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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 5 juin 2019 ( 1 )

Affaire C-189/18

Glencore Agriculture Hungary Kft.

contre

Nemzeti Adó- és Vámhivatal Fellebbviteli Igazgatósága

[demande de décision préjudicielle formée par le Fővárosi Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Budapest-Capitale, Hongrie)]

« Système commun de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Article 167 – Article 168 – Droit à déduction – Évasion ou fraude fiscale – Procédures nationales – Charge de la preuve – Accès au dossier – Droits de la défense – Égalité des armes – Contrôle juridictionnel »

I. Introduction

1.

Glencore Agriculture Hungary Kft. (ci-après « Glencore ») attaque deux décisions du Nemzeti Adó- és Vámhivatal Fellebbviteli Igazgatósága (direction des recours de l’administration nationale des Impôts et des Douanes, Hongrie) (ci-après l’« autorité fiscale »), par lesquelles Glencore s’est vu refuser la déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (« TVA ») acquittée pour certaines livraisons qui lui avaient été faites, au motif qu’elle savait ou aurait dû savoir que ses fournisseurs avaient commis une fraude fiscale. Dans la procédure au principal, Glencore conteste la légalité de la procédure fiscale devant l’autorité fiscale. Elle fait valoir, en particulier, une violation du droit à un procès équitable et une atteinte aux droits de la défense.

2.

La juridiction nationale qui a été saisie de ce recours, le Fővárosi Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Budapest-Capitale, Hongrie), s’interroge sur la compatibilité de certaines dispositions et pratiques nationales avec le droit de l’Union. En particulier, la juridiction de renvoi demande des précisions sur les principes régissant la charge de la preuve pesant sur les autorités fiscales aux fins d’établir l’implication d’un contribuable dans la fraude fiscale commise par ses fournisseurs, le droit pour un contribuable d’avoir accès aux documents qui sont pertinents pour sa défense, ainsi que l’étendue du contrôle que la juridiction nationale doit exercer sur les constatations des autorités fiscales et la manière dont elles ont obtenu des éléments de preuve.

II. Le cadre juridique

A.   Le droit de l’Union

3.

Conformément à l’article 167 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, (ci-après la « directive TVA ») ( 2 ), « [l]e droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible ».

4.

L’article 168 de la directive TVA dispose :

« Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants :

a)

la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti ;

[...] »

5.

L’article 273 de la directive TVA précise que « [l]es États membres peuvent prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude, sous réserve du respect de l’égalité de traitement des opérations intérieures et des opérations effectuées entre États membres par des assujettis ».

B.   Le droit hongrois

6.

L’article 1er, paragraphe 3a, de l’adózás rendjéről szóló 2003. évi XCII. törvény (loi no XCII de 2003 sur les règles d’imposition, ci-après la « loi sur les règles d’imposition ») énonce :

« Dans le cadre du contrôle des parties au rapport juridique (contrat, opération) que concerne l’obligation fiscale, l’autorité fiscale ne peut pas qualifier un même rapport juridique concerné par le contrôle et qui a déjà fait l’objet d’une qualification différemment pour chaque assujetti, et elle applique d’office les constatations faites chez l’une des parties audit rapport juridique en cas de contrôle chez toute autre partie audit rapport. »

7.

Conformément à l’article 12, paragraphes 1 et 3, de la loi sur les règles d’imposition, l’assujetti, ainsi que toute personne tenue au paiement de l’impôt, a le droit de prendre connaissance des documents relatifs à l’imposition. Ce droit inclut « le droit de prendre ou de demander des copies de tout document nécessaire à l’exercice de ses droits ou à l’accomplissement de ses obligations ». Néanmoins, l’assujetti ne peut pas consulter, entre autres, « toute partie d’un document contenant des informations sur une autre personne et dont la divulgation violerait une disposition en matière de secret fiscal ».

8.

L’article 97, paragraphes 4 et 5, de la loi sur les règles d’imposition, dispose :

« (4)   Au cours du contrôle, l’autorité fiscale a l’obligation d’établir et de prouver les faits, sauf dans les cas où c’est le contribuable qui, en vertu d’une loi, a la charge de la preuve.

(5)   Sont notamment considérés comme moyens de preuve et preuves admissibles : les documents, les expertises, les déclarations du contribuable, de son représentant, de ses employés ou encore d’autres contribuables, les témoignages, les contrôles sur place, les achats-tests, les achats-tests mystères, les productions à l’essai, les inventaires sur place, les données d’autres contribuables, les constatations des contrôles connexes qui ont été ordonnés, le contenu des informations communiquées, les données ou les informations électroniques provenant des registres d’autres administrations, ou accessibles au public. »

9.

L’article 100, paragraphe 4, de la loi sur les règles d’imposition, se lit comme suit :

« Si l’autorité fiscale étaye les conclusions d’une enquête à l’aide des résultats d’un contrôle connexe effectué chez un autre assujetti, ou à l’aide des données et preuves obtenues à cette occasion, l’assujetti reçoit une communication détaillée de la partie qui le concerne du procès-verbal et de la décision y relative, ainsi que des données et preuves recueillies lors du contrôle connexe. »

10.

L’article 69, paragraphe 1, du Nemzeti Adó- és Vámhivatalról szóló 2010. évi CXXII törvény (loi no CXXII de 2010 relative à l’office des impôts et des douanes, ci-après la « loi sur l’administration fiscale ») dispose :

« Les données collectées et traitées par [l’autorité fiscale] à des fins répressives, conformément à l’article 13, paragraphe 7, sous a), [...] ainsi que les données spéciales, ne sont utilisées qu’à des fins répressives, sauf si la loi en dispose autrement. »

11.

L’article 76, paragraphe 2, sous g), de la loi sur l’administration fiscale, énonce :

« 2.   Outre les personnes et entités visées au paragraphe 1, peuvent demander des données et informations provenant des systèmes informatiques de traitement des données à finalité répressive de [l’autorité fiscale], dans la mesure nécessaire à l’exécution de leurs missions respectives prévues par la loi, et en en fournissant la raison :

[...]

g)

Le service de [l’autorité fiscale] investi de missions et compétences relevant de [l’autorité fiscale] en ce qui concerne les obligations fiscales et douanières, ainsi que les procédures fiscales et douanières, conformément à [la loi sur les règles en matière d’imposition], au [közösségi vámjog végrehajtásáról szóló 2003. évi CXXVI. törvény (loi no CXXVI de 2003 sur l’exécution du droit douanier communautaire)] et à d’autres règlementations en matière fiscale et douanière. »

III. Les faits, la procédure et les questions préjudicielles

12.

