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Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 10 septembre 2020 (1)

Affaire C-449/19

WEG Tevesstraße

contre

Finanzamt Villingen-Schwenningen

[demande de décision préjudicielle présentée par le Finanzgericht Baden-Württemberg (tribunal des finances du Bade-Wurtemberg, Allemagne)]

« Renvoi préjudiciel – Taxe sur la valeur ajoutée – Exonération de la location de biens immeubles – Disposition nationale exonérant la fourniture de chaleur par un groupement de propriétaires de biens immeubles à ces propriétaires »






I.      Introduction

1.        Un groupement de propriétaires de logements a fourni auxdits propriétaires de logements de la chaleur et a réclamé la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la « TVA ») acquittée en amont sur les dépenses liées à cette activité. Cette demande a été rejetée par l’administration fiscale compétente. Celle-ci a considéré que, en application du droit allemand, la livraison de chaleur aux propriétaires de biens immeubles est exonérée de la TVA.

2.        Dans ce contexte, le Finanzgericht Baden-Württemberg (tribunal des finances du Bade-Wurtemberg, Allemagne) souhaite savoir si la directive 2006/112/CE (2) (ci-après la « directive TVA ») s’oppose à ce qu’une réglementation nationale exonère de la TVA la livraison de chaleur par des groupements de propriétaires de logements à ces propriétaires. Aux fins de répondre à cette question, la Cour aura l’occasion de fournir des indications sur la question de savoir dans quelles conditions la contrepartie d’une livraison de biens (tels que la chaleur) est considérée comme suffisamment à la mesure de l’« avantage » tiré de cette opération pour que celle-ci soit considérée comme ayant été effectuée « à titre onéreux », au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA.

II.    Le cadre juridique

 A. Le droit de l’Union

3.        Le considérant 4 de la directive TVA est ainsi libellé :

« La réalisation de l’objectif de l’instauration d’un marché intérieur suppose l’application, dans les États membres, de législations relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires ne faussant pas les conditions de concurrence et n’entravant pas la libre circulation des marchandises et des services. Il est donc nécessaire de réaliser une harmonisation des législations relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires au moyen d’un système de taxe sur la valeur ajoutée (TVA), ayant pour objet l’élimination, dans toute la mesure du possible, des facteurs qui sont susceptibles de fausser les conditions de concurrence, tant sur le plan national que sur le plan communautaire. »

4.        L’article 2, paragraphe 1, sous a) et c), de la directive TVA dispose :

« 1. Sont soumises à la TVA les opérations suivantes :

a) les livraisons de biens effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel ; […]

c) les prestations de services, effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel ; »

5.        L’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA, qui concerne les « assujettis » dispose :

« 1. Est considéré comme “assujetti” quiconque exerce, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une activité économique, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité.

Est considérée comme “activité économique” toute activité de producteur, de commerçant ou de prestataire de services, y compris les activités extractives, agricoles et celles des professions libérales ou assimilées. Est en particulier considérée comme activité économique, l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en tirer des recettes ayant un caractère de permanence. »

6.        L’article 14, paragraphe 1, de la directive TVA définit la « livraison de biens » comme étant le « transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire » tandis que, aux termes de l’article 15, paragraphe 1, de cette directive « la chaleur [est assimilée à un bien corporel] ».

7.        L’article 135 de la directive TVA, qui relève du chapitre 3 de celle-ci (intitulé « Exonérations en faveur d’autres activités »), énumère certaines exonérations de TVA. Il prévoit notamment ce qui suit :

« 1. Les États membres exonèrent les opérations suivantes : […]

l) l’affermage et la location de biens immeubles. »

 B. Le droit allemand

 1. La loi allemande relative à la taxe sur la valeur ajoutée

8.        Les articles 1er et 4 de l’Umsatzsteuergesetz (loi relative à la taxe sur la valeur ajoutée, ci-après l’« UStG ») prévoient les règles générales relatives à l’assujettissement à la TVA et aux exonérations de celle-ci, y compris l’exonération de la livraison de chaleur par les groupements de propriétaires de biens immeubles à ces propriétaires :

« Article 1er Opérations imposables

(1)      Sont soumises à la taxe sur le chiffre d’affaires les opérations suivantes :

1)      les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux à l’intérieur du pays par un entrepreneur dans le cadre de son entreprise. Les opérations ne sont pas exclues de la taxation lorsqu’elles sont effectuées en vertu de la loi ou d’un acte administratif ou qu’elles sont considérées comme effectuées en vertu d’une disposition légale ; [...]

Article 4 Exonérations pour livraisons de biens et prestations de services

Sont exonérées de la taxe les opérations suivantes relevant de l’article 1, paragraphe (1), point 1) :

[...]

13) les prestations que les groupements de propriétaires de logements au sens de la Wohnungseigentumsgesetz (loi relative à la propriété de logements et au droit d’habitation permanent) [...] fournissent aux propriétaires de logements et aux propriétaires de parties d’immeuble, dans la mesure où les prestations consistent dans la mise à disposition de la propriété collective pour usage, entretien, réparation et pour d’autres opérations de gestion de cette propriété collective, ainsi que dans la livraison de chaleur et de biens similaires. »

 2. La loi relative à la propriété de logements et au droit d’habitation permanent

9.        Le Wohnungseigentumsgesetz (loi relative à la propriété de logements et au droit d’habitation permanent) régit les principes sur lesquels repose la répartition formelle de la propriété entre propriétaires de logements. Les dispositions pertinentes de cette loi sont les suivantes :

« Article 10 Principes généraux

(1)      Sauf disposition expresse contraire, les propriétaires des appartements sont les titulaires des droits et obligations, y compris, en particulier, pour les parties l’immeuble en propriété propre et les parties de l’immeuble en propriété collective, conformément aux dispositions de la présente loi. [...]

Article 16 Régime pécuniaire, charges et frais [...]

(2)      Chaque propriétaire de logement est tenu, à l’égard des autres propriétaires de logements, de supporter les charges de la propriété collective, ainsi que les frais pour l’entretien, la réparation, d’autres opérations de gestion et pour un usage collectif de la propriété collective en fonction de sa part (paragraphe 1, deuxième phrase).

