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Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 22 février 2018(1)

Affaire C-665/16

Minister Finansów

contre

Gmina Wrocław

[demande de décision préjudicielle formée par le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne)]

« Renvoi préjudiciel – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée – Directive 2006/112/CE – Opérations imposables – Article 2, paragraphe 1, sous a) – Livraison de biens effectuée à titre onéreux – Article 14, paragraphe 2, sous b) – Transmission, avec paiement d’une indemnité, de la propriété d’un bien en vertu d’une réquisition faite par l’autorité publique – Expropriation de biens immobiliers communaux »






I.      Introduction

1.        Dans la mythologie romaine, Janus était le dieu des commencements et des fins, des portes, des passages et des ponts mais, à l’époque préclassique, il semble qu’il était également le dieu de la création, de la guerre, des sources et du soleil (2). Au-delà des difficultés d’attribution de compétence (bien connues du juriste spécialisé en droit de l’Union européenne), toujours délicates en ce qui concerne des dieux romains dont les pouvoirs n’ont cessé de se modifier au fil des siècles, il est un élément dont on se souvient encore aujourd’hui à propos de Janus : il était représenté avec deux visages.

2.        À l’inverse de ce dieu qui avait une tête et deux visages, la présente affaire porte sur un visage, mais sur deux têtes. Voilà qui résume, en quelques mots, l’origine de la controverse en matière de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) que soulève cette affaire : en droit polonais, le maire de Wrocław joue deux rôles différents. D’un côté, il est l’organe exécutif de la commune (autonome) de Wrocław (Pologne). De l’autre, dans les domaines relevant de l’administration publique (hiérarchique), il agit en tant que représentant du Trésor public.

3.        La dualité des fonctions de certains organes d’administration régionale qui, selon leurs missions spécifiques, agissent tantôt en qualité d’administration autonome, tantôt au nom de l’administration de l’État, n’est pas nouvelle, surtout en Europe centrale. En revanche, ce qui est nouveau dans le cadre de la présente affaire, c’est le traitement de cette pratique aux fins de la TVA lorsque le même organe, en l’espèce le maire de Wrocław, intervient à la fois au début et à la fin d’une opération particulière d’expropriation d’un bien immeuble, mais dans deux rôles différents. Après le transfert formel du titre de propriété de la commune de Wrocław au Trésor public, c’est en outre la même autorité, le maire de Wrocław, qui continue à administrer le bien en cause.

4.        C’est dans ce contexte que le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne) demande à la Cour si la transmission de la propriété du bien immeuble en cause par la commune de Wrocław au Trésor public constitue une opération imposable au sens de l’article 14, paragraphe 2, sous a) de la directive TVA (3). Cette question recouvre deux sous-questions. Premièrement, la transmission de la propriété du bien visée à l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA doit-elle également impliquer le transfert du pouvoir de disposer du bien comme un propriétaire au sens de l’article 14, paragraphe 1, de la même directive pour constituer une opération imposable ? Deuxièmement, quel rapport y a-t-il entre la notion d’indemnité à laquelle il est fait référence à l’article 14, paragraphe 2, sous a), et le caractère onéreux requis par l’article 2, paragraphe 1, sous a), de ladite directive ?

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

5.        Dans la liste des opérations soumises à la TVA, l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive TVA mentionne :

« les livraisons de biens effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel ; […] ».

6.        Conformément à l’article 14 de la même directive :

« 1.       Est considéré comme “livraison de biens”, le transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire.

2.      Outre l’opération visée au paragraphe 1, sont considérées comme livraison de biens les opérations suivantes :

a)      la transmission, avec paiement d’une indemnité, de la propriété d’un bien en vertu d’une réquisition faite par l’autorité publique ou en son nom ou aux termes de la loi ;

b)      la remise matérielle d’un bien en vertu d’un contrat qui prévoit la location d’un bien pendant une certaine période ou la vente à tempérament d’un bien, assorties de la clause que la propriété est normalement acquise au plus tard lors du paiement de la dernière échéance ;

c)       la transmission d’un bien effectuée en vertu d’un contrat de commission à l’achat ou à la vente. »

B.      Le droit polonais

7.        L’article 7, paragraphe 1, point 1, de l’Ustawa z dnia 11 marca 2004 r. o podatku od towarów i usług [loi du 11 mars 2004 relative à la taxe sur les biens et services] (ci-après la « loi sur la TVA ») (4) dispose : « [c]onstitue une livraison de biens au sens de l’article 5, paragraphe 1, point 1, le transfert du pouvoir de disposer d’un bien comme un propriétaire, y compris le transfert en vertu d’une réquisition faite par un organe de l’autorité publique ou par une entité agissant au nom de cet organe, ou le transfert, aux termes de la loi, de la propriété de biens avec paiement d’une indemnité ».

III. Les faits, la procédure au principal et la question préjudicielle

8.        À la suite d’une décision du Wojewoda Dolnośląski (le voïvode de Basse-Silésie, Pologne), la propriété de biens immobiliers qui appartenaient à la commune de Wrocław a été transférée au Trésor public en vue de la construction d’une route. Dans une décision séparée, le voïvode de Basse-Silésie a fixé le montant de l’indemnité due à la commune de Wrocław (ci-après la « commune ») et a obligé le maire de celle-ci (ci-après le « maire ») à payer cette somme.

9.        Comme elle s’interrogeait sur ses obligations fiscales dans le cadre de cette opération, la commune de Wrocław a adressé au ministre des Finances une demande de rescrit fiscal portant sur l’interprétation de la loi fiscale dans ces circonstances particulières. Elle a demandé si le transfert, aux termes de la loi, de la propriété de biens immobiliers avec paiement d’une indemnité constitue une livraison de biens à titre onéreux soumise à la TVA. En cas de réponse affirmative, la commune a également demandé quelle serait l’entité qui devrait figurer en tant qu’acheteur des biens sur la facture de TVA.

10.      Le ministre des finances a répondu que l’opération en cause est soumise à la TVA et a ajouté les précisions suivantes.

11.      En premier lieu, l’assujetti à la TVA ne peut pas être le maire car ce dernier n’exerce pas d’activité économique de manière autonome et n’agit pas pour son propre compte. C’est donc la commune qui est assujettie à la TVA.