Pour autant que la décision de renvoi et les observations des parties permettent d’en juger, les faits pertinents peuvent être résumés comme suit.

13.

Glencore, la partie demanderesse dans la procédure au principal, est une société établie en Hongrie, dont l’activité principale consiste dans le négoce en gros de céréales, de graines oléagineuses et d’aliments pour animaux, ainsi que de matières premières. Glencore a acheté des céréales sur tout le territoire de la Hongrie dont une grande partie a été vendue à l’étranger. Elle a également acheté d’importantes quantités de graines de tournesol et de colza, dont une partie substantielle lui a servi à produire, en sous-traitance, de l’huile brute et de la semoule, et dont une plus petite partie a été revendue par elle sans transformation.

14.

L’autorité fiscale a effectué un contrôle chez la partie demanderesse. À la suite de ce contrôle, l’autorité fiscale a adopté deux décisions administratives en 2015 et 2016, (ci-après les « décisions attaquées »). La première décision concernait tous les impôts et subventions des exercices fiscaux 2010 et 2011 (à l’exception de la TVA pour les mois de septembre et octobre 2011). Par cette décision, l’autorité fiscale a conclu que Glencore était redevable, entre autres, de 1951418000 forints hongrois (HUF) (environ 6012790 euros) au titre de la TVA. La seconde décision concernait la TVA due pour le mois d’octobre 2011 et l’autorité fiscale a conclu que Glencore était redevable d’un complément de taxe de 130171000 HUF (environ 402770 euros).

15.

Dans ses décisions, l’autorité fiscale a conclu que Glencore avait illégalement déduit la TVA dans la mesure où cette dernière savait ou aurait dû savoir que certains de ses fournisseurs avaient émis de fausses factures et commis une fraude à la TVA. À cet égard, l’autorité fiscale s’est référée à des décisions administratives adoptées à l’encontre de certains fournisseurs de Glencore et à une procédure pénale engagée contre ces derniers (qui n’était pas encore close lorsque les décisions attaquées ont été adoptées).

16.

Selon les décisions attaquées, les inspecteurs des impôts qui ont contrôlé Glencore ont eu accès – directement ou indirectement – aux documents figurant à la fois dans les dossiers pénaux et les dossiers administratifs des fournisseurs qui étaient poursuivis. L’autorité fiscale s’est appuyée sur certains éléments de preuve recueillis au cours de ces procédures pour établir que Glencore était impliquée (de manière passive) dans une fraude fiscale.

17.

Après le rejet de son recours administratif, Glencore a attaqué les décisions litigieuses devant le Fővárosi Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Budapest-Capitale). Dans ses observations, Glencore conteste la légalité de la procédure administrative qui a conduit à l’adoption des décisions attaquées et fait valoir un manque d’équité dans la procédure ainsi qu’une violation des droits de la défense.

18.

Dans le cadre de ces procédures, la juridiction de renvoi se demande si les dispositions nationales pertinentes, telles qu’interprétées et appliquées par les autorités fiscales et les juridictions nationales, sont susceptibles d’exposer un assujetti tel que Glencore à des difficultés excessives pour apporter la preuve de sa non-implication dans la fraude fiscale commise par ses fournisseurs.

19.

La juridiction de renvoi souligne que les autorités fiscales estiment être libérées de la charge de la preuve qui leur incombe normalement, dès lors que, dans une procédure fiscale ultérieure, elles prennent en considération les constatations figurant dans des décisions connexes, et ce même si l’assujetti visé par l’enquête ultérieure n’était pas partie à la procédure, voire qu’il a pu ne pas avoir eu connaissance de ces décisions.

20.

En outre, la juridiction de renvoi observe que les autorités fiscales considèrent qu’elles ne sont pas obligées de communiquer le dossier d’une procédure connexe ni les éléments de preuve qui ont servi de fondement aux décisions connexes. Par exemple, en l’espèce, au cours de la procédure administrative, Glencore n’a reçu qu’une description des éléments de preuve sur lesquels sont fondées les décisions adoptées contre ses fournisseurs, sous la forme d’un résumé. Malgré ses nombreuses demandes, Glencore s’est vu refuser l’accès à certaines pièces du dossier qu’elle estime importantes pour sa défense. Ce n’est que plus tard, lors de la procédure au principal, que Glencore a finalement obtenu l’autorisation d’accéder à certaines des pièces sollicitées, à la suite d’une ordonnance de la juridiction de renvoi.

21.

Selon la juridiction de renvoi, il est impossible, au cours de la procédure judiciaire, de remédier aux déficiences alléguées de la procédure administrative, dans la mesure où la légalité des décisions précédemment adoptées par les autorités fiscales ainsi que les éléments de preuve recueillis dans le cadre d’une procédure connexe ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle juridictionnel.

22.

Dans ces circonstances, le Fővárosi Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Budapest-Capitale) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Faut-il interpréter les dispositions de la directive TVA ainsi que, en ce qui les concerne, le principe fondamental du respect des droits de la défense et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux [de l’Union européenne, ci-après la « Charte »] en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre et à une pratique nationale reposant sur celle-ci en vertu desquelles les constatations, dans le cadre du contrôle des parties au rapport juridique (contrat, opération) que concerne l’obligation fiscale, qui sont faites par l’autorité fiscale à l’issue d’une procédure mise en œuvre auprès d’une des parties audit rapport juridique (l’émetteur des factures dans l’affaire principale) et qui impliquent une requalification du rapport juridique doivent être prises en compte d’office par l’autorité fiscale lors du contrôle d’une autre partie au rapport juridique (le destinataire des factures dans l’affaire principale), étant entendu que l’autre partie au rapport juridique ne dispose d’aucun droit, en particulier des droits attachés à la qualité de partie, dans la procédure de contrôle d’origine ?