(3)      Les propriétaires de logements peuvent, par dérogation au paragraphe 2, décider à la majorité des voix que les frais de fonctionnement de la propriété collective ou de la propriété exclusive […] qui ne sont pas directement comptabilisés à l’égard de tiers, et les frais de gestion sont pris en compte en fonction de la consommation ou de l’origine et répartis en fonction de celle-ci ou en fonction d’un autre critère, dans la mesure où cela est conforme aux règles de bonne gestion. »

III. Les faits, le litige au principal et la question préjudicielle

10.      WEG Teveßtrasse (ci-après la « requérante ») est un groupement de propriétaires de logements. Ces propriétaires de logements sont trois personnes morales (une société privée, une administration publique et une municipalité, ci-après les « propriétaires »). Il apparaît que la requérante a été chargée de gérer un bien immeuble à usage mixte situé dans le Land de Bade-Wurtemberg (ci-après la « propriété »). La propriété est composée de 20 appartements de location, d’un service de l’administration publique et d’un organisme communal.

11.      En 2012, la requérante a construit une centrale de cogénération (ci-après la « centrale de cogénération ») sur la propriété. Elle a commencé à produire de l’électricité à partir de la centrale de cogénération. Elle vendait ensuite l’électricité à une société de distribution d’électricité et fournissait la chaleur ainsi produite aux propriétaires.

12.      Au cours de la même année, la requérante a déposé une déclaration provisoire de TVA en réclamant un montant total de 19 765,17 EUR au titre de la TVA acquittée en amont en raison des frais d’acquisition et de fonctionnement liés à la centrale de cogénération.

13.      Le 3 décembre 2014, après évaluation de cette demande, l’administration fiscale de Villingen-Schwenningen a admis uniquement la déduction d’un montant correspondant à 28 % de la TVA payée en amont. Selon ses calculs, ce montant représentait la part des coûts susmentionnés imputable à la production d’électricité. En ce qui concerne les 72 % de la taxe payée en amont imputables à la production de chaleur, l’administration fiscale a rejeté la déduction demandée par la requérante au motif que, en vertu de l’article 4, point 13, de l’UStG, la livraison de chaleur aux propriétaires de biens immeubles serait exonérée de la TVA.

14.      Après avoir contesté sans succès cet avis d’imposition devant l’administration fiscale, la requérante a saisi le Finanzgericht Baden-Württemberg (tribunal des finances du Bade-Wurtemberg). La requérante considère notamment que l’article 4, point 13, de l’UStG est contraire au droit de l’Union dans la mesure où l’exonération qu’il prévoit ne découle pas de la directive TVA. Compte tenu de la primauté du droit de l’Union, la livraison de chaleur aux propriétaires devrait être soumise à la TVA, de sorte que la requérante aurait également droit à la déduction des 72 % restants de la TVA payée en amont.

15.      Compte tenu des doutes qu’il nourrit quant à la compatibilité de la réglementation nationale applicable avec le droit de l’Union, le Finanzgericht Baden-Württemberg (tribunal des finances du Bade-Wurtemberg) a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de la question préjudicielle suivante :

« Convient-il d’interpréter les dispositions de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1) en ce sens qu’elles s’opposent à la réglementation d’un État membre en vertu de laquelle la livraison de chaleur par des groupements de propriétaires de logements aux propriétaires est exonérée de la taxe sur la valeur ajoutée ? »

16.      Des observations écrites ont été déposées par le gouvernement allemand et par la Commission européenne. Le 22 mai 2020, le gouvernement allemand et la Commission ont également répondu aux questions écrites posées aux parties par la Cour.

IV.    Analyse

17.      Les présentes conclusions sont structurées de la manière suivante : je commencerai par émettre, à titre liminaire, différentes hypothèses s’agissant des faits de la présente affaire, ainsi que les suppositions sur lesquelles je me fonderai pour fournir une réponse à la juridiction de renvoi (partie A). Ensuite, j’exposerai le critère juridique permettant de déterminer s’il s’agit en l’espèce d’une opération imposable en vertu de la directive TVA (partie B). Enfin, j’examinerai les arguments présentés par le gouvernement allemand et par la Commission, avant d’appliquer le critère juridique aux différents cas de figure hypothétiques formulés (partie C).

 A. Considérations liminaires

18.      La juridiction de renvoi demande, en substance, si les dispositions de la directive TVA s’opposent à ce qu’une réglementation d’un État membre exonère de la TVA la fourniture de chaleur par un groupement de propriétaires de logements à ces propriétaires.

19.      Compte tenu de la nécessité d’une assiette de TVA uniforme (3), l’exonération d’une opération de la TVA peut se présenter dans deux cas : i) lorsque, par hypothèse, l’opération n’est pas imposable ; ou ii) lorsqu’une des exonérations prévues exhaustivement au titre IX de la directive TVA s’applique.

20.      Ces deux cas de figure requièrent un exposé détaillé des circonstances de fait à l’origine de l’opération en cause. En l’espèce, l’ordonnance de renvoi contenant relativement peu de détails, il n’est pas aisé de formuler une conclusion dans chacun de ces deux cas de figure sans avoir connaissance d’un certain nombre de variables factuelles. J’estime donc qu’il y a lieu d’exposer ma propre lecture des faits et d’émettre certaines suppositions, ce qui aura inévitablement pour effet d’encadrer la réponse que je pourrais apporter à la question posée par la juridiction de renvoi.

21.      Deux types de variable alimenteront nécessairement les présentes conclusions. Il s’agit des variables suivantes.

 1. Qui livre quoi à qui et qu’est-ce qui est chauffé ?

22.      La juridiction de renvoi indique, tant dans l’ordonnance de renvoi que dans la question préjudicielle, que c’est la requérante qui fournit la chaleur issue de la production d’électricité aux « die Wohnungseigentümer » (« les propriétaires »). J’insiste sur le fait que la chaleur est fournie à ces personnes morales pour relever qu’aucun élément du dossier ne permet de considérer que la chaleur est fournie aux locataires des 20 appartements locatifs faisant également partie de la propriété (et dont il n’apparaît pas non plus clairement qui sont les propriétaires). En effet, les locataires ne semblent pas intervenir dans cette opération.

