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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. M. Poiares Maduro

présentées le 31 mai 2006 (1)

Affaire C-347/04

Rewe Zentralfinanz eG, ayant droit à titre universel d’ITS Reisen GmbH

contre

Finanzamt Köln-Mitte

[demande de décision préjudicielle formée par le Finanzgericht Köln (Allemagne)]

«Législation fiscale – Impôt sur les sociétés – Compensation des pertes par les sociétés mères – Pertes dues à la dépréciation de la valeur des parts détenues dans des sociétés filiales établies dans d’autres États membres»





1.     Les affaires relatives aux systèmes nationaux de traitement fiscal des pertes et dépenses des sociétés appartenant à un groupe transnational soulèvent, dans le cadre communautaire, des questions nouvelles et délicates (2). Ces questions tournent autour du point de savoir si ces systèmes sont compatibles avec les principes du traité CE destinés à assurer l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur. Chacune de ces affaires soulève des problèmes spécifiques et doit faire, par conséquent, l’objet d’un examen particulier. En même temps, il importe de fixer sur ce point une jurisprudence claire et constante.

2.     La Cour a eu récemment l’occasion de juger, dans l’affaire Marks & Spencer (3), de la compatibilité avec le droit communautaire du système britannique dit de «dégrèvement de groupe» autorisant, sous certaines conditions, une société mère à déduire de son bénéfice imposable les pertes subies par ses filiales. Il s’agit à présent de se prononcer, au regard des libertés d’établissement et de mouvements de capitaux, sur une disposition de la législation allemande relative à l’impôt sur le revenu qui restreint, dans le chef d’une société mère résidente en Allemagne, les possibilités de déduction fiscale des pertes résultant de l’amortissement sur la valeur des participations dans les filiales de cette société établies dans d’autres États membres.

I –    Contexte juridique et factuel

3.     L’affaire trouve son origine dans les faits suivants. Par un contrat conclu le 6 mars 1995, le groupe Kaufhof a cédé ITS Reisen GmbH (ci-après «ITS»), une société du groupe dont l’objet social concerne des activités de tourisme, à la société Rewe Zentralfinanz eG (ci-après «Rewe»). Rewe ayant acquis, par l’effet d’un contrat de fusion, le patrimoine d’ITS, elle est devenue l’ayant droit à titre universel de cette dernière.

4.     Or, en 1989, ITS avait créé aux Pays-Bas une filiale, Kaufhof- Tourism Holdings BV (ci-après «KTH»), dont elle détenait l’intégralité des parts sociales. Dans ce même État membre, celle-ci a créé une société de participation, International Tourism Investment Holding BV (ci-après «ITIH»), dont elle détenait 100 % des parts. En outre, ITIH a acquis des participations dans deux sociétés en Belgique ainsi que dans une société au Royaume-Uni et dans une société en Espagne.

5.     La matière de l’imposition des sociétés est régie, en Allemagne, par la loi sur l’impôt des sociétés (Körperschaftsteuergesetz, ci-après le «KStG»), laquelle renvoie aux dispositions pertinentes de la loi relative à l’impôt sur le revenu (Einkommensteuergesetz, ci-après l’«EStG»). Aux termes de l’article 1er du KStG, les sociétés résidentes en Allemagne sont imposées sur l’ensemble de leurs bénéfices mondiaux. Le bénéfice imposable résulte, en principe, de la différence entre le capital d’exploitation de l’entreprise à la fin de l’année d'exploitation et le capital d’exploitation à la fin de l’année d’exploitation précédente. En cas de pertes excédentaires, celles-ci sont susceptibles de faire l’objet d’une anticipation ou d’un report sur d’autres exercices fiscaux, conformément à l’article 10 d de l’EStG. En outre, l’article 6 de l’EStG permet de tenir compte notamment, au titre de dépenses d’exploitation déductibles du bénéfice imposable, des amortissements sur la valeur partielle inférieure de participations. Ces dépenses correspondent, en fait, à une évaluation de la baisse du prix d’acquisition de la participation dans une société en raison des pertes persistantes subies par celle-ci.

6.     Au cours des exercices fiscaux des années 1993 et 1994, ITS a procédé à des amortissements partiels sur la valeur comptable de sa participation dans KTH et à des ajustements de valeur sur des créances concernant les filiales britannique et espagnole d’ITIH. Ces opérations représentent, pour l’année 1993, des charges d’un montant de 14 342 499 DEM et, pour l’année 1994, des charges d’un montant de 32 332 144 DEM, soit un total de plus de 46 millions DEM.

7.     Cependant, le Finanzamt Köln-Mitte (bureau des contributions de Cologne-Centre) a refusé de prendre en compte ces charges au titre de recettes négatives dans la détermination du bénéfice imposable de Rewe au cours des deux années litigieuses au motif que l’article 2 a, paragraphes 1 et 2, de l’EStG s’y opposait.