2)

Pour le cas où la Cour répondrait à la première question par la négative, les dispositions de la directive TVA ainsi que, en ce qui les concerne, le principe fondamental du respect des droits de la défense et l’article 47 de la [Charte] s’opposent-ils à une pratique nationale qui permet une procédure telle que celle visée à la première question de telle manière que l’autre partie au rapport juridique (le destinataire des factures) ne dispose pas, dans la procédure de contrôle d’origine, des droits attachés à la qualité de partie, et ne puisse donc pas davantage exercer un droit de recours dans le cadre d’une procédure de contrôle dont les constatations doivent être prises en compte d’office par l’autorité fiscale dans la procédure de contrôle concernant l’obligation fiscale de l’autre partie et peuvent être retenues à la charge de cette dernière, étant entendu que l’autorité fiscale ne met pas à disposition de l’autre partie le dossier pertinent du contrôle effectué auprès de la première partie au rapport juridique (l’émetteur des factures), en particulier les pièces sous-tendant les constatations, les procès-verbaux et les décisions administratives, mais ne lui en communique qu’une partie, en une forme de résumé, l’autorité fiscale ne donnant ainsi connaissance du dossier à l’autre partie qu’indirectement, en faisant une sélection selon des critères qui lui sont propres et sur lesquels l’autre partie ne peut exercer aucun contrôle ?

3)

Faut-il interpréter les dispositions de la directive TVA ainsi que, en ce qui les concerne, le principe fondamental du respect des droits de la défense et l’article 47 de la [Charte] en ce sens qu’ils s’opposent à une pratique nationale en vertu de laquelle les constatations, dans le cadre du contrôle des parties au rapport juridique que concerne l’obligation fiscale, qui sont faites par l’autorité fiscale à l’issue d’une procédure mise en œuvre auprès de l’émetteur des factures et qui impliquent la constatation que ledit émetteur a participé à une fraude fiscale active doivent être prises en compte d’office par l’autorité fiscale lors du contrôle du destinataire des factures, étant entendu que ledit destinataire ne dispose pas, dans la procédure de contrôle mise en œuvre chez l’émetteur, des droits attachés à la qualité de partie, et ne peut donc pas davantage exercer un droit de recours dans le cadre d’une procédure de contrôle dont les constatations doivent être prises en compte d’office par l’autorité fiscale dans la procédure de contrôle concernant l’obligation fiscale du destinataire et peuvent être retenues à la charge de ce dernier, et étant entendu que [l’autorité fiscale] ne met pas à disposition du destinataire le dossier pertinent du contrôle effectué auprès de l’émetteur, en particulier les pièces sous-tendant les constatations, les procès-verbaux et les décisions administratives, mais ne lui en communique qu’une partie, en une forme de résumé, l’autorité fiscale ne donnant ainsi connaissance du dossier au destinataire qu’indirectement, en faisant une sélection selon des critères qui lui sont propres et sur lesquels celui-ci ne peut exercer aucun contrôle ? »

23.

Glencore, le gouvernement hongrois ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations écrites et ont également été entendus en leurs plaidoiries lors de l’audience du 20 mars 2019.

IV. Analyse

A.   Remarques liminaires

24.

La juridiction de renvoi demande, en substance, si les dispositions de la directive TVA, interprétées à la lumière de l’article 47 et de l’article 48, paragraphe 2, de la Charte, s’opposent à une disposition ou à une pratique d’un État membre prévoyant que, lors du contrôle du droit à déduction d’un assujetti, l’administration fiscale prenne en compte les constatations de fait et leur qualification juridique (ci-après les « constatations » ) opérées par l’administration dans des décisions connexes visant d’autres assujettis. Ce faisant, l’administration ne procède qu’à une communication partielle et indirecte des pièces pertinentes relatives à ces constatations, en n’en fournissant qu’un résumé à l’assujetti.

25.

La décision de renvoi est extrêmement succincte en ce qui concerne les faits de l’espèce. Force m’est donc de préciser la façon dont je les comprends, ce qui m’amènera nécessairement à circonscrire les réponses qu’il convient d’apporter aux questions soulevées par la juridiction de renvoi. Cependant, il y a lieu d’ajouter que l’absence de tout détail factuel, ainsi que la formulation plutôt complexe des questions déférées, a nécessairement un impact sur le type de réponse que je peux apporter. Dès lors, mes propositions à cet égard ne sauraient qu’en rester à un niveau d’abstraction relativement élevé.

26.

Dans la procédure au principal, Glencore attaque deux décisions émises par les autorités fiscales hongroises, par lesquelles ces dernières ont refusé la déduction de la TVA acquittée pour certaines livraisons, au motif que Glencore savait ou aurait dû savoir que ses fournisseurs avaient commis une fraude fiscale.

27.

La constatation de fraude fiscale ayant entaché certaines transactions a d’abord été opérée par les autorités fiscales dans des décisions qui visaient les fournisseurs de Glencore dans le cadre de procédures auxquelles celle-ci n’était pas partie. Cette constatation a ensuite été « reportée » dans les décisions attaquées, conformément à l’article 1er, paragraphe 3a, de la loi sur les règles d’imposition. Cette disposition (dont la signification précise fait cependant l’objet d’un débat entre les parties) énonce que « [d]ans le cadre du contrôle des parties au rapport juridique [...] que concerne l’obligation fiscale, l’autorité fiscale ne peut pas qualifier un même rapport juridique concerné par le contrôle qui a déjà fait l’objet d’une qualification différemment pour chaque assujetti, et elle applique d’office les constatations faites chez l’une des parties audit rapport juridique en cas de contrôle à toute autre partie audit rapport ».

28.

Il m’apparaît que pour prouver l’implication de Glencore, dans les décisions attaquées, les autorités fiscales se sont appuyées, en substance, sur trois types d’éléments de preuve : i) les preuves recueillies dans le cadre d’une procédure administrative engagée contre Glencore, ii) les preuves rassemblées au cours de la procédure administrative conduite contre les fournisseurs de Glencore, et iii) les éléments de preuve obtenus au cours de la procédure pénale visant les fournisseurs de Glencore.

29.

Au moment où la juridiction de renvoi a saisi la Cour d’un renvoi préjudiciel, la procédure fiscale engagée contre les fournisseurs de Glencore s’était conclue par l’adoption de décisions administratives ayant acquis un caractère définitif. En revanche, la procédure pénale visant les fournisseurs était pendante, et se trouvait apparemment au stade de l’enquête (c’est-à-dire qu’elle n’avait pas encore été renvoyée devant une juridiction pénale).

30.