23.      Cela donne lieu à une complication supplémentaire : faut-il retenir une lecture littérale de l’ordonnance de renvoi ? Cette question se pose eu égard à l’utilisation de l’article défini « die » devant « Wohnungseigentümer », qui indique l’utilisation du pluriel, ce qui peut laisser penser que la Cour serait invitée à fournir un avis sur l’approvisionnement en chaleur des propriétaires pris collectivement, qui serait dès lors destiné à une utilisation collective dans les parties communes. Ou bien faut-il comprendre l’ordonnance de renvoi en ce sens que la chaleur est fournie aux « die Wohnungseigentümer » collectivement, mais pour un usage personnel dans les parties de la propriété dont ils sont individuellement propriétaires ?

24.      L’ordonnance de renvoi ne fournit aucune indication claire dans un sens ou dans l’autre. L’article 4, point 13, de l’UStG n’apporte pas davantage de clarifications. Cette disposition se borne à prévoir, sans autre précision, que la fourniture de chaleur par un groupement de propriétaires de biens immeubles aux « die Wohnungseigentümer » est exonérée de la TVA.

25.      Ce manque de précision donne lieu, par conséquent, à deux hypothèses possibles. La première hypothèse est celle du chauffage des parties communes. Dans ce cas de figure, la requérante fournit de la chaleur aux propriétaires collectivement, en ce sens que soit les propriétaires, soit la requérante (voire même la requérante directement pour le compte de ces derniers) chauffent les parties communes de la propriété à des fins de consommation et d’usage collectifs. L’autre hypothèse est celle du chauffage des parties privatives. Dans une telle hypothèse, la requérante fournirait également de la chaleur aux propriétaires, mais d’une manière quelque peu différente. Dans ce cas de figure, les propriétaires reçoivent directement de la chaleur destinée aux parties de la propriété désignées par ceux-ci et la consomment à titre individuel.

 2. Quelle en est la contrepartie (le cas échéant) et comment est-elle calculée ?

26.      Comme le relèvent à juste titre le gouvernement allemand et la Commission, l’ordonnance de renvoi est également muette sur la question de la contrepartie. En effet, rien n’indique que la moindre contrepartie soit versée. Aucune précision n’est non plus fournie quant à la manière dont une éventuelle contrepartie serait calculée.

27.      En effet, sans contrepartie, il n’y a pas d’opération imposable (4).

28.      Aux fins de mon analyse, je supposerai néanmoins que les propriétaires versent à la requérante une certaine contrepartie pour l’approvisionnement en chaleur, puisqu’il est peu probable que la juridiction de renvoi aurait posé une telle question en l’absence de toute contrepartie.

29.      En outre, la manière dont est conçu le système de contrepartie est aussi importante que les modalités de calcul de celle-ci. D’une part, chaque facture spécifique peut correspondre à une dépense déterminée. En d’autres termes, tout paiement correspond à un approvisionnement en chaleur et est donc directement destiné à couvrir cette dépense spécifique. D’autre part, l’approvisionnement en chaleur pourrait faire partie d’un ensemble d’activités plus large accomplies par la requérante. On peut supposer alors que les propriétaires s’acquitteraient d’une somme forfaitaire régulière destinée à couvrir divers frais de fonctionnement, dont ferait partie la fourniture de chaleur. Dans ce cas, le mode de facturation concernerait la totalité (ou une partie) de ces activités de fonctionnement assorti éventuellement d’une ventilation des coûts. Une contrepartie serait indirectement destinée à couvrir des frais « généraux ».

30.      En résumé, les deux variables qui me sont inconnues, mais qui sont à mon avis importantes, en définitive, aux fins de l’appréciation de l’espèce, sont non seulement la question de savoir si la fourniture de chaleur est destinée aux parties communes ou aux parties privatives de la propriété, mais également celle de savoir si, en contrepartie de cette prestation, une somme est versée pour couvrir une dépense spécifique (« directement ») ou une dépense générale (« indirecte »).

 B. Le critère juridique

31.      Pour qu’une opération (relevant de l’article 2 de la directive TVA) soit imposable au sens de la directive TVA, elle doit être effectuée à titre onéreux sur le territoire d’un État membre (conformément à l’article 5 de celle-ci) par un assujetti agissant en tant que tel (au sens de l’article 9 de cette directive). Il en est ainsi, à moins que l’une des exonérations visées au titre IX de la directive TVA s’applique.

32.      En l’espèce, il n’est pas contesté que le critère territorial est rempli. Je ne m’y consacrerai donc pas davantage et concentrerai mon analyse sur les autres facteurs.

 1. S’agit-il d’une livraison de biens effectuée à titre onéreux ?

33.      L’article 2 de la directive TVA énumère les opérations qui sont soumises à la TVA. Il précise, notamment, qu’une « [livraison] de biens [effectuée] à titre onéreux » constitue une opération soumise à la TVA. Ce critère a été interprété en ce sens que le législateur de l’Union n’a entendu taxer que la consommation « à caractère onéreux », autrement dit les opérations pour lesquelles une rétribution est perçue en contrepartie de la livraison d’un bien (5). Cette « contrepartie » est réputée constituer la valeur (à tout le moins partielle et parfois subjective) du bien en cause et non une valeur estimée selon des critères objectifs (6).

34.      Encore faut-il que cette « contrepartie » ait un « lien direct et immédiat » avec l’activité taxée en cause (7). Je comprends la jurisprudence en ce sens qu’elle prescrit deux conditions cumulatives à cet égard. En premier lieu, le paiement doit être rattaché à la prestation par une sorte de « lien de causalité ». En d’autres termes, une personne doit payer pour un bien ou un service déterminé (8). En second lieu, le paiement suppose l’existence d’un « rapport juridique » entre les deux parties à la transaction (9).

35.      Il convient de relever à cet égard que l’utilisation de l’expression « rapport juridique » dans la jurisprudence me semble quelque peu malheureuse. Certaines opérations résultant d’un « rapport juridique » peuvent ne pas relever du champ d’application de l’article 2 de la directive TVA. Ainsi, dans l’arrêt Apple and Pear Development Council,  l’existence d’un « rapport juridique » entre les producteurs de pommes et de poires en Angleterre et au pays de Galles et l’organisme légalement chargé de défendre leurs intérêts (et auquel lesdits producteurs étaient obligés d’adhérer) ne faisait aucun doute, alors même que la Cour a jugé que la taxe annuelle payée par chacun des producteurs de pommes et de poires n’était pas suffisamment à la mesure de l’« avantage » qu’ils tiraient individuellement des activités de l’organisme en question (10). Il en résulte que la notion de « rapport juridique » est plus large qu’il n’y paraît à première vue.