12.      En deuxième lieu, même si c’est le maire qui a été tenu de verser l’indemnité, il n’en demeure pas moins que la propriété des biens immobiliers a été transférée de la commune au Trésor public, représenté par le maire. Par conséquent, aux fins de la TVA, le même assujetti a agi à la fois en qualité de vendeur et en qualité d’acquéreur.

13.      En troisième lieu, puisque la propriété des biens immobiliers a été transférée de la commune au Trésor public avec paiement d’une indemnité, il y a bien eu une livraison de biens effectuée à titre onéreux soumise à la TVA.

14.      Le ministre des Finances en a donc conclu que la commune avait l’obligation de rendre compte de la livraison des biens immobiliers expropriés au moyen d’une facture de TVA sur laquelle elle devait figurer à la fois en son nom propre en tant que vendeur et comme représentant du Trésor public en tant qu’acheteur.

15.      La commune de Wrocław a marqué son désaccord avec cette interprétation. Elle a formé un recours contre le rescrit fiscal du ministre des Finances devant le Wojewódzki Sąd Administracyjny we Wrocławiu (tribunal administratif de voïvodie de Wrocław, Pologne).

16.      Ce tribunal a considéré qu’en l’espèce, il n’était pas satisfait au critère de l’existence d’une livraison de biens aux fins de la loi fiscale, à savoir le transfert du contrôle économique sur les biens immeubles du vendeur à l’acheteur, puisqu’une seule et même personne, la commune de Wrocław, était à la fois le vendeur et l’acquéreur. En conséquence, il a conclu qu’il n’y avait pas eu de transfert des pouvoirs économique et de fait sur les biens immobiliers, alors qu’il s’agit d’une condition préalable pour qu’une opération puisse être qualifiée de fait imposable aux fins de la TVA en vertu du droit de l’Union et du droit national.

17.      Le ministre des Finances a formé un pourvoi contre ce jugement devant la juridiction de renvoi, le Naczelny Sąd Administracyjny (cour suprême administrative).

18.      Cette juridiction a considéré que la situation en cause suscitait des doutes sérieux quant à la possibilité de considérer le transfert par une commune de la propriété de biens immobiliers, en vertu d’une réquisition de l’autorité publique, avec paiement d’une indemnité, comme une opération au sens de l’article 7, paragraphe 1, point 1 de la loi sur la TVA. Par ordonnance du 12 février 2015 (5), une chambre composée de trois juges a renvoyé à une formation élargie à sept membres du Naczelny Sąd Administracyjny (cour suprême administrative) la question suivante :

« Le transfert de la propriété de biens immobiliers, par réquisition de l’autorité publique, avec paiement d’une indemnité dont la charge économique (y compris celle de l’impôt) est supportée par la personne expropriée, peut-il être considéré comme une opération imposable au sens de l’article 7, paragraphe 1, point 1[, de la loi sur la TVA] ? »

19.      Par décision du 12 octobre 2015 (6), le Naczelny Sąd Administracyjny (cour suprême administrative), siégeant en formation de sept juges, a répondu par l’affirmative : le transfert par une commune de la propriété de biens immobiliers, par réquisition d’une autorité publique, avec paiement d’une indemnité, constitue une livraison de biens au sens de l’article 7, paragraphe 1, point 1, de la loi sur la TVA. Il a expliqué qu’un tel transfert de propriété, au sens du droit civil, constitue une livraison de biens au sens de la TVA. Il a considéré que la question de savoir si l’opération implique également le transfert du pouvoir économique sur les biens est dénuée d’importance. De plus, cette formation élargie ne partage pas le point de vue selon lequel le paiement par le Trésor public de l’indemnité pour les biens immeubles expropriés à la commune serait dépourvu de caractère réel. Elle a considéré que la commune obtient de facto des fonds du budget du Trésor public dans le cadre des dotations pour la mise en œuvre de ses missions d’administration publique.

20.      Les deux parties à la procédure au principal ont marqué leur désaccord sur cette décision du Naczelny Sąd Administracyjny (cour suprême administrative). Elles ont demandé qu’une question préjudicielle soit posée à la Cour de justice. Une formation à trois juges de cette juridiction suprême a accepté de le faire, elle a suspendu la procédure et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Le transfert, aux termes de la loi, de la propriété de biens immobiliers d’une commune au Trésor public avec paiement d’une indemnité, lorsqu’il découle de l’ordre juridique national que ces biens immobiliers continuent d’être gérés par le maire de la commune, qui est à la fois le représentant du Trésor public et l’organe exécutif de la commune, constitue-t-il une opération imposable au sens de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA ?

Aux fins de la réponse à la question précédente, importe-t-il que le paiement de l’indemnité à la commune ait un caractère réel ou qu’il s’agisse d’un simple mouvement interne au budget de la commune ? »

21.      La commune de Wrocław, le gouvernement polonais et la Commission européenne ont présenté à la Cour des observations écrites. Toutes ces parties, ainsi que le ministre des Finances, ont présenté des observations orales à l’audience qui s’est tenue le 13 décembre 2017.

IV.    Appréciation

22.      Les présentes conclusions sont structurées de la manière suivante. Je commencerai par formuler quelques remarques liminaires sur le contexte particulier de cette affaire et sur la portée exacte des questions posées par le juge de renvoi (A). Je me pencherai ensuite, de manière générale, sur l’interprétation de la notion de « livraison de biens » au sens de l’article 14, paragraphe 1, et de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA , ainsi que sur la relation entre les concepts d’« indemnité » (article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA) et de caractère « onéreux » (article 2, paragraphe 1, sous a), de la même directive) (B). J’examinerai enfin la question qui est posée dans la présente affaire à la lumière de l’interprétation des dispositions susmentionnées (C).

A.      Remarques liminaires

1.      La double nature des autorités locales en Pologne

23.      La présente affaire s’inscrit dans un contexte assez particulier. La dualité de la nature et des fonctions des autorités locales est source de complexité lorsqu’il s’agit de déterminer le caractère imposable d’une opération telle que celle de l’espèce. Sur la base de ce qu’a utilement exposé le juge de renvoi et de ce qu’ont ensuite développé les parties intéressées, je comprends les règles nationales applicables en la matière de la manière suivante.