Cela signifie qu’en l’espèce, la juridiction de renvoi émet des doutes concernant une possible violation des droits de Glencore, en raison du « transfert » des éléments de preuve entre les différents services des autorités nationales, et du « report », dans des décisions administratives ultérieures, des constatations que ces autorités ont effectuées dans une ou plusieurs décision(s) administrative(s). En revanche, comme l’ont confirmé les parties à l’audience, aucune constatation figurant dans les décisions attaquées n’a été opérée sur la base d’un jugement rendu dans le cadre d’une procédure pénale, puisqu’il n’existait pas de tel jugement à cette date. Certaines informations ont néanmoins été extraites des pièces recueillies par les autorités menant l’enquête pénale.

31.

À la lumière de ce qui précède, il me semble que, par ses questions, la juridiction de renvoi soulève trois problèmes principaux. Le premier porte sur la manière dont les autorités fiscales peuvent s’acquitter de leur obligation de rapporter la preuve qu’un assujetti savait ou aurait dû savoir que ses fournisseurs avaient commis une fraude fiscale, lorsqu’elles s’appuient sur les constatations opérées dans des décisions antérieures visant lesdits fournisseurs. Le deuxième concerne l’étendue de l’obligation qui incombe aux autorités fiscales de permettre à l’assujetti d’accéder aux éléments de preuve nécessaires pour sa défense, y compris les documents obtenus dans des procédures connexes visant d’autres assujettis. Le troisième concerne les pouvoirs que doit avoir une juridiction nationale lorsqu’elle contrôle les constatations opérées par les autorités fiscales dans des décisions adoptées contre des fournisseurs d’un assujetti, et la légalité de l’obtention des éléments de preuve provenant de procédures visant ces fournisseurs.

32.

Enfin, en ce qui concerne le droit de l’Union applicable, il convient de rappeler que les règles nationales prévoyant des procédures et des sanctions destinées à combattre la fraude fiscale, constituent une mise en œuvre du droit de l’Union, aux fins de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte ( 3 ). Comme l’a souligné la juridiction de renvoi, le droit à un recours effectif et à un procès équitable, ainsi que les droits de la défense, consacrés respectivement à l’article 47 et à l’article 48, paragraphe 2, de la Charte, revêtent une pertinence particulière dans la présente procédure.

B.   La charge de la preuve pesant sur l’autorité fiscale

33.

Le premier problème soulevé par la juridiction de renvoi porte sur la manière dont les autorités fiscales peuvent s’acquitter de leur obligation de rapporter la preuve qu’un assujetti savait ou aurait dû savoir que ses fournisseurs avaient commis une fraude à la TVA, lorsque ces autorités souhaitent s’appuyer sur les constatations opérées dans des décisions antérieures adoptées à l’encontre desdits fournisseurs.

34.

À titre liminaire, il convient de souligner que le régime des déductions vise à soulager entièrement l’entrepreneur du poids de la TVA due ou acquittée dans le cadre de toutes ses activités économiques ( 4 ). La Cour a itérativement jugé que le droit à déduction de la TVA fait partie intégrante du mécanisme de la TVA et ne peut donc, en principe, être limité ( 5 ).

35.

Il est également bien établi que la lutte contre la fraude, l’évasion fiscale et les abus éventuels est un objectif reconnu et encouragé par la directive TVA, et la Cour a itérativement jugé que les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union ( 6 ). Il ressort des articles 2 et 273 de la directive TVA, lus conjointement avec l’article 4, paragraphe 3, TUE, que chaque État membre a l’obligation de prendre toutes les mesures législatives et administratives propres à garantir la perception de l’intégralité de la TVA due sur son territoire et à lutter contre la fraude ( 7 ). Toutefois, les mesures que les États membres ont la faculté d’adopter à cette fin ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre ces objectifs. Elles ne peuvent, dès lors, être utilisées de manière telle qu’elles remettraient systématiquement en cause le droit à déduction de la TVA et, partant, la neutralité de la TVA ( 8 ).

36.

Dès lors, il n’est pas compatible avec le régime du droit à déduction prévu par la directive TVA de sanctionner, par le refus de ce droit, un assujetti qui ne savait pas et n’aurait pas pu savoir que l’opération concernée était impliquée dans une fraude commise par le fournisseur ou par un autre opérateur intervenant en amont ou en aval dans la chaîne des livraisons ( 9 ). Pour que le droit à déduction puisse être refusé, l’administration fiscale doit établir, au vu d’éléments objectifs et sans exiger du destinataire des factures des vérifications qui ne lui incombent pas, que ce destinataire savait ou aurait dû savoir que lesdites opérations étaient impliquées dans une fraude à la TVA ( 10 ).

37.

Le droit de l’Union ne prévoit pas de règles relatives aux modalités de l’administration des preuves. Partant, la preuve qu’un assujetti a commis une fraude à la TVA doit être établie conformément aux règles de preuve du droit national ( 11 ). Cependant, comme la Cour l’a itérativement jugé, ces règles ne doivent pas porter atteinte à l’efficacité du droit de l’Union et doivent respecter les droits garantis par la Charte ( 12 ).

38.

En outre, il découle de l’arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses, que ni les dispositions de la directive TVA ni le principe du respect des droits de la défense ne s’opposent, en principe, à ce que l’administration fiscale puisse, afin de constater l’existence d’une pratique abusive en matière de TVA, utiliser des preuves obtenues dans le cadre d’une procédure pénale parallèle non encore clôturée, visant le même assujetti ( 13 ).

39.

Je ne vois pas pourquoi ce principe ne pourrait pas également s’appliquer à une situation telle que celle de l’affaire au principal, dans laquelle les éléments de preuve sont obtenus dans le cadre de procédures administrative ou pénale visant les fournisseurs de la société. Comme la Commission l’a souligné, les administrations fiscales ont pour pratique courante et tout à fait légitime, lorsque le contrôle d’un assujetti suscite des doutes quant à la légalité de certaines transactions, d’effectuer des vérifications supplémentaires auprès des assujettis intervenant en amont ou en aval dans la chaîne des livraisons. Ces contrôles peuvent conduire à l’ouverture de procédures parallèles (de nature pénale ou administrative) à l’encontre de plusieurs assujettis, ayant pour origine les mêmes faits et fondées sur les mêmes éléments de preuve ( 14 ).

40.

Dès lors, le fait que certains documents sont transférés d’une procédure à une autre n’emporte pas en soi une violation des droits de la défense de l’assujetti qui fait l’objet d’une enquête dans la procédure ultérieure.

41.