36.      Il me semble que, dans ce type de situations, la notion de « rapport juridique » doit davantage s’entendre comme le « niveau des avantages » par rapport au paiement perçu. En d’autres termes, le « rapport juridique » requis n’existe que lorsque la partie qui verse la contrepartie bénéficie également d’un certain « avantage » à la mesure de cette contrepartie. Dans l’arrêt Apple and Pear Development Council, précité, le « niveau des avantages » était insuffisant dans la mesure où l’exercice de ses fonctions par l’organisme en question profitait aux intérêts communs des producteurs dans leur ensemble, de sorte que les éventuels avantages reçus dans ce cadre par les producteurs individuels étaient tirés « indirectement de ceux qui reviennent de façon générale a l’ensemble du secteur » (11).

37.      La même logique se dégage également dans l’arrêt Commission/Finlande, dans lequel la Cour a jugé que la redevance modeste versée en contrepartie de services d’assistance juridique et calculée sur la base des revenus des bénéficiaires, n’était pas à la mesure des prestations fournies, en dépit de l’existence d’un rapport juridique (12). De même, dans l’affaire Tolsma, précitée, dans laquelle il a été constaté que le « rapport juridique » faisait défaut, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas de lien direct entre l’obole versée par les passants à un musicien de rue et les recettes que ce dernier tirait de sa prestation musicale sur la voie publique (13).

38.      À l’inverse, dans les arrêts Kennemer Golf et Le Rayon D’Or, le paiement d’une cotisation forfaitaire en contrepartie de la mise à disposition permanente d’un service (la possibilité d’utiliser un terrain de golf ou de recevoir des soins à la demande) a été considéré comme la contre-valeur d’une prestation effectuée « à titre onéreux », alors même que ce service n’était pas effectivement utilisé (14).

39.      En résumé, il apparaît que le critère du « rapport juridique » revêt tant un aspect formel que substantiel. Au-delà (ou en tant que composante) de la condition formelle qu’une sorte de relation juridique structurée doit exister entre les parties à une opération, la notion de « rapport juridique » renvoie à celle de « contrepartie ». Cette notion vise à inclure tout échange d’avantages mutuels d’une certaine valeur économique, qui est caractérisé par l’existence d’un lien de causalité tangible entre les prestations accomplies par l’une et l’autre partie.

 2. S’agit-il d’une activité économique ?

40.      L’article 9 de la directive TVA concerne les « assujettis ». En vertu de l’article 9, paragraphe 1, premier alinéa, de cette directive, « est considéré comme “assujetti” quiconque exerce, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une activité économique, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité ». Le second alinéa de cette disposition précise ensuite la définition de la notion d’« activité économique ».

41.      Compte tenu du libellé large de cette disposition, est considéré comme « assujetti » quiconque exerce, quel qu’en soit le lieu, une activité économique (15). De même, la notion d’« activité économique » a fait l’objet d’une interprétation étendue et revêt un caractère objectif, en ce sens que l’activité est considérée en elle-même, indépendamment de ses buts ou de ses résultats (16).

42.      Après avoir précisé le critère juridique énoncé aux articles 2 et 9 de la directive TVA, je vais à présent examiner le cas d’espèce.

 C. L’affaire au principal

43.      En vertu de l’article 15 de la directive TVA, la chaleur est assimilée à un bien corporel.

44.      L’affaire au principal est susceptible de concerner essentiellement deux hypothèses différentes : la première concerne la fourniture de chaleur dans les parties communes de la propriété et la seconde concerne la fourniture de chaleur dans les parties privatives de la propriété. Dans les deux hypothèses, je pars du principe que les propriétaires versent, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, une contrepartie à la requérante pour la livraison du bien (la chaleur) (17).

45.      Avant de procéder à l’étude de chacune de ces hypothèses, je me dois de formuler certaines remarques concernant deux argumentaires transversaux exposés dans la présente affaire indépendamment de l’hypothèse considérée.

46.      Le premier argumentaire concerne la qualification d’« activité économique ». Le gouvernement allemand et la Commission considèrent que, compte tenu de l’identité entre les personnes constituant le groupement des propriétaires de logements (la requérante qui, de fait, est constituée des propriétaires de logements) et les bénéficiaires de la livraison de chaleur (les propriétaires de logements eux-mêmes), cette opération ne saurait être qualifiée d’« activité économique ». Selon la Commission, il en irait de même concernant l’entretien général, les réparations et les autres services que la requérante fournirait aux propriétaires. Tous ces services échapperaient au champ d’application de la directive TVA.

47.      Je ne saurais souscrire à ce raisonnement.

48.      En premier lieu, en ce qui concerne la nature de la prestation, l’article 9, paragraphe 1, première phrase, de la directive TVA emploie le qualificatif assez clair « toute » pour indiquer que, « [e]st considérée comme “activité économique” toute activité de producteur, de commerçant ou de prestataire de services ». En outre, l’articulation entre les définitions abstraites et typologiques figurant aux premier et deuxième alinéas de cette disposition implique, me semble-t-il, que le législateur de l’Union ait entendu inclure dans la notion d’« activité économique » un éventail d’activités aussi large que possible (18).

49.      En second lieu, comme le relève la juridiction de renvoi, et il s’agit là d’un élément plutôt décisif à mon sens, en droit allemand, la requérante est une personne morale distincte des propriétaires. Par conséquent, la chaleur est fournie par une entité juridique à trois autres entités juridiques. Certes, je concède que, d’un point de vue économique, la requérante est constituée de certaines des mêmes personnes bénéficiant de ses activités. Toutefois, la coïncidence des intérêts économiques n’est guère un argument de nature à faire complètement abstraction d’une distinction juridique claire procédant du droit national. Il n’y a donc pas d’identité entre les personnes en cause, pas plus qu’il n’y a d’auto-approvisionnement.

