, l’avantage sera inclus dans la base d’imposition de la société qui l’a consenti.

66.      Dans le litige au principal, l’application de la règle a conduit à ajouter aux revenus de SGI les intérêts au taux de 5 % que celle-ci aurait pu obtenir, selon les estimations de l’administration fiscale, en rémunération de l’avance consentie à Recydem. Les sommes versées à Cobelpin au titre des activités au conseil d’administration ont été de même réintégrées dans la base d’imposition de SGI, car elles ne correspondaient pas à une prestation réelle de la part de Cobelpin.

67.      La règle nationale est inspirée de l’article 9 du modèle de convention de l’OCDE et de l’article 4 de la convention d’arbitrage, qui prévoient des corrections de bénéfices similaires lorsque des opérations entre des entreprises liées ne résistent pas au critère de pleine concurrence.

68.      Dans l’arrêt Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, la Cour a reconnu en principe que le principe de pleine concurrence constitue un critère approprié pour distinguer le montage artificiel d’opérations économiques réelles. Elle a décrit les règles de sous-capitalisation qui étaient en litige dans cette affaire dans les termes suivants:

«En effet, la circonstance qu’une société résidente s’est vu octroyer un prêt par une société non-résidente dans des conditions qui ne correspondent pas à ce que les sociétés concernées auraient convenu dans des conditions de pleine concurrence constitue pour l’État membre de résidence de la société emprunteuse un élément objectif et vérifiable par des tiers pour déterminer si la transaction en cause constitue, en tout ou en partie, un montage purement artificiel dont le but essentiel est d’échapper à l’emprise de la législation fiscale de cet État membre. À cet égard, il s’agit de savoir si, en l’absence de relations spéciales entre les sociétés concernées, le prêt n’aurait pas été accordé ou si celui-ci aurait été accordé pour un montant ou à un taux d’intérêt différents» (27).

69.      Certes, l’article 26 du CIR 92 s’écarte dans le détail de l’article 9 du modèle de convention de l’OCDE, qui offre aux États membres des indications utiles aux fins de la répartition de la souveraineté fiscale. Ainsi l’article 26 du CIR 92 ne voit-il pas dans la participation à la direction, au contrôle ou au capital une preuve obligatoire de la situation d’interdépendance des entreprises. De plus, il n’exige pas expressément une comparaison avec les conditions dans lesquelles une opération similaire se fût déroulée entre des entreprises indépendantes. L’interprétation de la notion d’avantage bénévole par les juridictions internes montre cependant que tel était bien le but (28).

70.      La notion d’interdépendance directe ou indirecte impose des limites à des entreprises qui peuvent avoir un intérêt à consentir des conditions commerciales atypiques à des fins d’évasion fiscale. Certes, il s’agit d’une notion très ample. Même si la Cour, se fondant sur le droit communautaire, a dit pour droit que l’assujetti devait pouvoir reconnaître les obligations qui lui incombaient, dans le cas notamment de dispositions qui entraînent des charges particulières (29), la disposition n’en viole pas moins le principe de sécurité juridique. Il est inévitable, en effet, que des dispositions qui sont censées s’opposer à des pratiques abusives aient recours à des concepts juridiques indéterminés de manière à couvrir le plus grand nombre possible de situations imaginables créées à des fins d’évasion fiscale. De plus, l’interdépendance n’est pas le seul critère déterminant. Il faut, en outre et surtout, que des avantages anormaux ou bénévoles aient été consentis entre les entreprises interdépendantes.

71.      En dépit de ces différences par rapport à l’article 9 du modèle de convention de l’OCDE et à l’article 4 de la convention d’arbitrage, l’article 26 du CIR 92 est de nature à atteindre le but de contrer des constructions artificielles mises en place dans le dessein de contourner l’impôt.

72.      En excluant la possibilité pour des entreprises en situation d’interdépendance de se consentir des avantages anormaux ou bénévoles, et de transférer ainsi des bénéfices de la base imposable d’une société résidente vers la base imposable d’une société étrangère, l’article 26 du CIR 92 garantit aussi la préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition.

73.      Les avantages en cause représentent en effet des transferts occultes de bénéfices entre des entreprises interdépendantes. Dans l’arrêt Oy AA, la Cour a déjà constaté que des versements entre entreprises liées mettaient en péril la répartition du pouvoir d’imposition. En effet, si de tels transferts devaient être reconnus fiscalement, les entreprises pourraient choisir librement l’État membre où elles soumettent leurs bénéfices à l’impôt, quel que soit le lieu où ces bénéfices ont été réalisés (30).

74.      Il convient cependant de s’assurer encore que ces dispositions ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les buts recherchés.