Cette faculté est cependant soumise à des conditions essentielles. Si l’administration fiscale a l’intention de s’appuyer sur de tels documents pour étayer ses constatations dans une décision ultérieure, elle doit : i) accorder à l’assujetti l’accès aux documents utilisés à des fins argumentatives dans la décision ultérieure ; ii) lui donner la possibilité d’être entendu sur ces documents et de produire des éléments de preuve à l’appui de ses arguments ; iii) concilier expressément les documents en cause et leur pertinence dans sa décision, en y intégrant, en y commentant ou en y réfutant les arguments pertinents de l’assujetti. Lesdites conditions s’appliquent même si ces documents étaient déjà à la base d’une décision antérieure devenue depuis définitive.

42.

Le fait que les constatations sont considérées comme ayant été établies dans des décisions antérieures ne saurait exonérer l’administration fiscale de l’obligation qui lui incombe d’expliquer dûment, preuves à l’appui, les motifs qu’elle retient dans des décisions ultérieures visant d’autres assujettis. Toute décision de l’administration fiscale consistant à refuser à un assujetti le droit à la déduction de la TVA doit, en principe, être une décision se suffisant à elle-même, dans laquelle les conclusions des autorités sont justifiées et motivées de manière adéquate et indépendante.

43.

Toute autre approche porterait gravement atteinte aux droits de la défense des assujettis visés par des procédures ultérieures, qui se trouveraient assis entre deux chaises. D’un côté, les assujettis ne pourraient pas contester certaines constatations figurant dans les décisions antérieures, parce qu’ils n’étaient pas parties à ces procédures, et, de l’autre, ils ne pourraient pas contester ces constatations dans le cadre de la procédure qui les concerne, les autorités étant liées par leurs précédentes décisions.

44.

Dans des cas de figure extrêmes, cela pourrait également aller de pair avec l’absence de toute défense, en particulier dans les affaires (qui ne sont pas rares lors de fraudes à grande échelle) dans lesquelles les procédures sont ouvertes à l’encontre de sociétés qui ont été liquidées, qui n’existent plus, ou qui n’ont simplement pas intérêt à se défendre. Dans ce dernier cas, l’administration fiscale établirait les faits et leur qualification juridique, avec une sorte d’effet erga omnes, sans que ces affirmations soient jamais contestées de manière effective.

45.

Ces considérations m’amènent au cœur du problème, à savoir l’appréciation de la compatibilité avec le droit de l’Union d’une disposition nationale telle que l’article 1er, paragraphe 3a, de la loi sur les règles d’imposition. Comme mentionné au point 27 des présentes conclusions, la manière dont cette disposition doit être interprétée et appliquée fait l’objet d’un débat entre les parties. Il n’appartient pas à la Cour d’interpréter le droit national. Je m’abstiendrai, dès lors, de prendre position sur cette disposition spécifique et limiterai mes commentaires à quelques considérations d’ordre général.

46.

Que les autorités fiscales soient en principe légalement tenues de faire preuve de cohérence en appréciant les mêmes faits ou les mêmes relations juridiques n’est naturellement en rien problématique. Au contraire, comme le fait valoir le gouvernement hongrois, cela renforce la sécurité juridique et garantit l’égalité entre les contribuables. Il n’en convient pas moins d’émettre deux réserves importantes.

47.

Premièrement, l’interprétation d’une disposition telle que l’article 1er, paragraphe 3a, de la loi sur les règles d’imposition, doit respecter la logique et la structure du régime de la TVA. Les contribuables individuels ne sauraient être tenus responsables du comportement illicite d’autres contribuables au seul motif qu’ils étaient parties à la relation qui a donné lieu à l’obligation fiscale en cause. Une telle obligation doit être établie à titre individuel, pour chaque assujetti intervenant dans la chaîne de livraisons ( 15 ).

48.

Deuxièmement, une telle disposition de droit national ne peut avoir de portée supérieure que celle d’imposer aux autorités fiscales d’adopter la même approche dans toutes les affaires connexes en l’absence de motifs sérieux de procéder autrement. En d’autres termes, une telle disposition n’est acceptable que dans la mesure où elle n’empêche pas les autorités fiscales, de jure ou de facto, de parvenir à une autre conclusion, dans le cadre d’une autre procédure, lorsque leur sont présentés de nouveaux arguments ou de nouveaux éléments de preuve.

49.

Pour ces raisons, si elle devait faire l’objet d’une interprétation et d’une application différentes de celles que l’on vient de mettre en évidence, une disposition ou une pratique nationale en vertu de laquelle les autorités fiscales sont liées, en droit ou en fait, par les constatations opérées dans des décisions connexes pourrait être contraire à un certain nombre de principes fondamentaux. Or, aucune interprétation de la sorte ne saurait « diluer » la charge de la preuve pesant sur les autorités fiscales, ni, a fortiori, la déplacer effectivement sur le contribuable, en portant ainsi atteinte au droit à la déduction et donc à la neutralité de la TVA, ainsi qu’aux droits de la défense des assujettis.

C.   L’étendue du droit du contribuable d’accéder au dossier

50.

Le deuxième problème soulevé dans la présente procédure concerne l’obligation qui incombe aux autorités fiscales d’accorder à un assujetti l’accès aux éléments de preuve utilisés dans la procédure fiscale qui le concerne. En particulier, à l’instar de la juridiction nationale dans l’affaire Ispas ( 16 ), la juridiction de renvoi demande, dans la présente affaire, des précisions au sujet de la communication de ces éléments, à savoir quoi, quand et comment divulguer.

51.

En ce qui concerne le premier aspect, il convient de rappeler que le droit d’accès au dossier est essentiel pour que les personnes visées par une décision émanant des autorités publiques, susceptible de leur faire grief, puissent exercer leurs droits de la défense.

52.

Le principe du respect des droits de la défense implique que le destinataire d’une décision faisant grief doit être mis en mesure de faire valoir ses observations avant que celle-ci soit prise afin que l’autorité compétente soit mise à même de tenir utilement compte de l’ensemble des éléments pertinents. Cette règle vise en premier lieu à permettre au destinataire de corriger une erreur ou faire valoir tels éléments relatifs à sa situation personnelle qui militent dans le sens que la décision soit prise, ne soit pas prise ou qu’elle ait tel ou tel contenu ( 17 ).

53.

L’accès au dossier doit être autorisé à un moment donné au cours de la procédure administrative mais certainement avant que les autorités adoptent leur décision finale. L’assujetti doit avoir suffisamment de temps pour prendre connaissance des documents détenus par les autorités et, partant, pour être en mesure de préparer sa défense.