50.      Je ne vois donc pas en quoi la livraison de chaleur effectuée par une personne morale distincte du destinataire des biens ne constituerait pas une « activité économique » au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA. Même s’il s’agissait d’une activité autre que celle en cause en l’espèce, cette conclusion ne serait pas affectée : en effet, si la requérante recevait une contrepartie pour, par exemple, le nettoyage des parties communes, l’entretien de la façade de l’immeuble, ou encore la réparation des interphones, elle exercerait des « activités économiques » individuelles, au même titre que, en l’espèce, la livraison de chaleur. Aucune de ces activités n’échappe au champ d’application de l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA (19).

51.      Le second argumentaire concerne la nature de l’article 4, point 13, de l’UStG. À cet égard, le gouvernement allemand formule deux observations. D’une part, l’article 4, point 13, de l’UStG constituerait la transposition en droit national de l’exonération figurant à l’article 135, paragraphe 1, sous l), de la directive TVA relatif à l’« affermage et la location de biens immeubles ». D’autre part, le gouvernement allemand fait valoir que l’exonération prévue à l’article 4, point 13, de l’UStG s’appuierait sur une déclaration de la Commission et du Conseil. Selon cette déclaration, contenue dans le procès-verbal du Conseil relatif à l’adoption de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil (20) (ci-après la « sixième directive »), les États membres peuvent exonérer de la TVA, entre autres, la livraison de chaleur.

52.      Je ne peux souscrire à aucun de ces arguments.

53.      L’article 135, paragraphe 1, sous l), de la directive TVA énonce l’une des activités que les États membres peuvent exonérer de la TVA. Certes, cette disposition ne définit pas la notion d’« affermage ou [de] location » et n’opère pas non plus de renvoi au droit national à cet effet (21). Toutefois, cette disposition prévoit une exonération de l’obligation ordinaire de payer la TVA et doit, dès lors, faire l’objet d’une interprétation stricte (22).

54.      En premier lieu, si l’on s’en tient au texte, je ne vois aucun argument au soutien de la position du gouvernement allemand selon laquelle la fourniture de chaleur ou, en réalité, la livraison de tout bien ne constituant pas un bien immeuble par un groupement de propriétaires de biens immeubles à ces mêmes propriétaires devrait bénéficier de cette exonération. Je ne perçois pas comment la « fourniture de chaleur à des fins de consommation à la propriété » pourrait, même en vertu d’une interprétation raisonnable (et certainement pas étroite), relever de « l’affermage et [de] la location de biens immeubles ». La « fourniture de chaleur à des fins de consommation à la propriété » est simplement une activité tout à fait différente, qui, tout au plus, est vaguement liée à la « propriété ».

55.      Deuxièmement, en supposant que les propriétaires aient pris en location ou à ferme des biens immeubles auprès de la requérante (quod non en l’espèce) et que celle-ci ait inclus la consommation de chaleur dans un « forfait de location » obligatoire, il pourrait être soutenu que la fourniture de chaleur fait partie de l’opération de location. Toutefois, la jurisprudence n’exonère une prestation « accessoire » de la TVA que dans la mesure où cette prestation partage le sort fiscal de la prestation « principale » et lorsqu’elle ne constitue pas une fin pour la clientèle, ou un service recherché pour lui-même, mais le moyen de bénéficier du service principal dans de meilleures conditions (23). Cela suppose une appréciation des éléments caractéristiques de l’opération (24).

56.      Bien qu’il appartienne à la juridiction de renvoi de procéder aux vérifications en ce sens, je relève que rien n’indique, dans la présente affaire, que l’activité « accessoire » de livraison de chaleur ferait partie d’une quelconque opération d’« affermage ou de location » qui, au demeurant, constitue l’activité « principale » bénéficiant de l’exonération visée à l’article 135, paragraphe 1, point l), de la directive TVA (25). Même si tel était le cas, je doute fort que, de manière générale, un tel ensemble d’activités puisse être envisageable au sens de la directive TVA. Par conséquent, il est difficile de considérer que la livraison de chaleur puisse être qualifiée d’aspect spécifique de la prestation « principale » susmentionnée, qui bénéficie d’une exonération (26).

57.      Troisièmement, et sans préjudice de la question de savoir si la livraison de chaleur pourrait, dans certaines circonstances, être considérée comme accessoire, il s’agit, en tout état de cause, d’une opération « active ». La Cour a déjà précisé que l’article 135, paragraphe 1, point l), de la directive TVA a pour seul but d’exonérer de la TVA les opérations dites « passives » d’affermage et de location de biens immeubles (27). Ainsi que le relève à raison la Commission, il ressort sans équivoque de l’arrêt Wojskowa Agencja Mieszkaniowa w Warszawie, précité, que les opérations « actives », telles que « la fourniture d’eau, d’électricité et de chauffage ainsi que le ramassage des déchets accompagnant cette location doivent, en principe, être considérés comme constituant plusieurs prestations distinctes et indépendantes devant être appréciées séparément du point de vue de la TVA » (28).

58.      S’agissant de la déclaration de la Commission et du Conseil relative à la sixième directive, la réponse est plus simple encore. Il résulte en effet sans équivoque de la jurisprudence que de tels instruments sont dépourvus de valeur juridique et ne peuvent être utilisés que lorsque leur contenu est mentionné dans le libellé de la disposition en cause (29). En effet, les personnes visées par la réglementation en cause doivent pouvoir se fier à son contenu (30).

59.      L’article 135, paragraphe 1, point l), de la directive TVA ne comporte aucune référence à la livraison de chaleur. La disposition correspondante dans la sixième directive, à savoir l’article 13, point B), sous b), de celle-ci, visée dans la déclaration, n’y fait pas davantage référence. Cette disposition ne saurait donc être invoquée en l’espèce.

60.      Après avoir abordé les arguments généraux transversaux, je me pencherai maintenant sur les deux hypothèses susceptibles de se concrétiser en l’espèce.

 1. Première hypothèse : la chaleur est fournie pour le chauffage des parties communes

61.      Pour rappel, le premier cas de figure présuppose que la requérante fournisse de la chaleur aux propriétaires collectivement. La chaleur est ainsi fournie dans l’intérêt commun des propriétaires et consommée dans cette mesure. Les propriétaires paient la requérante, soit directement, soit indirectement, pour la livraison de la chaleur.