24.      Premièrement, au niveau administratif, Wrocław est une ville-district. En tant que telle, elle effectue à la fois des missions dont elle est elle-même responsable (administration propre ou autonome) et des missions qui lui ont été déléguées par l’État (administration de l’État). Les missions liées à la gestion des biens immobiliers en cause dans la présente affaire font partie des missions propres de la ville-district. Cela signifie qu’après l’expropriation, les biens immobiliers antérieurement détenus par la commune de Wrocław continueront à être administrés par cette même entité, représentée par le maire de Wrocław.

25.      Deuxièmement, en ce qui concerne le budget communal, le juge de renvoi indique qu’une ville-district finance ses missions propres au moyen de ses ressources propres. En revanche, les missions déléguées en matière d’administration de l’État sont financées par des dotations provenant du budget de l’État ou d’autres niveaux administratifs. D’après l’ordonnance de renvoi, la commune (ville-district) est chargée de la gestion des biens immobiliers en cause. Puisqu’il s’agit d’une mission propre, les coûts qui y sont associés ne sont pas nécessairement entièrement couverts par les dotations provenant du budget de l’État.

26.      Troisièmement, en ce qui concerne la représentation formelle des parties à l’opération, même si la propriété des biens immeubles a été transférée de la commune de Wrocław au Trésor public, ces deux entités publiques étaient représentées par la même autorité agissant en des qualités différentes, à savoir le maire de Wrocław.

2.      La portée de la question posée

27.      La juridiction nationale a formulé le présent renvoi préjudiciel en des termes très précis. Sa question repose sur un certain nombre de postulats factuels et juridiques.

28.      En particulier, en vertu de l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA, est considéré comme « assujetti » quiconque exerce, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une activité économique, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité. Est considérée comme « activité économique » l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en tirer des recettes ayant un caractère de permanence (7). L’article 13, paragraphe 1, de la même directive prévoit une exception à la définition générale d’« assujetti » de l’article 9, paragraphe 1. Cette exception exclut les États, les régions, les départements, les communes et les autres organismes de droit public pour les activités ou opérations économiques qu’ils accomplissent en tant qu’autorités publiques, à moins que leur non-assujettissement ne conduise à des distorsions de concurrence d’une certaine importance (8).

29.      Bien que la commune de Wrocław l’ait contesté à diverses reprises, le juge de renvoi a explicitement indiqué que cette commune a incontestablement la qualité d’assujetti. Sa question porte donc exclusivement sur le caractère imposable de la transmission de la propriété des biens immobiliers en cause.

30.      C’est au juge national qu’il appartient de qualifier les activités en cause au regard des critères dégagés par la Cour (9). Il y a lieu de rappeler à cet égard qu’il est de la responsabilité du juge national de définir le cadre réglementaire et factuel du litige porté devant lui (10). C’est en particulier au juge national, et non aux parties au litige au principal, qu’il revient de déterminer la teneur des questions à soumettre à la Cour. Il en est ainsi non seulement eu égard au rôle dévolu à la Cour en vertu de l’article 267 TFUE mais aussi en raison de l’obligation de la Cour d’assurer à toutes les parties intéressées la possibilité de présenter des observations conformément à l’article 23 du statut de la Cour (11).

31.      Il n’appartient donc pas à la Cour de revenir sur des appréciations factuelles ni sur l’interprétation de la législation nationale que le juge de renvoi a déjà effectuées et qui ne font pas l’objet des questions posées. C’est également vrai (ou particulièrement vrai) lorsque l’appréciation correcte requiert d’appliquer le droit de l’Union à une législation nationale assez complexe.

32.      Les présentes conclusions se fonderont donc sur l’appréciation effectuée par la juridiction nationale – à savoir qu’aux fins de l’opération en cause, la commune de Wrocław est un « assujetti » - sans toutefois prendre position sur cette question spécifique.

B.      La « livraison de biens » au sens de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA

33.      Par sa question, le juge de renvoi cherche à savoir si l’opération en cause dans le litige au principal constitue une « livraison de biens » imposable au sens de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA. Il demande en outre si le fait que l’indemnité payée consiste en un simple transfert comptable interne au budget de la commune présente une pertinence pour cette appréciation.

34.      Afin de proposer une réponse utile à cette question, j’examinerai tout d’abord l’origine et la finalité de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA (1). J’analyserai ensuite la relation entre cet article et l’article 14, paragraphe 1, de la même directive (2). Enfin, j’aborderai la question de savoir si l’« indemnité » visée à l’article 14, paragraphe 2, sous a), répond à l’exigence de caractère « onéreux » de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de ladite directive (3).

1.      L’origine et la finalité de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA

35.      L’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA vise une opération spécifique comportant trois éléments. Il doit tout d’abord y avoir « transmission de la propriété d’un bien ». Ensuite, cette transmission de propriété doit être effectuée « en vertu d’une réquisition faite par l’autorité publique ou en son nom ou aux termes de la loi ». enfin, elle doit être effectuée « avec paiement d’une indemnité ».

36.      L’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA recouvre donc un ensemble d’opérations spécifiques. À la différence des opérations visées à l’article 14, paragraphe 1, de la même directive, qui impliquent la volonté librement exprimée des parties, inhérente à toute opération réciproque effectuée à titre onéreux, l’article 14, paragraphe 2, sous a), porte sur un autre scénario, celui de la transmission d’un bien à la suite d’une décision unilatérale d’une autorité publique, avec paiement d’une indemnité.

37.      Bien que les travaux préparatoires ne fournissent que peu d’indications sur la finalité de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA (12), son libellé et sa logique permettent néanmoins de tirer quelques conclusions.

38.      Comme l’ont souligné certains auteurs, on peut raisonnablement penser qu’en faisant explicitement de l’expropriation avec paiement d’une indemnité une livraison de biens imposable et qu’en soumettant ainsi les transmissions forcées de propriété aux mêmes règles que les autres livraisons de biens, le pouvoir législatif pouvait avoir eu pour objectif d’éviter que les autorités publiques ne recourent à l’expropriation plutôt qu’à une opération répondant aux critères généraux de la livraison de biens (13).

39.      J’approuve ce point de vue. Il me paraît en effet raisonnable de ne pas encourager, par des incitations fiscales, l’administration publique à recourir à l’expropriation au lieu d’essayer de trouver un accord avec la partie concernée. Donc, qu’elle résulte d’un contrat ou d’une expropriation, la livraison de biens portant sur des biens immobiliers devrait être neutre sur le plan fiscal. Il faut toutefois souligner la différence de logique et, partant, de terminologie de l’article 14, paragraphe 2, sous a), qui pourrait se résumer par la distinction suivante : droit privé – réciprocité – à titre onéreux, d’une part, et droit public – décision unilatérale – indemnité, d’autre part.