75.      Il ressort, tout d’abord, à ce sujet de l’arrêt Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation que des dispositions qui s’opposent à des constructions artificielles en recourant au principe de pleine concurrence ne permettent de refuser la reconnaissance fiscale à de tels montages que dans la mesure où ils s’écartent de ce dont des entreprises indépendantes fussent convenues dans les conditions de la libre concurrence (31). Le prix anormalement bas ou élevé d’une prestation entre des sociétés liées ne doit donc pas, par exemple, avoir pour résultat un refus d’admettre la régularité fiscale de l’ensemble d’une opération. Il faut, en outre, que lesdits prix soient majorés ou minorés par rapport au niveau habituel à des fins fiscales (32).

76.      Certes, le libellé de l’article 26 du CIR 92 n’indique pas d’une manière univoque que la rectification des bénéfices consiste dans tous les cas à ramener à la normale des avantages anormaux. Toutefois, il est évident que c’est ainsi que cette disposition a été comprise et appliquée par l’administration fiscale et les tribunaux. Ainsi le montant des intérêts ajoutés aux revenus de SGI a-t-il été déterminé en fonction des taux d’intérêt usuels sur le marché. Sous réserve d’une constatation définitive de la part de la juridiction de renvoi, il y a donc lieu de présumer que la règle, telle qu’elle est appliquée concrètement, est conforme au principe de proportionnalité.

77.      Deuxièmement, des dispositions qui ont pour finalité de combattre les abus doivent toujours, en cas de soupçon de construction artificielle, laisser à l’assujetti la faculté de produire des preuves des considérations économiques qui ont pu l’amener à conclure l’opération (33).

78.      L’article 26 du CIR 92 impose qu’un avantage anormal ou bénévole ait été consenti. Cette disposition n’exclut pas que l’assujetti réfute une telle appréciation de la part de l’administration fiscale. Il devrait, pour cela, prouver que l’opération qui lui est reprochée a une justification économique réelle et qu’elle eût été décidée aux mêmes conditions entre des entreprises indépendantes, dans le cadre de la libre concurrence.

79.      En l’occurrence, il ressort de l’ordonnance de renvoi que l’octroi par SGI d’une avance sans intérêts à Recydem n’avait pas de justification économique étant donné que SGI était elle-même lourdement endettée alors que la situation financière de Recydem était saine. Pour ce qui est des paiements à Cobelpin, SGI n’a pas pu non plus démontrer, selon la juridiction de renvoi, qu’il s’agît d’une rémunération appropriée des activités menées au sein du conseil d’administration.

80.      On observera en conclusion que les effets défavorables de la rectification de bénéfices en application de l’article 26 du CIR 92 ont été largement compensés par le fait que l’entreprise favorisée a pu, en se fondant sur la convention d’arbitrage, obtenir qu’il soit tenu compte de cette rectification dans le cadre de sa propre imposition. Les charges supplémentaires que cela induit sont acceptables (34), car on ne voit pas de mesure moins contraignante qui eût permis de préserver la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition (35).

81.      Il s’ensuit qu’une réglementation telle que celle de l’article 26 du CIR 92 ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres et prévenir l’évasion fiscale.

82.      Une réglementation telle que celle de l’article 26 du CIR 92 aboutit certes à une restriction de la liberté d’établissement garantie par les dispositions combinées des articles 43 CE et 48 CE. Une telle réglementation est néanmoins justifiée par les motifs de préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres et de prévention de l’évasion fiscale.

V –    Conclusion

83.      Eu égard aux considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre à la demande préjudicielle dans les termes suivants:

 «L’article 43 CE, combiné avec l’article 48 CE, ne s’oppose pas à une législation d’un État membre qui, comme l’article 26 du Code belge des impôts sur les revenus 1992, entraîne l’imposition d’un avantage anormal ou bénévole dans le chef d’une société résidente ayant consenti ledit avantage à une société établie dans un autre État membre, à l’égard de laquelle la société résidente se trouve directement ou indirectement dans des liens d’interdépendance, alors que, dans des conditions identiques, la société résidente ne peut être imposée sur un avantage anormal ou bénévole lorsque cet avantage est consenti à une autre société résidente, à l’égard de laquelle la première société se trouve dans des liens d’interdépendance.»



1 – Langue originale: l’allemand.


2 – JO L 225, p. 10.


3 – En dernier lieu, à l’occasion de l’adhésion de la République de Bulgarie et de la Roumanie : article 3 de l’Acte relatif aux conditions d'adhésion à l'Union européenne de la République de Bulgarie et de la Roumanie et aux adaptations des traités sur lesquels est fondée l'Union européenne (JO 2005 L 157, p. 203); la décision 2008/492/CE du Conseil, du 23 juin 2008, concernant l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à la convention du 23 juillet 1990 relative à l'élimination des doubles impositions en cas de correction des bénéfices d'entreprises associées (JO L 174, p. 1), et la décision 2008/493/CE du Conseil, du 23 juin 2008, portant modification de l'annexe I de l’acte d'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie (JO L 174, p. 6).