62.      Après avoir conclu que la livraison de chaleur est susceptible de constituer une activité économique, la question se pose à présent de savoir si elle est ou non fournie à titre onéreux au sens de l’article 2 de la directive TVA. Aucune information n’ayant été fournie quant aux modalités de paiement ou de facturation convenues entre la requérante et les propriétaires, je ne peux que formuler quelques indications, et de surcroît assez vagues, sur les critères susceptibles de s’avérer pertinents pour le juge national.

63.      En premier lieu, en fonction du type de contrepartie et du mode de facturation, il est probable que la rétribution versée présente un certain lien de causalité avec la prestation fournie (31), à moins naturellement de se trouver dans l’hypothèse peu vraisemblable que les propriétaires ne paient absolument rien à la requérante pour la chaleur qui leur est fournie.

64.      Deuxièmement, existe-t-il un « rapport juridique » au cours duquel se produit un échange structuré de prestations assorties d’une contrepartie ? Un tel « rapport juridique » suppose non seulement une « volonté réciproque », mais également un « avantage » à la mesure de la rétribution versée par le payeur (32). J’expose ci-après ce que cela signifie en l’espèce.

65.      Par sa nature même, la requérante n’agit pas dans l’intérêt ou sur instruction d’un propriétaire individuel. Lorsqu’elle fournit de la chaleur en vue de chauffer les parties communes de la propriété, la requérante est susceptible d’exercer ses fonctions au bénéfice et dans l’intérêt commun de la propriété dans son ensemble. La contrepartie perçue pour l’exercice de ses activités (telles que la livraison de chaleur) est dépourvue de toute corrélation réelle avec l’« avantage » correspondant à la part individuelle dont chaque propriétaire est redevable dans la « contrepartie » globale rendue pour cette opération (33). Tout « avantage » dont bénéficierait chaque propriétaire individuel serait tiré indirectement de l’avantage procuré aux propriétaires dans leur ensemble, bien qu’il ne soit pas exclu que certains de ces propriétaires puissent, dans certaines circonstances, tirer un meilleur avantage que d’autres de l’approvisionnement en chaleur (34).

66.      En d’autres termes, l’« avantage » individuel ne serait donc pas suffisamment à la mesure de la contrepartie versée. Le lien entre la contrepartie versée et la prestation reçue est donc insuffisamment direct pour que l’opération en cause relève du champ d’application de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA (35).

67.      Il est vrai que, à tout le moins en vertu du droit allemand, et sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, les propriétaires sont légalement tenus d’acquitter leur part de l’ensemble des charges et frais exposés par la requérante (36). En revanche, je ne considère pas que l’existence d’une obligation légale de faire partie d’une entité distincte (comme dans l’affaire Apple and Pear Development Council), ou, précisément, l’obligation de payer sa propre part du total des dépenses de cet organisme (conformément à ce qu’exigerait en l’espèce le droit allemand applicable), soit déterminant aux fins de savoir s’il existe une corrélation suffisante entre l’avantage reçu et la contrevaleur rendue. Certes, plus généralement, l’absence de contrôle et d’élément contractuel peut être assurément considérée comme une indication que la transaction ne constitue pas « au sens propre du terme le paiement de services particuliers » (37), mais elle ne caractérise pas le rapport entre l’activité concernée et la rétribution rendue.

68.      C’est pourquoi, s’agissant de l’approvisionnement en chaleur tel qu’envisagé dans la première hypothèse, à supposer qu’il soit destiné aux parties communes de la propriété, la corrélation suffisante entre l’avantage et la contrepartie ferait à mon avis également défaut si les propriétaires n’étaient pas légalement tenus d’acquitter les charges et frais encourus par la requérante. Dans ce cas de figure, la livraison de chaleur serait assurée dans l’intérêt commun des propriétaires et ne serait donc pas effectuée « à titre onéreux » au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA.

69.      Dès lors, pour autant qu’il s’agisse là effectivement des faits au principal, je suis d’avis que la directive TVA ne fait pas obstacle à l’article 4, point 13, de l’UStG. En effet, dans un tel cas, et dans cette mesure, l’article 4, point 13, de l’UStG pourrait être considéré comme une simple clarification en droit national concernant une activité qui en tout état de cause n’est pas soumise à la TVA.

 2. Deuxième hypothèse : la livraison de chaleur est destinée au chauffage des parties privatives

70.      Selon la seconde hypothèse, la requérante fournit de la chaleur aux propriétaires à titre individuel, pour leur usage personnel dans les parties privatives de la propriété. Une telle livraison est donc effectuée dans l’intérêt propre de chaque propriétaire. La chaleur n’est pas consommée dans les parties communes de la propriété. Les propriétaires payent la requérante directement ou indirectement.

71.      Dans ce cas de figure, le critère du « lien de causalité » nécessaire pour conclure à l’existence d’une prestation à titre onéreux est, a fortiori par rapport à la première hypothèse, susceptible d’être établi. En effet, si l’on peut imaginer que chaque propriétaire s’acquitte régulièrement de sa propre part des frais de chauffage destinés aux parties communes selon différentes modalités possibles, telles qu’un taux forfaitaire, une somme forfaitaire ou d’autres types de paiements hybrides, il est en revanche plutôt difficile d’imaginer que ces mêmes modalités soient également applicables à ce que l’on peut considérer comme de la consommation essentiellement privée.

72.      Cela étant dit, le facteur qui permet de faire la distinction avec la deuxième hypothèse est, me semble-t-il, l’existence d’un « avantage » qui correspond à ce que verse chaque propriétaire individuel. En effet, si les propriétaires bénéficient de la livraison de chaleur pour leur usage individuel et versent une contrevaleur à la requérante à cet effet, la contrepartie rendue correspond à une activité qui procure au propriétaire un avantage suffisamment direct et à la mesure de la contrepartie qu’il verse. Je ne sous-entends nullement qu’un avantage doive correspondre précisément à la valeur monétaire du paiement effectué. La directive TVA n’a pas pour objectif de remédier à de mauvaises décisions économiques. Il s’agit plutôt de savoir si l’avantage reçu est suffisamment direct pour qu’il s’agisse d’une opération effectuée « à titre onéreux » au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA. Si tel est le cas, une telle prestation sera fournie « à titre onéreux », au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA.