2.      La relation entre l’article 14, paragraphe 2, sous a) et l’article 14, paragraphe 1, de la directive TVA

40.      La question posée par le juge renvoi et les arguments présentés par les parties intéressées portent sur le point de savoir si les opérations relevant de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA doivent, ou non, satisfaire aux exigences de l’article 14, paragraphe 1, de la même directive, et en particulier à la condition qui veut qu’il y ait un « transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire ».

41.      Le juge de renvoi et les parties intéressées se sont abondamment référés à la jurisprudence de la Cour relative à l’article 14, paragraphe 1, de la directive TVA, qui souligne la pertinence du transfert de fait de la propriété, indépendamment de la forme juridique que prend ce transfert (14). La Cour a affirmé que pour qu’une opération puisse être qualifiée de livraison de biens faite à une personne au sens de l’article 14, paragraphe 1, il est nécessaire que ladite opération ait eu pour effet d’habiliter cette personne à en disposer, en fait, comme si elle en était le propriétaire (15). Le droit de disposer des biens comme un propriétaire a été décrit comme le pouvoir de décider de la manière dont les biens doivent être utilisés, et à quelles fins (16).

42.      L’argument avancé par la commune de Wrocław suggère que pour qu’une opération relève de l’article 14, paragraphe 2, sous a), elle devrait également remplir les critères de l’article 14, paragraphe 1, et notamment impliquer le transfert du droit de disposer des biens comme un propriétaire.

43.      Le gouvernement polonais et la Commission soutiennent en revanche que l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA est autonome par rapport à l’article 14, paragraphe 1, de la même directive. Il est dès lors sans incidence, aux fins de l’article 14, paragraphe 2, sous a), qu’il y ait ou non un transfert du droit de disposer du bien au sens économique.

44.      Je souscris à ce dernier point de vue.

45.      L’article 14 de la directive TVA, qui figure sous le titre « Opérations imposables » est consacré à la définition de la « livraison de biens ».

46.      Son premier paragraphe donne la définition générale de la « livraison de biens » : le « transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire ». Le deuxième paragraphe de cette disposition fait référence à d’autres opérations qui « [o]utre l’opération visée au paragraphe 1, sont considérées comme livraison de biens ».

47.      Il ressort donc du libellé et de la structure de l’article 14 de la directive TVA que le deuxième paragraphe constitue effectivement une lex specialis par rapport à la définition générale de la livraison de biens qui est énoncée au premier paragraphe.

48.      L’article 14, paragraphe 1, et l’article 14, paragraphe 2, de la directive TVA portent sur des formes différentes de « livraison de biens » qu’il convient d’interpréter de manière distincte. L’article 14, paragraphe 1, énonce les critères généraux de la livraison de biens. L’article 14, paragraphe 2, énumère une série d’opérations qui « outre » celles qui relèvent de la définition générale de l’article 14, paragraphe 1, sont également considérées comme une « livraison de biens ». La structure de l’article 14 est dès lors déterminante : l’article 14, paragraphe 1, établit les conditions générales de la livraison de biens. L’article 14, paragraphe 2, fait en revanche référence à des opérations particulières qui sont assimilées à une livraison de biens.

49.      L’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA n’emploie pas les mêmes termes que l’article 14, paragraphe 1. Il ne fait pas référence au « pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire » mais opte clairement pour une formulation différente : « la transmission, […] de la propriété d’un bien en vertu d’une réquisition ».

50.      En conséquence, dans le contexte particulier des transferts forcés de la propriété, par opposition aux engagements contractuels librement assumés, l’article 14, paragraphe 2, sous a), écarte effectivement tous les éléments pertinents de l’article 14, paragraphe 1. La différence de logique et de finalité qui a été soulignée précédemment (17) implique donc des notions différentes.

51.      L’accent qui est mis sur l’élément formel du transfert du titre de propriété du bien, par opposition au pouvoir effectif de disposer du bien comme un propriétaire au sens économique, se comprend dans le contexte particulier de l’expropriation de biens. Dans un tel cas, il est probable que l’autorité publique qui a procédé à l’expropriation l’a fait dans un but précis. La réalisation de cet objectif spécifique (comme la construction d’une route sur les terrains expropriés) lie effectivement cette autorité publique dans la manière dont elle dispose du bien. Il se pourrait que dans les faits, bien qu’elle ait acquis le titre formel sur les terrains, la manière dont l’autorité publique peut en disposer soit extrêmement limitée. Si on appliquait, dans des circonstances aussi particulières, la logique de la disposition effective comme un propriétaire, cela pourrait aboutir, en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique, à des situations assez étranges où il n’y aurait pas de propriétaire aux fins de la TVA.

52.      De plus, on pourrait ajouter, par analogie interne, que l’article 14, paragraphe 2, sous b), qui vise une autre opération « supplémentaire » assimilée à une livraison de biens, fait référence à « la remise matérielle d’un bien en vertu d’un contrat qui prévoit la location d’un bien pendant une certaine période ou la vente à tempérament d’un bien, assorties de la clause que la propriété est normalement acquise au plus tard lors du paiement de la dernière échéance ». Comme l’a indiqué la Cour, il découle clairement de la lettre de cette disposition qu’à la différence des opérations relevant de l’article 14, paragraphe 1, celles qui relèvent de l’article 14, paragraphe 2, sous b), ne se réfèrent pas au transfert du pouvoir de disposer d’un bien comme un propriétaire (18).

53.      En résumé, l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA n’exige pas le transfert du pouvoir de disposer du bien comme un propriétaire comme le requiert le paragraphe 1 du même article. Aux fins de l’article 14, paragraphe 2, sous a), pour autant que les autres conditions que prévoit cette disposition soient remplies, la transmission de la propriété du bien, sous la forme du titre juridique formel sur le bien concerné, suffit pour que l’opération soit considérée comme une « livraison de biens » imposable.

3.      La relation entre l’article 14, paragraphe 2, sous a) et l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive TVA

54.      L’article 2 de la directive TVA est la disposition-cadre qui définit les opérations soumises à la TVA. Aux termes de l’article 2, paragraphe 1, sous a), « les livraisons de biens effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel » constituent l’une de ces opérations.