4 – Voir arrêt de la Cour constitutionnelle (Belgique) du 6 novembre 2008 (n° 151/2008, Moniteur Belge du 4 décembre 2008, p. 63824, B.4.2.) et arrêt de la Cour de cassation (Belgique) du 10 avril 2000 (Arrêts de la Cour de Cassation 2000, 240, Pasicrisie belge 2000, I, 240).


5 – Arrêt du 6 novembre 2008 (précité note 4), B.10.3. et B.10.4. Cet arrêt concerne une nouvelle version de l’article 26 du CIR 92, en vigueur depuis le 1er janvier 2008. Il y est toujours expressément déclaré que cette disposition s’applique «[sous] réserve des dispositions de l'article 54».


6 – On remarquera en passant que l’article 49 du CIR 92, contrairement à son article 26, ne prévoit pas de règles différentes selon le caractère national ou transfrontalier des opérations effectuées.


7 – Voir, dans ce sens, arrêts du 8 mars 2001, Metallgeselschaft e.a. (C-397/98 et C-410/98, Rec. p. I-1727, points 38 et 39); du 11 octobre 2007, Hollmann (C-443/06, Rec. p. I-8491, points 28 et 29), et du 17 janvier 2008, Lammers & Van Cleeff (C-105/07, Rec. p. I-173, point 14).


8 – Voir arrêts du 24 mai 2007, Holböck (C-157/05, Rec. p. I-4051, point 22), qui renvoie aux arrêts du 12 septembre 2006, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (C-196/04, Rec. p. I-7995, points 31 à 33); du 12 décembre 2006, Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation (C-374/04, Rec. p. I-11673, points 37 et 38); du 12 décembre 2006, Test Claimants in the FII Group Litigation (C-446/04, Rec. p. I-11753, point 36), et du 13 mars 2007, Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (C-524/04, Rec. p. I-2107, points 26 à 34).


9 – Voir arrêts du 13 avril 2000, Baars (C-251/98, Rec. p. I-2787, point 21); du 18 juillet 207, Oy AA (C-231/05, Rec. p. I-6373, point 20); du 2 octobre 2008, Heinrich Bauer Verlag (C-360/06, Rec. p. I-7333, point 27), et du 22 décembre 2008, Truck Center (C-282/07, Rec. p. I-10827, point 25).


10 – La directive 90/435/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents (JO L 225, p. 6), dans la version de la directive 2003/123/CE du Conseil, du 22 décembre 2003 (JO 2004, L 7, p. 41), s’applique déjà depuis le 1er janvier 2009 à une participation à partir de 10 %.


11 – Arrêts précités Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, point 32, Oy AA, point 23, et Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, point 33.


12 – Dans une série de décisions, la Cour a constaté qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la législation interne, en sus de la liberté d’établissement, au regard de l’article 56 CE, dès lors que la restriction apportée à la circulation des capitaux était la conséquence inévitable d’une éventuelle restriction de la liberté d’établissement (voir arrêt Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, précité note 8, point 34 et les renvois). Récemment, la Cour a transposé cette solution au cas dans lequel la règle nationale s’applique, quel que soit le degré de participation, mais que l’affaire au principal ne concerne que des participations qui procurent une influence sur la direction de la société concernée (arrêts du 26 juin 2008, Burda, C-284/06, Rec. p. I-4571, points 71 à 74, et du 18 juin 2009, Aberdeen property Fininvest Alpha, C-303/07, non encore publié au Recueil, point 33). On peut se demander si les remarques de la Cour doivent être comprises en ce sens que la libre circulation des capitaux est toujours en retrait lorsque, dans le cas concret de l’affaire au principal, il existe des liens d’actionnariat qui ouvrent le champ d’application de la liberté d’établissement (voir aussi, à ce sujet, points 86 et suiv. des conclusions prononcées le 9 juillet 2009 par l’avocat général Bot dans l’affaire Glaxo Wellcome, C-182/08, pendante devant la Cour).


13 – Arrêts du 21 septembre 1999, Saint-Gobain ZN (C-307/97, Rec. p. I-6161, point 35); du 13 décembre 2005, Marks & Spencer (C-446/03, Rec. p. I-10837, point 30), et Aberdeen Property Fininvest Alpha (précité note 12, point 37).


14 – Voir arrêts du 16 juillet 1998, ICI (C-264/96, Rec. p. I-4695, point 21); Marks & Spencer (précité note 13, point 31); Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (précité note 8, point 42), et du 27 novembre 2008, Papillon (C-418/07, Rec. p. I-8911, point 16).