73.      Cette conclusion demeure invariable indépendamment du mode de paiement. En effet, force est de constater que, lorsqu’une contrepartie est rendue pour la livraison de chaleur au moyen d’un paiement direct destiné à acquitter une facture déterminée, il ne fait aucun doute qu’il y a là une corrélation directe avec l’avantage reçu, à savoir celui tiré de la chaleur fournie. Cette conclusion n’est pas susceptible d’être affectée, même si l’on modifie les modalités selon lesquelles la contrepartie est rendue. Dans le cadre d’une opération de livraison de chaleur pour laquelle la contrepartie est rendue indirectement par le propriétaire, par exemple au moyen d’un paiement forfaitaire régulier, l’avantage reçu correspond également à la contrepartie et il s’agit donc d’une opération « à titre onéreux », puisqu’elle relève, à tout le moins en partie, d’une activité dont le propriétaire tire un avantage individuel.

74.      Ainsi qu’il ressort des arrêts Kennemer Golf et Le Rayon d’Or, il en est ainsi même s’il n’est pas possible de rattacher la somme payée à chaque usage personnel de la chaleur (38). Le lien direct existant entre la prestation de services effectuée et la contrepartie reçue est donc également présent dans une opération comportant des « frais mixtes », autrement dit, dans une situation dans laquelle la requérante exerce une panoplie d’activités pour les propriétaires collectivement et leur fournit, en outre, de la chaleur à titre individuel. En l’espèce, une partie au moins de la contrepartie versée est destinée à couvrir une dépense individuelle. L’opération comporte ainsi une contrepartie en partie affectée à l’avantage reçu, de sorte que, dans cette mesure, il s’agit d’une opération « à titre onéreux » au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA et, partant, soumise à la TVA.

75.      Dans ces conditions, l’article 4, point 13, de l’UStG permettrait d’exonérer une opération de l’obligation ordinaire de payer la TVA en Allemagne, alors que la même opération serait soumise à la TVA dans d’autres États membres, voire même en Allemagne (39), en violation du principe de neutralité fiscale (40). La directive TVA s’opposerait alors à ce que la livraison de chaleur soit exonérée de la TVA au titre de l’article 4, point 13, de l’UStG.

76.      Eu égard à ce qui précède, il appartient à la juridiction nationale d’apprécier les modalités contractuelles convenues entre la requérante et les propriétaires, en tenant dûment compte des considérations exposées dans les présentes conclusions en ce qui concerne la nécessité qu’il existe un lien suffisamment direct entre l’avantage reçu et les paiements éventuellement rendus en contrepartie de l’approvisionnement en chaleur. Si ce lien est présent dans l’opération dont est saisie la juridiction de renvoi, la livraison est susceptible d’avoir été effectuée « à titre onéreux », au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA et l’opération en cause doit, dans cette mesure, être soumise à la TVA.

V.      Conclusion

77.      Je propose à la Cour de répondre comme suit à la question préjudicielle posée par le Finanzgericht Baden-Württemberg (tribunal des finances du Bade-Wurtemberg) :

La directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1) doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à la réglementation d’un État membre en vertu de laquelle la livraison de chaleur par des groupements de propriétaires de logements aux propriétaires est exonérée de la taxe sur la valeur ajoutée, dans la mesure où la contrepartie perçue par le groupement de propriétaires au principal pour la livraison de chaleur ne tient compte que des charges et frais exposés aux fins de la fourniture de chaleur destinée aux parties communes de la propriété.

À l’inverse, la directive 2006/112/CE doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à cette même réglementation nationale, dans la mesure où la contrepartie perçue par le groupement de propriétaires au principal pour la livraison de chaleur tient compte, en tout ou partie, de la fourniture de chaleur destinée aux parties privatives de la propriété.

Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier les circonstances dans lesquelles la livraison de chaleur a été effectuée dans l’affaire en cause au principal.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Directive du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1).


3      Le considérant 7 de la directive TVA évoque la nécessité pour le système commun de TVA d’« aboutir à une neutralité concurrentielle ». Voir, également, arrêt du 3 mai 2001, Commission/France (C-481/98, EU:C:2001:237, point 22).


4      Arrêts du 5 février 1981, Coöperatieve Aardappelenbewaarplaats (154/80, EU:C:1981:38, point 14), et du 1er avril 1982, Hong-Kong Trade Development Council (89/81, EU:C:1982:121, point 10). Comme je l’ai déjà indiqué dans le cadre d’une précédente affaire, sans information quant à l’existence ou non d’une contrepartie, l’on ne saurait présumer l’existence du caractère onéreux d’une « livraison de biens ». Voir mes conclusions dans l’affaire Gmina Wrocław (C-665/16, EU:C:2018:112, point 57).


5      Voir arrêts du 5 février 1981, Coöperatieve Aardappelenbewaarplaats (154/80, EU:C:1981:38, point 14), et du 1er avril 1982, Hong-Kong Trade Development Council (89/81, EU:C:1982:121, point 10).


6      Voir arrêt du 13 juin 2018, Gmina Wrocław (C-665/16, EU:C:2018:431, point 43).


7      Voir, notamment, arrêt du 3 juillet 2019, The Chancellor, Masters and Scholars of the University of Cambridge (C-316/18, EU:C:2019:559, point 21 et jurisprudence citée).


8      Voir arrêt du 5 février 1981, Coöperatieve Aardappelenbewaarplaats (154/80, EU:C:1981:38, point 12).


9      Voir arrêts du 3 mars 1994, Tolsma (C-16/93, EU:C:1994:80, point 17), et du 10 novembre 2016, Baštová (C-432/15, EU:C:2016:855, point 28 et jurisprudence citée).


10      Arrêt du 8 mars 1988 (102/86, EU:C:1988:120, point 14).


11      Arrêt du 8 mars 1988 (102/86, EU:C:1988:120, point 14).


12      Arrêt du 29 octobre 2009, Commission/Finlande (C-246/08, EU:C:2009:671, points 50 à 51).


13      Arrêt du 3 mars 1994 (C-16/93, EU:C:1994:80, point 17).


14      Arrêts du 21 mars 2002 (C-174/00, EU:C:2002:200, points 40 à 42), et du 27 mars 2014 (C-151/13, EU:C:2014:185, point 37).