55.      Pour qu’une opération soit imposable en vertu de cette disposition, il faut que quatre conditions soient satisfaites. Premièrement, il doit y avoir une « livraison de biens ». Deuxièmement, la livraison de biens doit être effectuée « à titre onéreux ». Troisièmement, la livraison doit être effectuée sur le territoire d’un État membre. Quatrièmement, elle doit être effectuée par « un assujetti agissant en tant que tel ».

56.      L’article 14 de la directive TVA ne vise que la première des conditions prévues par l’article 2, paragraphe 1, sous a). Il définit seulement la « livraison de biens » sans rien mentionner des autres éléments de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de cette directive (caractère onéreux, élément territorial et qualité d’assujetti agissant en tant que tel). En effet, à la différence des articles 16 à 18 de la directive TVA qui font référence à des opérations qui sont ou peuvent être assimilées à une « livraison de biens effectuée à titre onéreux », l’article 14 ne vise que des opérations qui sont considérées comme « livraison de biens ».

57.      Par conséquent, l’article 14 de la directive TVA n’a logiquement pas d’incidence sur les trois autres critères de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de cette même directive. La condition relative au caractère onéreux ne peut donc pas être réputée remplie à chaque fois qu’une « livraison de biens » au sens de l’article 14 de la directive TVA est effectuée.

58.      Cette conclusion ouvre la voie à la deuxième question posée par le juge national : quelle est la relation entre la notion d’« indemnité » visée à l’article 14, paragraphe 1, sous a) de la directive TVA et celle de « titre onéreux » de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de cette même directive ? S’agit-il de deux notions distinctes ? Ou bien faut-il considérer l’indemnité comme une forme (c’est-à-dire une sous-catégorie logique) de contrepartie (« à titre onéreux ») ?

59.      La jurisprudence interprète la notion de « titre onéreux » en ce sens qu’une livraison de biens est effectuée « à titre onéreux » lorsqu’il existe un lien direct entre les biens ou les services fournis et la contre-valeur reçue (19). Un tel lien direct n’existe « que s’il existe entre le fournisseur et l’acheteur un rapport juridique au cours duquel des prestations réciproques sont échangées, le prix perçu par le fournisseur constituant la contre-valeur effective du bien fourni » (20). La Cour a considéré que la « contrepartie constitue la valeur subjective, à savoir réellement perçue, et non une valeur estimée selon des critères objectifs » (21).

60.      La Cour a également estimé que la « contrepartie doit pouvoir être exprimée en argent » et que « [à] défaut de consister en une somme d’argent convenue entre les parties, cette valeur, pour être subjective, doit être celle que le bénéficiaire de la prestation de services, qui constitue la contrepartie de la livraison de biens, attribue aux services qu’il entend se procurer et correspondre à la somme qu’il est disposé à dépenser à cette fin » (22). Elle a en outre jugé que le fait qu’une opération économique soit effectuée à un prix supérieur ou inférieur au prix normal du marché, est sans pertinence s’agissant de la qualification d’opération à titre onéreux (23).

61.      La question de savoir si la notion d’« indemnité » de l’article 14, paragraphe 2, sous a), correspond à tous les éléments constitutifs du « titre onéreux » défini dans la jurisprudence susmentionnée ne me paraît présenter qu’un intérêt limité. En effet, comme l’a correctement fait valoir la Commission, les critères développés par la jurisprudence de la Cour en ce qui concerne la notion de « contrepartie », qui ont été largement débattus par les parties intéressées dans la présente affaire, ont été développés dans le contexte spécifique de l’interprétation de l’article 2, paragraphe 1, sous a), à propos d’opérations relevant généralement de l’article 14, paragraphe 1, de la directive TVA ou de la prestation de services effectuées à titre onéreux au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de cette même directive.

62.      Selon moi, l’« indemnité » visée à l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA constitue une catégorie particulière de contrepartie (« à titre onéreux ») au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de cette directive. L’indemnité peut être comprise comme une forme standardisée de contrepartie dans le cas particulier de l’expropriation.

63.      C’est pourquoi la question de savoir si cette notion, objectivement différente, d’indemnité satisfait précisément à l’ensemble des critères individuels que la Cour a développés au fil des années dans sa jurisprudence afin de définir la notion de contrepartie présente un intérêt limité. La logique et la finalité différentes de ces deux notions pourraient justifier de nécessaires adaptations et distinctions.

64.      Dans la dernière partie de ce titre, je me pencherai toutefois, à toutes fins utiles, sur deux objections possibles relatives à la différence entre les deux notions et, sur cette base, je démontrerai comment la notion d’« indemnité » comprise en ce sens peut aisément s’inscrire dans la notion plus globale de « contrepartie ». La première de ces objections porte sur l’existence d’une jurisprudence selon laquelle en général, l’indemnisation d’un préjudice ne constitue pas une « contrepartie » et, la seconde concerne la jurisprudence relative à la nécessité de « prestations réciproques ».

65.      S’agissant de la première objection possible, dans le contexte des prestations de services et de l’interprétation de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive TVA, la Cour a considéré, à diverses reprises, que l’indemnité versée pour un préjudice ne répond pas aux exigences permettant de la considérer comme une contrepartie. Elle a estimé qu’une somme versée en dépôt – au titre d’indemnités forfaitaires de résiliation en réparation du préjudice subi à la suite de la défaillance du client dans le cadre d’une contrat de fourniture de services hôteliers, est sans lien direct avec un quelconque service rendu à titre onéreux et n’est pas soumise à la TVA (24). La Cour a également considéré que la compensation équitable liée au préjudice résultant pour les titulaires des droits de la reproduction de leurs œuvres protégées, effectuée sans leur autorisation, ne constitue pas la contre-valeur directe d’une quelconque prestation (25).

66.      Selon moi, les indemnités auxquelles ces affaires font référence sont tout simplement différentes de l’indemnité visée à l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA. Les arrêts susmentionnés ont été rendus dans le cadre de prestations de services. Contrairement à la livraison de biens, il n’existe pas de disposition similaire à l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA en matière de prestations de services, c’est-à-dire qu’aucune disposition spécifique ne porte sur la transmission de propriété avec paiement d’une indemnité. Si l’on garde à l’esprit l’inclusion explicite de la transmission de propriété d’un bien avec paiement d’une indemnité à l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA, il serait absurde d’exclure les opérations visées par cette disposition de la notion d’« opération imposable » de l’article 2 de la même directive en considérant que la notion d’indemnité est étrangère au concept général de « contrepartie ». Comme la doctrine l’a à juste titre souligné, l’introduction de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA aurait précisément pu avoir pour objectif de surmonter les éventuels problèmes conceptuels en qualifiant l’opération spécifique qu’elle vise de livraison de biens (26).