54.

Un assujetti doit être autorisé à consulter son dossier avant l’ouverture de toute procédure juridictionnelle. L’accès au dossier permet également à l’assujetti de décider en connaissance de cause d’attaquer ou non la décision adoptée par l’administration devant la juridiction compétente ( 18 ).

55.

Dès lors, la communication à un stade ultérieur – qui n’aurait lieu que dans le cadre du recours juridictionnel formé contre la décision adoptée par les autorités administratives – ne peut pas, par principe, « remédier » à la violation des droits de la défense de la personne visée, qui a été commise lors de la phase administrative de la procédure ( 19 ).

56.

Ensuite, en ce qui concerne les types de documents que les autorités sont tenues de communiquer à l’assujetti visé par une enquête, je soulignerai que le droit d’accès au dossier implique que l’assujetti soit en mesure d’examiner l’ensemble des documents figurant dans le dossier d’enquête, qui sont pertinents pour l’exercice de sa défense.

57.

Plus spécifiquement, ces documents incluent, premièrement, les éléments du dossier que les autorités ont l’intention d’invoquer dans leur décision visant l’assujetti ( 20 ). En ce qui concerne Glencore, cela implique que cette société aurait dû avoir accès à l’ensemble des éléments de preuve sur lesquels l’administration fiscale s’est appuyée pour établir qu’elle savait ou aurait dû savoir que la fraude fiscale en cause avait été commise.

58.

À cet égard, il convient de noter qu’un droit d’accès existe indépendamment de l’origine du document et du contexte dans lequel il a été obtenu (par exemple, dans le cadre d’une procédure administrative ou pénale parallèle engagée contre un autre assujetti), sauf, évidemment, en cas d’exceptions ( 21 ). Il est sans importance que les documents invoqués par les autorités aient été ou non transférés d’une affaire à une autre : tant que ces documents ont vocation à être utilisés comme éléments de preuve dans une affaire ultérieure, ils doivent être communiqués à l’assujetti concerné par ladite affaire. Il appartient à l’État membre de décider si cette communication doit s’effectuer en fournissant une copie des documents demandés ou en permettant à l’assujetti d’avoir accès (si nécessaire de manière partielle) au dossier de la procédure connexe. Ce qui importe, c’est que l’assujetti ait une réelle possibilité d’avoir accès aux éléments de preuve originaux.

59.

Deuxièmement, le droit d’accès s’étend nécessairement aux autres documents qui, même s’ils ne sont peut-être pas directement invoqués par les autorités dans le motif de leur décision, concernent le comportement de l’assujetti qui fait l’objet de l’enquête. Il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») que, conformément à l’article 6 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), les personnes faisant l’objet d’une enquête doivent être en mesure d’avoir accès non seulement aux « preuves [...] qui concernent directement les faits de l’affaire », mais aussi aux « autres éléments pouvant se rapporter à la recevabilité, la crédibilité et l’exhaustivité de celles-ci ». ( 22 )

60.

Troisièmement, le droit d’accès englobe non seulement les éléments à charge mais également les éléments à décharge que les autorités fiscales ont pu rassembler ( 23 ). Cela implique que l’assujetti ait accès aux documents et informations susceptibles de lui être favorables, puisqu’ils peuvent l’exonérer ou, plus généralement, ne pas concorder avec les déductions opérées par les autorités fiscales à partir d’autres éléments de preuve en leur possession ( 24 ).

61.

Inversement, comme je l’ai suggéré dans l’affaire Ipsas, le droit d’accès au dossier ne saurait être interprété comme imposant que l’assujetti « voi[e] le dossier complet », entendu comme « toute la série de documents et d’informations en possession de l’administration » en ce compris « les éléments non directement liés à la décision adoptée, comme les notes internes, les brouillons, les calculs auxiliaires et toutes les informations obtenues auprès de tiers» ( 25 ).

62.

A fortiori, je ne vois aucun fondement permettant de demander l’accès au dossier complet relatif à des procédures parallèles engagées contre d’autres assujettis, sous réserve évidemment que l’ensemble des documents pertinents que l’autorité fiscale souhaite invoquer aient été versés au dossier de la procédure ultérieure et que l’accès y ait été autorisé ( 26 ).

63.

En outre, selon une jurisprudence constante, le principe général du droit de l’Union du respect des droits de la défense ne constitue pas une prérogative absolue, mais peut comporter des restrictions, à la condition que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par la mesure en cause et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis ( 27 ). Dès lors, l’accès au dossier est susceptible de comporter des restrictions dans les cas où il apparaît strictement nécessaire de garantir la protection d’intérêts publics majeurs (par exemple, le secret de l’instruction) ou de s’assurer que l’on ne porte pas indûment atteinte aux droits fondamentaux d’autres personnes (par exemple, à la confidentialité des données à caractère personnel ou qui relèvent du secret professionnel) ( 28 ).

64.

Il appartient cependant aux autorités de prouver que les conditions de ces exceptions sont remplies, ce qui est susceptible de faire l’objet d’un contrôle juridictionnel ( 29 ). Néanmoins, les autorités sont tenues d’examiner si une communication partielle des documents visés par l’une des exceptions peut être autorisée : cela implique, en particulier, de vérifier s’il est possible de limiter l’accès à certaines parties des documents sans imposer aux autorités une charge de travail disproportionnée ( 30 ). Dans ce cadre, il convient de rappeler que, dans l’environnement moderne des technologies de l’information, il est nettement plus facile qu’auparavant de gérer un large volume de documents et, si nécessaire, de les publier.

65.

Enfin, s’agissant des modalités à suivre pour autoriser l’accès aux documents, je soulignerai que, pour les raisons exposées au point 58 ci-dessus, une simple référence à des décisions passées dans lesquelles les documents pertinents ont été utilisés comme éléments de preuve ne suffit pas. De même, une description des éléments de preuve détenus par les autorités fiscales, sous la forme d’un résumé, ne satisfait pas au droit d’accès au dossier d’un assujetti, à moins que ce dernier ne soit en mesure de solliciter un examen et, éventuellement, une copie de documents spécifiques. Il est en effet de la plus haute importance que l’assujetti puisse « jeter un œil » aux documents originaux, si tel est son souhait.

D.   Contrôle juridictionnel

66.

Enfin, il est nécessaire d’examiner brièvement l’étendue du contrôle que les juridictions nationales sont tenues d’exercer sur la décision des autorités fiscales refusant à un assujetti certaines déductions de la TVA.