15      Comme l’observent Terra et Kajus, aux fins de la directive TVA, cela signifie que le « vendeur de saté à Djarkarta » est considéré comme un assujetti au même sens qu’un « grand magasin à Amsterdam ». Voir Terra, B. J. M., et Kajus, J., Introduction to European VAT, Éditions IBFD 2018, p. 371.


16      Voir, notamment, arrêts du 5 juillet 2018, Marle Participations (C-320/17, EU:C:2018:537, point 22), et arrêt du 10 avril 2019, PSM « K » (C-214/18, EU:C:2019:301, points 41 et 42).


17      Voir l’exposé détaillé en ce sens aux points 22 à 30 des présentes conclusions.


18      Voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire Posnania Investment (C-36/16, EU:C:2017:134, point 25).


19      Le fait que ces activités aient un caractère économique peut être conforté en ayant recours à une expérience de pensée : de telles activités pourraient-elles être accomplies par une autre entité (externe, autre que la requérante) normalement rémunérée ? La réponse à cette question ne peut être qu’affirmative : il va de soi que la livraison de chaleur peut (et c’est souvent le cas) être assurée par une société externe contre rémunération, de même qu’il est fait appel à une société lorsque l’ascenseur de l’immeuble doit être réparé.


20      Sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme (JO 1977, L 145, p. 1).


21      Selon une jurisprudence constante, il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité que les termes d’une disposition du droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver une interprétation autonome et uniforme, qui doit être recherchée en tenant compte du contexte de la disposition et de l’objectif poursuivi par la réglementation en cause (voir, en ce sens, arrêt du 16 novembre 2017, Kozuba Premium Selection (C-308/16, EU:C:2017:869, point 38 et jurisprudence citée).


22      Voir, en dernier lieu, arrêt du 2 juillet 2020, Blackrock Investment Management (UK) (C-231/19, EU:C:2020:513, point 22).


23      Voir arrêt du 19 décembre 2018, Mailat (C-17/18, EU:C:2018:1038, point 34 et jurisprudence citée).


24      Voir arrêt du 18 janvier 2018, Stadion Amsterdam (C-463/16, EU:C:2018:22, point 30 et jurisprudence citée).


25      Voir, en ce sens, arrêts du 25 février 1999, CPP (C-349/96, EU:C:1999:93, points 7 à 10 et 31) ; du 27 septembre 2012, Field Fisher Waterhouse (C-392/11, EU:C:2012:597, point 23) ; arrêt du 27 juin 2013, RR Donnelley Global Turnkey Solutions Poland (C-155/12, EU:C:2013:434, point 24), et du 19 décembre 2018, Mailat (C-17/18, EU:C:2018:1038, point 40).


26      Voir, en ce sens, arrêt du 6 mai 2010, Commission/France (C-94/09, EU:C:2010:253, point 34).


27      Arrêts du 4 octobre 2001, « Goed Wonen » (C-326/99, EU:C:2001:506, point 52), et du 28 février 2019, Sequeira Mesquita (C-278/18, EU:C:2019:160, point 19). Voir, également, conclusions de l’avocat général Trstenjak dans l’affaire RLRE Tellmer Property (C-572/07, EU:C:2008:697, point 32).


28      Arrêt du 16 avril 2015 (C-42/14, EU:C:2015:229, point 47).


29      Voir, notamment, arrêt du 14 mars 2013, Agrargenossenschaft Neuzelle (C-545/11, EU:C:2013:169, point 52).


30      Voir arrêt du 17 octobre 1996, Denkavit e.a. (C-283/94, C-291/94 et C-292/94, EU:C:1996:387, point 29).


31      Comme exposé aux points 26 à 30 des présentes conclusions.


32      Comme exposé aux points 34 à 39 des présentes conclusions.


33       Voir, également, arrêt du 3 mars 1994, Tolsma (C-16/93, EU:C:1994:80, point 14), dans lequel la Cour a qualifié cela de « prestations réciproques », qui faisaient défaut dans cette affaire-là.


34      Le cas de figure par excellence serait ici celui d’un jardin communal bien entretenu, qui profiterait indirectement davantage au propriétaire d’un appartement au rez-de-chaussée qu’à celui d’un appartement situés dans les étages supérieurs. Voir, en ce sens, arrêt du 8 mars 1988, Apple and Pear Development Council (102/86, EU:C:1988:120, point 14).


35      Constat qui rejoint d’ailleurs celui du Conseil d’État français dans sa décision du 7 décembre 2001 dans l’affaire no 212273, ECLI :FR :CEORD :2001 :212273.20011207, citée par la juridiction de renvoi.


36      Je tire cette déduction de l’article 16, point 2, du Wohnungseigentumsgesetz (loi relative à la propriété de logements).


37       Conclusions de l’avocat général Slynn dans l’affaire Apple and Pear Development Council (102/86, non publiées, EU:C:1987:466, p. 1461).


38      Voir, notamment, arrêts du 21 mars 2002 (C-174/00, EU:C:2002:200, point 40), et du 27 mars 2014 (C-151/13, EU:C:2014:185, point 37).


39      Comme déjà indiqué, la chaleur (ou l’électricité ou l’eau, pour ce qui nous intéresse en l’espèce) consommée à titre individuel par chaque propriétaire dans son propre logement ou dans un logement pris en location est habituellement fournie par un tiers et sera soumise à la TVA. Ce n’est en effet que dans le cadre de l’affaire au principal, dont les faits sont relativement singuliers, qu’un groupement de propriétaires a apparemment entrepris, en s’éloignant des fonctions normales (communales) qui lui sont confiées, d’effectuer également d’autres livraisons à titre commercial (de manière individualisée), donnant ainsi lieu effectivement à un écart entre, d’une part, sa nature juridique telle qu’elle est généralement déclarée et, d’autre part, une telle activité spécifique, dont il s’avère qu’elle est de nature économique.


40      Voir, notamment, arrêt du 19 décembre 2019, Segler-Vereinigung Cuxhaven (C-715/18, EU:C:2019:1138, point 36 et jurisprudence citée).