67.      La seconde objection possible est évoquée dans la jurisprudence interprétant la combinaison de l’article 2, paragraphe 1, sous a), et de l’article 14, paragraphe 1, de la directive TVA, qui met l’accent sur l’élément « prestations réciproques ». Ainsi, dans l’arrêt Posnania Investment, par exemple, où l’opération en cause consistait dans le transfert de la propriété d’un bien immeuble au bénéfice d’un organe public en paiement d’un arriéré d’impôt, la Cour a estimé que même s’il existait un rapport juridique entre le fournisseur et l’acheteur, l’obligation du contribuable (le vendeur) était de nature unilatérale dans la mesure où le paiement de l’impôt par ce dernier n’entraînait que sa libération légale de la dette et où l’impôt constituait un prélèvement obligatoire. Sur cette base, la Cour a conclu qu’il ne s’agissait pas d’un rapport juridique au cours duquel des prestations réciproques étaient échangées (27).

68.      À nouveau, pour autant que cette catégorie soit pertinente eu égard à la différence de nature de l’opération envisagée à l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA, l’élément de « réciprocité » au sens de « lien direct » demeure, même en ce qui concerne le transfert de la propriété d’un bien et l’indemnité. L’un est la cause de l’autre – l’indemnité a été payée parce que le bien a été exproprié. Cet élément porte en effet sur la relation logique entre la contrepartie et la livraison : il convient de considérer que la livraison de biens visée et la contrepartie (sous la forme d’une indemnité) sont directement liées. Si la livraison n’est pas effectuée, l’indemnité n’est pas payée, et vice versa (28).

4.      Conclusion intermédiaire

69.      L’application de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA est subordonnée à trois conditions cumulatives. Premièrement, il doit y avoir un transfert de propriété. Deuxièmement, ce transfert doit être effectué en vertu d’une réquisition faite par l’autorité publique ou en son nom ou aux termes de la loi. Troisièmement, une indemnité doit être payée.

70.      En ce qui concerne la première de ces conditions, la directive TVA n’exige pas le transfert du pouvoir de disposer du bien comme un propriétaire comme dans le cas de l’article 14, paragraphe 1. Aux fins de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de cette directive, et pour autant que les autres conditions concernant l’indemnité et la manière dont l’opération doit être effectuée soient remplies, la transmission de la propriété du bien sous la forme du titre juridique formel sur le bien en question suffit pour que l’opération soit considérée comme une « livraison de biens » en vertu de l’article 14 de cette directive.

71.      Pour qu’une livraison visée à l’article 14, paragraphe 2, sous a), soit imposable, il faut également que les exigences de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive TVA soient satisfaites, sous réserve des éléments spécifiques figurant dans la première de ces dispositions. Ces éléments de l’article 14, paragraphe 2, sous a), ont également une incidence sur l’interprétation de la notion générale de « contrepartie » de l’article 2, paragraphe 1, sous a). L’indemnité effectivement payée en vertu de l’article 14, paragraphe 2, sous a), doit être comprise comme une catégorie particulière de « contrepartie » au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive TVA.

C.      La présente affaire

1.      Y a-t-il eu une livraison de biens au sens de l’article 14, paragraphe 2, sous a) ?

72.      Dans la présente affaire, le juge de renvoi a exprimé des doutes quant à l’existence d’un transfert de propriété au sens « économique ». Il explique que le maire de Wrocław agit des deux côtés de l’opération, en tant qu’organe de l’autorité locale (la commune) et tant que représentant du Trésor public. Les dispositions applicables du droit polonais ne portent que sur le transfert de la « propriété juridique » et non sur le transfert de la « propriété économique ». Il se demande dès lors s’il y a eu de facto un transfert de la propriété économique. Le juge de renvoi souligne également que l’opération litigieuse concerne le transfert de la propriété non pas du fait de la volonté librement exprimée des parties mais aux termes de la loi, et en contrepartie du paiement d’une indemnité.

73.      La notion de « propriété économique » n’apparaît pas en tant que telle dans la directive. Il ressort toutefois des indications du juge de renvoi et des débats entre les parties intéressées que la question préjudicielle porte sur la question de savoir s’il est possible d’appliquer la notion de « transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire » de l’article 14, paragraphe 1, de la directive TVA, tel qu’elle a été interprétée par la Cour.

74.      Conformément aux critères généraux décrits aux points 40 à 53 des présentes conclusions, l’exigence d’un transfert du pouvoir de disposer des biens comme un propriétaire ne figure pas parmi les conditions de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA.

75.      Par conséquent, et sous réserve de vérification par la juridiction nationale, il semblerait que dans la présente affaire, il soit satisfait aux trois exigences posées par l’article 14, paragraphe 2, sous a), pour qu’il y ait livraison de biens.

76.      Premièrement, comme l’a confirmé la juridiction nationale, il est constant que la propriété du bien immeuble a été transférée de la commune de Wrocław au Trésor public. À cette fin, il importe peu que dans les faits, le maire soit intervenu à l’opération en deux qualités différentes, en tant qu’organe exécutif au nom de la commune et en tant que représentant du Trésor public. Eu égard à la disposition concernée, l’élément important est le transfert du titre formel de propriété entre deux entités juridiques bien distinctes.

77.      Deuxièmement, ce transfert de propriété résulte de la décision du voïvode de Basse-Silésie et des dispositions de la loi nationale (29). À cet égard également, il importe peu que, comme l’a souligné le juge de renvoi, le transfert de la propriété des biens ne résulte pas de la volonté des parties. En effet, la deuxième exigence de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA est précisément que la transmission de propriété soit effectuée aux termes de la loi ou en vertu d’une réquisition faite par une autorité publique ou en son nom. C’est cet élément qui différencie l’opération de celles visées à l’article 14, paragraphe 1, de la même directive et qui implique, en tant que tel, l’absence de volonté ou d’accord mutuel.