15 – Certes, il ressort de l’exposé de la juridiction de renvoi que Cobelpin pouvait compenser ces revenus par ses propres pertes. Cela ne change toutefois rien au fait qu’ils étaient soumis à l’impôt au Luxembourg et seraient en tout état de cause venus en déduction des pertes dans l’exercice fiscal suivant.


16 – Du fait de la nouvelle version de l’article 26 du CIR 92 (voir note 5 ci-dessus), qui autorise une application parallèle de l’article 49 du CIR 92, une imposition multiple des mêmes revenus pourrait se produire aussi dans des situations internes, ce que la Cour constitutionnelle de Belgique juge cependant acceptable (voir son arrêt du 6 novembre 2008, précité note 4). Toutefois, la nouvelle version ne s’applique pas ratione temporis au présent litige.


17 – Voir arrêts du 14 novembre 2006, Kerckhaert et Morres (C-513/04, Rec. p. I-10967, point 20); du 6 décembre 2007, Columbus Container Services (C-298/05, Rec. p. I-10451, points 43 et 51); du 12 février 2009, Block (C-67/08, non encore publié au Recueil, points 28 et 31), et du 16 juillet 2009, Damseaux (C-128/08, non encore publié au Recueil, point 35).


18 – Arrêts Marks & Spencer (précité note 13, point 35); Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (précité note 8, point 47); Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (précité note 8, point 64), et Aberdeen Property Fininvest Alpha (précité note 12, point 57).


19 – Dans la version française des arrêts pertinents, donc dans la version du délibéré, la notion d’«évasion fiscale» est uniformément employée. Ainsi, les termes «Steuerflucht» et «Steuerumgehung» semblent-ils n’être que deux traductions, équivalentes, de la même notion française. Nous ne parlerons donc que d’évasion fiscale dans la suite des présentes conclusions.


20 – Arrêts Oy AA (précité note 9, point 60) et du 15 mai 2008, Lidl Belgium (C-414/06, Rec. p. I-3601, point 40).


21 – Voir les arrêts Marks & Spencer (précité note 13, point 29) ; Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (précité note 8, point 40) ; Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (précité note 8, point 25), et Aberdeen Property Fininvest Alpha (précité note 12, point 24).


22 – Voir les arrêts du 12 mai 1998, Gilly (C-336/96, Rec. 1998, p. I-2793, points 24 et 30), et du 23 février 2006, van Hilten-van der Heijden (C-513/03, Rec. p. I-1957, point 47), ainsi que Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (précité note 8, point 49) et Oy AA (précité note 9, point 52).


23 – Arrêts Gilly (précité note 22, point 31), van Hilten-van der Heijden (précité note 22, point 48), et Lidl Belgium (précité note 20, point 22).


24 – Voir, en particulier, arrêts précités note 8 Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (point 51), et Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (point 72).


25 – Voir arrêt Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (précité note 8, point 56).


26 – Voir arrêts Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (précité note 8, point 73 et les références qui y sont citées) et Lammers & Van Cleeff (précité note 7, point 27).


27 –      Arrêt précité note 8, point 81; voir aussi arrêt Lammers & Van Cleeff (précité note 7, point 80).


28 – Voir ci-dessus, point 9 des présentes conclusions.


29 – Voir arrêt du 21 février 2006, Halifax e.a. (C-255/02, Rec. p. I-1609, point 72).


30 – Voir arrêts Oy AA (précité note 8, points 55 et 56) ainsi que, à propos du report des pertes, Marks & Spencer (précité note 13, points 45 et 46) et Lidl Belgium (précité note 20, point 32).


31 – Arrêts Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (précité note 8, point 80) et Lammers & Van Cleeff (précité note 7, point 29).


32 – Voir, dans ce sens, arrêt Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (précité note 8, point 83).


33 – Voir, dans ce sens, arrêt Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (précité note 8, point 82) et ordonnance du 23 avril 2008, Test Claimants in the CFC and Dividend Group Litigation (C-201/05, Rec. p. I-2875, point 84).


34 – Voir ci-dessus, point 47.


35 – Avec la convention d’arbitrage, les États membres sont même allés au-delà de ce qu’imposait le droit communautaire. D’après la jurisprudence de la Cour, un État n’est en effet pas tenu de prendre en considération, aux fins de l’application de sa propre législation fiscale, les conséquences éventuellement défavorables découlant des particularités d’une réglementation d’un autre État applicable à un établissement stable situé sur le territoire dudit État et appartenant à une société dont le siège se trouve sur le territoire du premier État (voir arrêt du 23 octobre 2008, Krankenheim Ruhesitz am Wannsee-Seniorenheimstatt, C-157/07, Rec. p. I-8061, point 49 et jurisprudence citée).