67.

La juridiction compétente doit effectuer une appréciation globale de l’ensemble des circonstances et éléments de fait pertinents de l’affaire dont elle est saisie, aux fins de déterminer si l’assujetti concerné avait le droit à la déduction s’agissant des livraisons qui ont donné lieu à la fraude fiscale en cause.

68.

Lorsqu’elle examine l’affaire dont elle est saisie, la juridiction nationale ne peut évidemment pas être liée par les constatations effectuées par les autorités fiscales, que ce soit dans les décisions attaquées, ou dans les décisions visant d’autres assujettis, même lorsqu’elles ont acquis un caractère définitif.

69.

Conformément à l’article 47 de la Charte, la compétence de la juridiction nationale doit couvrir l’ensemble des éléments de droit et de fait qui détermineront l’issue de la procédure ( 31 ). Pour satisfaire aux exigences liées au droit à un procès équitable, il importe que les parties aient connaissance, puissent débattre et être entendues, sur l’ensemble de ces éléments ( 32 ).

70.

Dans le cadre d’une procédure judiciaire, la juridiction nationale doit également être en mesure de vérifier la légalité, à la lumière du droit de l’Union (si besoin, à titre incident), des éléments de preuve utilisés contre l’assujetti, y compris ceux qui proviennent d’autres procédures. Comme la Cour l’a jugé dans l’arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses, l’effectivité du contrôle juridictionnel consacré à l’article 47 de la Charte exige que « la juridiction procédant au contrôle de la légalité d’une décision constituant une mise en œuvre du droit de l’Union puisse vérifier si les preuves sur lesquelles cette décision est fondée n’ont pas été obtenues et utilisées en violation des droits garantis par ledit droit et, spécialement, par la Charte ». Cette exigence est satisfaite « si la juridiction saisie d’un recours contre la décision de l’administration fiscale procédant à un redressement de TVA est habilitée à contrôler que les preuves provenant d’une procédure pénale parallèle non encore clôturée, sur lesquelles est fondée cette décision, ont été obtenues dans cette procédure pénale en conformité avec les droits garantis par le droit de l’Union ou peut à tout le moins s’assurer, sur le fondement d’un contrôle déjà exercé par une juridiction pénale dans le cadre d’une procédure contradictoire, que lesdites preuves ont été obtenues en conformité avec ce droit» ( 33 ).

71.

Il est important de noter que la Cour a ajouté dans ce dernier arrêt que « [s]i cette exigence n’est pas satisfaite et, partant, le droit à un recours juridictionnel n’est pas effectif, ou en cas de violation d’un autre droit garanti par le droit de l’Union, les preuves obtenues dans le cadre de la procédure pénale et utilisées dans la procédure administrative fiscale doivent être écartées et la décision attaquée qui repose sur ces preuves doit être annulée si, de ce fait, celle-ci se trouve sans fondement» ( 34 ).

72.

Si la juridiction de renvoi n’était pas en mesure de contrôler les constatations opérées par les autorités fiscales, ou la manière dont ces dernières ont obtenu les éléments de preuve utilisés, il y aurait également violation du principe d’égalité des armes, qui est un corollaire du droit à un procès impartial consacré à l’article 47 de la Charte.

73.

En effet, il ressort d’une jurisprudence constante que le principe d’égalité des armes implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause, y compris ses preuves, dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. Ce principe a pour but d’assurer l’équilibre procédural entre les parties à une procédure judiciaire, en garantissant l’égalité des droits et des obligations de ces parties, en ce qui concerne, notamment, les règles régissant l’administration des preuves et le débat contradictoire devant le juge ( 35 ).

74.

Plus généralement, il convient de souligner que, sauf quelques exceptions d’ordre mineur, les déclarations et les constatations des autorités administratives ne lient pas et ne peuvent pas lier les juridictions, ni les empêcher d’exercer pleinement leur contrôle juridictionnel. Ainsi que la Cour l’a de nouveau souligné récemment, la notion d’indépendance suppose, notamment, que l’instance concernée exerce ses fonctions juridictionnelles en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque, que ce soit de manière directe (en recevant des ordres ou des instructions de quelque origine que ce soit ( 36 )), ou indirecte (en étant liée quant au résultat de l’appréciation par un autre acte ou une autre décision, en particulier par des actes administratifs exclus effectivement du contrôle juridictionnel ( 37 )).

75.

Pour ces raisons, une juridiction nationale saisie par un assujetti d’un recours contre une décision adoptée par les autorités fiscales doit être en mesure de contrôler l’ensemble des éléments de fait et de droit entrant dans cette décision, y compris la légalité de l’obtention des preuves, indépendamment de leur origine.

V. Conclusion

76.

Je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Fővárosi Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Budapest-Capitale, Hongrie) de la manière suivante :

Les dispositions de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, interprétées à la lumière des articles 47 et 48, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ne s’opposent pas à une disposition ou à une pratique d’un État membre prévoyant que, lors du contrôle du droit à déduction d’un assujetti, l’administration fiscale soit tenue de prendre en considération les constatations qu’elle a opérées dans des décisions connexes ayant acquis un caractère définitif, sous réserve que :

cette disposition ou pratique, tout en respectant la logique et la structure du régime de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), n’empêche pas les autorités fiscales, de jure ou de facto, de tirer des conclusions différentes lors de procédures différentes, lorsque leur sont présentés de nouveaux arguments ou de nouveaux éléments de preuve ;

les autorités fiscales soient en principe tenues, avant d’adopter leur décision finale, d’accorder l’accès à l’ensemble des documents pertinents pour l’exercice des droits de la défense de l’assujetti, y compris à ceux obtenus dans le cadre de procédures administratives ou pénales connexes. Une description des éléments de preuve sous forme de résumé n’est pas suffisante, à moins que l’assujetti ne soit en mesure de demander l’examen de documents spécifiques et, le cas échéant, une copie ;

la juridiction nationale saisie d’un recours contre une décision adoptée par les autorités fiscales soit en mesure de contrôler l’ensemble des éléments de fait ou de droit entrant dans cette décision, y compris la légalité des modalités de collecte des preuves, quelle que soit leur origine.


( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) JO 2006, L 347, p. 1.

( 3 ) Voir, en particulier, arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson (C-617/10, EU:C:2013:105, point 27), ainsi que, comme l’a ultérieurement précisé la Cour, arrêts du 5 décembre 2017, M.A.S. et M.B. (C-42/17, EU:C:2017:936), et du 2 mai 2018, Scialdone (C-574/15, EU:C:2018:295).