78.      Troisièmement, il semblerait que le maire de Wrocław ait payé une indemnité, comme le lui avait imposé le voïvode de Basse-Silésie dans la décision séparée qui a déterminé le montant de l’indemnité à laquelle la commune de Wrocław avait droit. Toutefois, comme l’existence d’une « véritable » indemnisation a longuement été débattue par les parties intéressées au cours de la présente procédure, j’examinerai cette question séparément.

2.      Sur la « réalité » de l’indemnité ou de la contrepartie

79.      L’analyse générale effectuée aux points 54 à 68 des présentes conclusions suggère déjà qu’il conviendrait de comprendre la notion d’« indemnité » de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA comme une catégorie spécifique de contrepartie (« à titre onéreux ») au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la même directive.

80.      Il ressort toutefois de l’ordonnance de renvoi ainsi que des observations présentées par les parties intéressées que les doutes de la juridiction de renvoi portent, non pas tant sur la relation logique entre « indemnité » et « contrepartie », mais plutôt sur le fait qu’il n’est pas certain que l’indemnité ait effectivement été payée.

81.      Les deux parties à l’affaire au principal soutiennent qu’aucune indemnité n’a réellement été payée.

82.      Selon la commune de Wrocław, les fonds affectés au paiement de l’indemnité fixée par la décision du voïvode de Basse-Silésie provenaient du budget communal lié aux missions de la ville-district. La recette découlant de l’indemnité a simultanément été inscrite dans ce même budget en tant que revenu de la commune. Cela a été réalisé par un transfert comptable interne, qui n’a pas compensé la perte du bien immobilier subie par la commune de Wrocław.

83.      Le gouvernement polonais fait valoir que l’on ne peut pas considérer que la condition relative au lien direct entre la transmission de la propriété et l’indemnité est remplie. Le maire de Wrocław, auquel il a été ordonné de payer l’indemnité, ne dispose pas d’un budget propre. Les missions qu’il exécute sont financées par le budget de la commune. Par conséquent, la mise en œuvre de la décision de payer l’indemnité n’est réalisée que par le transfert à la commune de Wrocław de fonds déjà alloués aux missions de la ville-district. Le ministre des Finances a exprimé un point de vue similaire durant l’audience.

84.      Il revient exclusivement à la juridiction de renvoi de déterminer si, dans les circonstances particulières de la présente affaire, l’indemnité a bien été payée. Il n’appartient pas à la Cour de statuer sur la complexité du droit administratif polonais étant donné que le cadre factuel et juridique de l’espèce demeure incertain, bien que la Cour ait demandé à l’audience aux parties intéressées d’exposer le fonctionnement du système comptable d’une administration communale exerçant une double fonction. Il reste difficile de savoir s’il y a eu un réel transfert de fonds du Trésor public, et dans l’affirmative, vers quelles lignes budgétaires de la commune, et même dans quelle mesure la commune dispose effectivement des lignes budgétaires distinctes pour les différentes missions qui lui sont confiées.

85.      Quelques éléments généraux pourraient néanmoins être transmis à titre de lignes directrices à la juridiction de renvoi.

86.      Premièrement, le fait que l’indemnisation ait pris la forme d’une opération comptable ne lui enlève pas son caractère réel, puisque ni la directive TVA ni la jurisprudence n’imposent d’exigences particulières quant à la méthode de paiement ou au traitement comptable de l’indemnité.

87.      Deuxièmement, au regard du lien direct ou de la logique de réciprocité (« quid pro quo ») inhérente à toute opération (30), une contrepartie doit être obtenue en échange du transfert du titre formel de propriété. D’une certaine façon, la contrepartie doit suivre la direction inverse de celle du transfert du titre. Il doit donc y avoir un accroissement des ressources propres de la commune, puisqu’elle détenait auparavant les biens en sa qualité d’entité indépendante autonome.

88.      Troisièmement, puisque l’indemnité de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive TVA constitue une expression particulière de la contrepartie exigée par l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la même directive, il est indispensable qu’elle ait réellement été payée. L’article 14, paragraphe 2, sous a), qui requiert explicitement le paiement d’une indemnité le confirme. Il est un principe fondamental de la directive TVA selon lequel la base d’imposition est constituée par la contrepartie réellement reçue, et dont le corollaire consiste en ce que l’administration fiscale ne saurait percevoir au titre de la TVA un montant supérieur à celui que l’assujetti avait perçu à ce titre (31). En effet, lorsqu’une livraison est effectuée sans contrepartie, il n’existe pas de base d’imposition (32). Pour le dire sans ambages, sans paiement, il n’y a rien à taxer.

V.      Conclusion

89.      Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne) de la manière suivante :

« Le transfert, aux termes de la loi, de la propriété de biens immobiliers d’une commune au Trésor public, avec paiement effectif d’une indemnité, lorsqu’il découle de l’ordre juridique national que ces biens immobiliers continuent d’être gérés par le maire de la commune, qui est à la fois le représentant du Trésor public et l’organe exécutif de la commune, constitue une opération imposable au sens de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée. »


1      Langue originale : l’anglais.


2      Voir, par exemple, Roscher W. H., (éd.), Ausführliches Lexikon der Griechischen und Römischen Mythologie. 2e volume. Leipzig, Verlag von B.G. Teubner, 1890-1897, p. 29 à 41 ou William Smith (éd.), Dictionary of Greek and Roman Biography and Mythology, Vol. II, Londres, Taylor and Walton, 1846, p. 550 à 552.


3      Directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1) (ci-après la « directive TVA »).


4      Dz. U 20045, no 54, position 535. Texte consolidé, Dz. U. 2011, no 177, position 1054, telle que modifié.


5      I FSK 1857/13.


6      I FPS 1/15.TVA


7      Arrêt du 11 mai 2017, Posnania Investment (C-36/16, EU:C:2017:361, point 27).


8      Voir arrêt du 29 septembre 2015, Gmina Wrocław (C-276/14, EU:C:2015:635, point 29 et jurisprudence citée).


9      Voir arrêt du 14 décembre 2000, Fazenda Pública (C-446/98, EU:C:2000:691, point 23 et jurisprudence citée). Voir également ordonnance du 20 mars 2014, Gmina Wrocław (C-72/13, non publiée, EU:C:2014:197, points 18 à 22 et jurisprudence citée).


10      Voir, par exemple, arrêt du 19 janvier 2017, National Roads Authority (C-344/15, EU:C:2017:28, point 31 et jurisprudence citée).