( 4 ) Voir, par exemple, arrêt du 5 juillet 2018, Marle Participations (C-320/17, EU:C:2018:537, point 25 et jurisprudence citée).

( 5 ) Voir, entre autres, arrêt du 15 septembre 2016, Senatex (C-518/14, EU:C:2016:691, point 37 et jurisprudence citée).

( 6 ) Voir, notamment, arrêts du 28 juillet 2016, Astone (C-332/15, EU:C:2016:614, point 50), et du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C-251/16, EU:C:2017:881, point 28).

( 7 ) Voir, à cet effet, arrêts du 26 février 2013, Åkerberg Fransson (C-617/10, EU:C:2013:105, point 25), et du 2 mai 2018, Scialdone (C-574/15, EU:C:2018:295, point 26).

( 8 ) Voir, notamment, arrêt du 28 juillet 2016, Astone (C-332/15, EU:C:2016:614, point 49 et jurisprudence citée).

( 9 ) Voir arrêt du 6 décembre 2012, Bonik (C-285/11, EU:C:2012:774, points 35 à 38 et 41), et du 13 mars 2014, FIRIN (C-107/13, EU:C:2014:151, points 40 à 42)

( 10 ) Voir, à cet effet, ordonnance du 10 novembre 2016, Signum Alfa Sped (C-446/15, EU:C:2016:869, point 39 et jurisprudence citée).

( 11 ) Voir, par exemple, mes conclusions dans l’affaire Dzivev e.a. (C-310/16, EU:C:2018:623, point 24 et jurisprudence citée)

( 12 ) Voir, à cet effet, arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832, points 65 et 68).

( 13 ) Arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832, points 68 et 90).

( 14 ) Voir, par exemple, arrêts du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C-80/11 et C-142/11, EU:C:2012:373, points 17 et 25), et du 6 décembre 2012, Bonik (C-285/11, EU:C:2012:774, point 14). Voir également ordonnance du 15 juillet 2015, Itales (C-123/14, non publiée, EU:C:2015:511, points 14 et 15).

( 15 ) Voir point 36 des présentes conclusions.

( 16 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Ispas (C-298/16, EU:C:2017:650, point 99).

( 17 ) Voir, à cet effet, arrêt du 3 juillet 2014, Kamino International Logistics et Datema Hellmann Worldwide Logistics (C-129/13 et C-130/13, EU:C:2014:2041, point 38 et jurisprudence citée).

( 18 ) Voir, en ce sens, arrêt du 15 octobre 1987, Heylens e.a. (222/86, EU:C:1987:442, point 15).

( 19 ) Cependant, il peut en être autrement lorsque la procédure introduite contre la décision de l’administration « n’a pas pour effet de suspendre automatiquement l’exécution de la décision faisant grief et de la rendre immédiatement inapplicable ». Voir, en ce sens, arrêt du 3 juillet 2014, Kamino International Logistics et Datema Hellmann Worldwide Logistics (C-129/13 et C-130/13, EU:C:2014:2041, points 64 et suivants).

( 20 ) Voir par exemple, arrêt du 9 novembre 2017, Ispas (C-298/16, EU:C:2017:843, point 32).

( 21 ) Voir points 63 et 64 des présentes conclusions.

( 22 ) Arrêt de la Cour EDH du 11 décembre 2008, Mirilachvili c. Russie, (CE:ECHR:2008:1211JUD000629304, § 200 et jurisprudence citée). Mise en italique ajoutée. Alors que, naturellement, l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH possède un volet civil et un volet pénal, la Cour EDH a appliqué les dispositions de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, à certains types de procédures fiscales. Dès lors, les principes développés par la Cour EDH peuvent très bien servir d’inspiration générale pour définir le critère à appliquer à une procédure telle que celle en cause au principal, indépendamment de l’examen (distinct) du point de savoir si, dans cette affaire particulière, l’amende imposée pourrait en fait être considérée comme étant de nature « pénale ».

( 23 ) Voir, par analogie, arrêt du 13 septembre 2018, UBS Europe e.a. (C-358/16, EU:C:2018:715, point 66 et jurisprudence citée). Voir, également, Cour EDH, 5 avril 2012, Chambaz c. Suisse (CE:ECHR:2012:0405JUD001166304, § 61 et jurisprudence citée).

( 24 ) Voir arrêt du 1er juillet 2010, Knauf Gips/Commission (C-407/08 P, EU:C:2010:389, point 23 et jurisprudence citée).

( 25 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Ispas (C-298/16, EU:C:2017:650, points 100, 116 et 121).

( 26 ) Voir point 58 des présentes conclusions.

( 27 ) Voir, en ce sens, arrêts du 3 juillet 2014, Kamino International Logistics et Datema Hellmann Worldwide Logistics (C-129/13 et C-130/13, EU:C:2014:2041, point 42), et du 9 novembre 2017, Ispas (C-298/16, EU:C:2017:843, point 35).

( 28 ) Voir, en ce sens, arrêt du 9°novembre 2017, Ispas (C-298/16, EU:C:2017:843, point 36).

( 29 ) Voir, en ce sens, arrêt de la Cour EDH du 16 février 2000, Jasper contre Royaume-Uni (CE:ECHR:2000:0216JUD002705295, § 56).

( 30 ) En ce sens, voir par analogie, arrêt du 28 juin 2012, Commission/Agrofert Holding (C-477/10 P, EU:C:2012:394, point 79).

( 31 ) Voir, par analogie, arrêt du 4 juin 2013, ZZ (C-300/11, EU:C:2013:363, point 62).

( 32 ) Voir, par analogie, arrêt du 2 décembre 2009, Commission/Irlande e.a. (C-89/08 P, EU:C:2009:742, point 56).

( 33 ) Arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832, points 87 et 88).

( 34 ) Arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C-419/14, EU:C:2015:832, point 89).

( 35 ) Voir, par exemple, arrêt du 28 juillet 2016, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a. (C-543/14, EU:C:2016:605, points 40 et 41 et jurisprudence citée).

( 36 ) Voir, en ce sens, arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses (C-64/16, EU:C:2018:117, points 42 et 44 et jurisprudence citée).

( 37 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Torubarov (C-556/17, EU:C:2019:339, points 50, 51 et 102).