11      Voir, par exemple, arrêt du 6 octobre 2015, T-Mobile Czech Republic et Vodafone Czech Republic (C-508/14, EU:C:2015:657, points 28 et 29 et jurisprudence citée).


12      Une disposition équivalente à l’article 14, paragraphe 2, sous a), de la directive figurait dans la Sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme (JO 1977, L 145, p. 1). Dans la proposition de la Commission (COM/1973/950/final), le projet d’article 5, paragraphe 2, sous f), faisait référence à « la transmission, avec paiement d’une indemnité, de la propriété d’un bien en vertu d’une réquisition faite par l’autorité publique ou en son nom, lorsque la cession amiable de ce bien aurait été passible de la taxe ». Cette dernière précision (mise en italique) n’a pas été reprise dans le texte définitif. La proposition comportait également un article 12, paragraphe 4, selon lequel « pour les opérations visées à l’article 5, paragraphe 2, littera f), le montant de l’indemnité perçue, à l’exclusion de l’indemnité de remploi, est censé représenter la base imposable ». Cette disposition n’a pas été reprise dans la version finale. Voir Terra, J. M. et Kajus, J., A Guide to the Sixth VAT Directive. Commentary to the Value Added Tax of the European Community, Volume A, IBFD Publications, 1991, p. 209.


13      Voir, par exemple, Terra, B.J.M. et Kajus, J., Introduction to European VAT (Recast), Commentaries on European VAT Directives, IBFD Publications, 2017, p. 246 ; ou van Doesum, A., van Kesteren H., et van Norden, G.-J. Fundamentals of EU VAT Law, Kluwer Law International, 2016, p. 111.


14      Voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Evita-K (C-78/12, EU:C:2013:486, point 35). La Cour a également souligné que cette disposition « ne se réfère pas au transfert de propriété dans les formes prévues par le droit national applicable, mais elle inclut toute opération de transfert d’un bien corporel par une partie qui habilite l’autre partie à en disposer en fait comme si elle était le propriétaire de ce bien ». Voir, par exemple, arrêt du 3 septembre 2015, Fast Bunkering Klaipėda (C-526/13, EU:C:2015:536, point 51 et jurisprudence citée). La Cour a expliqué que cette conception est conforme à la finalité qui vise à fonder le système commun de TVA sur une définition uniforme des opérations taxable et que cet objectif serait compromise « si la constatation d’une livraison de biens […] était soumise à la réalisation de conditions qui varient d’un État membre à l’autre, comme c’est le cas de celles relatives au transfert de propriété en droit civil ». Voir, par exemple, arrêt du 8 février 1990, Shipping and Forwarding Enterprise Safe (C-320/88, EU:C:1990:61, point 8).


15      Arrêt du 3 septembre 2015, Fast Bunkering Klaipėda (C-526/13, EU:C:2015:536, point 51 et jurisprudence citée).


16      À cet égard, voir arrêt du 6 février 2003, Auto Lease Holland (C-185/01, EU:C:2003:73, point 34).


17      Voir ci-dessus, points 35 à 39 des présentes conclusions.


18      Arrêt du 4 octobre 2017, Mercedes-Benz Financial Services UK (C-164/16, EU:C:2017:734, point 31).


19      Voir, par exemple, arrêt du 8 novembre 2012, Profitube (C-165/11, EU:C:2012:692, point 51 et jurisprudence citée).


20      Voir, par exemple, arrêt du 11 mai 2017, Posnania Investment (C-36/16, EU:C:2017:361, point 31 et jurisprudence citée).


21      Voir, par exemple, arrêt du 7 novembre 2013, Tulică et Plavoşin (C-249/12 et C-250/12, EU:C:2013:722, point 33 et jurisprudence citée).


22      Voir arrêt du 19 décembre 2012, Orfey (C-549/11, EU:C:2012:832, points 44 et 45 et jurisprudence citée).


23      Voir arrêt du 2 juin 2016, Lajvér (C-263/15, EU:C:2016:392, point 45 et jurisprudence citée).


24      Arrêt du 18 juillet 2007, Société thermale d’Eugénie-les-Bains (C-277/05, EU:C:2007:440, point 32).


25      Arrêt du 18 janvier 2017, SAWP (C-37/16, EU:C:2017:22, point 30).


26      Voir, par exemple, van Doesum, A., van Kesteren, H., et van Norden, G.-J., Fundamentals of EU VAT Law, Kluwer Law International, 2016, p. 111 ; Terra, B.J.M., et Kajus, J., Introduction to European VAT (Recast), Commentaries on European VAT Directives, IBFD Publications, 2017, p. 246 ; Henkow, O., The VAT/GST Treatment of Public Bodies, Kluwer Law International, 2013, p. 67.


27      Arrêt du 11 mai 2017, Posnania Investment (C-36/16, EU:C:2017:361, points 32 à 36). De manière similaire, voir, dans le cadre de la prestation de services, arrêt du 22 juin 2016, Český rozhlas (C-11/15, EU:C:2016:470, points 24 à 26).


28      Voir van Doesum, A., van Kesteren, H., et van Norden, G.-J., Fundamentals of EU VAT Law, Kluwer Law International, 2016, p. 129, qui citent l’arrêt du 2 juin 1994, Empire Stores (C-33/93, EU:C:1994:225, point 16). A contrario, voir arrêt du 18 juillet 2007, Société thermale d’Eugénie-les-Bains (C-277/05, EU:C:2007:440, point 26) dans lequel la Cour a considéré que la réservation d’un séjour ne dépendait pas du paiement d’arrhes, de sorte qu’il n’existait pas de lien direct entre le service et la contrepartie.


29      La disposition nationale invoquée était l’article 12, paragraphe 4, de l’ustawa o szczególnych zasadach lokalizacji dróg publicznych (loi sur les règles spécifiques de localisation des routes publiques).


30      De manière générale, voir ci-dessus, point 68 des présentes conclusions.


31      Voir, arrêt du 2 juillet 2015, NLB Leasing (C-209/14, EU:C:2015:440, point 35 et jurisprudence citée). Voir également arrêt du 23 novembre 2017, Di Maura (C-246/16, EU:C:2017:887, points 12 et 13).


32      À cet égard, voir arrêt du 21 novembre 2013, Dixons Retail (C-494/12, EU:C:2013:758, point 31 et jurisprudence citée).