8.     En effet, cette disposition, intitulée «Recettes négatives ayant un lien avec l’étranger», prévoit:

«1) Les recettes négatives

[…]

2.       provenant d’un établissement industriel ou commercial situé dans un État étranger,

3. a)  provenant de la prise en compte de la valeur partielle inférieure d’une participation, faisant partie des actifs d’exploitation, dans une personne n’ayant ni sa direction ni son siège à l’intérieur du pays (personne morale étrangère), […]

[…]

ne peuvent être compensées qu’avec des recettes positives de même nature provenant du même État […]; elles ne peuvent donc pas non plus être déduites au titre de l’article 10 d. Les diminutions du bénéfice sont assimilées aux recettes. Dans la mesure où les recettes négatives ne peuvent être compensées en application de la première phrase, elles viennent en déduction des recettes positives de même nature que le redevable réalise au cours des années d’imposition dans le même État. […]

2) Le paragraphe 1, première phrase, point 2, n’est pas applicable si le redevable établit que les recettes négatives émanent d’un établissement industriel ou commercial à l’étranger ayant pour objet exclusif ou quasi exclusif la fabrication ou la livraison de marchandises, à l’exception des armes, l’extraction de richesses du sous-sol ainsi que la réalisation de prestations de nature commerciale dans la mesure où celles-ci ne consistent pas en la création ou l’exploitation d’installations servant au tourisme ou en la location de biens économiques, y compris la concession de droits, de plans, d’échantillons, de procédés, de savoir-faire et de connaissances; la détention directe d’une participation d’au moins un quart du capital nominal d’une société de capitaux ayant pour objet exclusif ou quasi exclusif les activités susmentionnées, ainsi que le financement lié à la détention d’une telle participation, est considérée comme la réalisation de prestations de nature commerciale lorsque la société de capitaux n’a ni sa direction ni son siège à l’intérieur du pays. […]»

9.     Il est constant que, durant les deux années litigieuses, ITS ne disposait pas de recettes positives provenant de sa filiale néerlandaise KTH. Par ailleurs, les conditions de la dérogation prévue au l’article 2 a, paragraphe 2, de l’EStG n’étaient pas remplies: KTH n’exerce pas l’une des activités privilégiées, qualifiées d’«activités actives», mentionnées à l’article 2 a, paragraphe 2, première phrase, de l’EStG et elle ne détient pas de participations directes dans une société de capitaux ayant pour objet l’une desdites activités privilégiées.

10.   Sur la base de ces constatations, le Finanzamt Köln-Mitte a émis des avis modificatifs concernant l’impôt sur les sociétés dû par Rewe. Celle-ci a présenté une réclamation auprès de l’administration fiscale. Cette réclamation ayant été rejetée, elle a introduit un recours devant le Finanzgericht Köln tendant à obtenir la prise en compte de l’ensemble des charges d’exploitation liées à ses participations dans les sociétés établies aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en Espagne. À l’appui de ce recours, Rewe fait valoir que l’application de l’article 2 a de l’EStG constitue une discrimination contraire au droit communautaire.

11.   Tel est également l’avis de la juridiction de renvoi. Elle relève qu’il résulte du droit applicable que, tandis que des amortissements sur la valeur de participations dans une société allemande pourraient, en principe, être fiscalement pris en compte sans restriction aux fins de déterminer le bénéfice imposable de la société détenant ces participations, les amortissements sur la valeur de participations dans une société établie dans un autre État membre ne peuvent être pris en compte que dans des cas limités, soit que ces dépenses sont compensées par des recettes positives provenant de cet autre État membre, soit que les conditions du régime dérogatoire prévu à l’article 2 a, paragraphe 2, de l’EStG sont remplies. Il semble dès lors clair à la juridiction de renvoi que pareille restriction sur la déductibilité des pertes liées à des investissements à l’étranger constitue une entrave au libre établissement dans un autre État membre ainsi qu’à la libre circulation des capitaux protégés par le droit communautaire.

12.   Forte de cette conviction, elle a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Les dispositions combinées des articles [43 CE] et [48 CE] et [56 CE et suivants] doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à une réglementation qui – comme la réglementation de l’article 2 a, paragraphe 1, point 3 a, et paragraphe 2, de l’EStG, en cause dans la procédure au principal – restreint la déduction fiscale immédiate de pertes résultant de l’amortissement sur la valeur des participations dans des filiales situées dans d’autres pays de la Communauté lorsque ces filiales exercent des activités passives au sens de la disposition nationale et/ou lorsqu’elles ne réalisent pas des activités actives au sens de la disposition nationale que par l’intermédiaire de sous-filiales propres, alors que les amortissements sur la valeur des participations dans des filiales situées à l’intérieur du pays sont possibles sans ces restrictions?»

II – Analyse

A –    Sur la restriction à la liberté d’établissement

13.   La liberté d’établissement, consacrée à l’article 43 CE, reconnaît aux ressortissants communautaires l’accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises, dans les mêmes conditions que celles définies par la législation de l’État membre d’établissement pour ses propres ressortissants. Conformément à l’article 48 CE, elle comporte, pour les sociétés constituées en conformité avec la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de la Communauté, le droit d’exercer leur activité dans l’État membre concerné par l’intermédiaire d’une filiale, d’une succursale ou d’une agence (4).

14.   De l’arrêt Baars, il découle qu’exerce son droit d’établissement le ressortissant d’un État membre qui détient dans le capital d’une société établie dans un autre État membre une participation lui conférant une influence certaine sur les décisions de la société et lui permettant d’en déterminer les activités (5). Tel est indubitablement le cas lorsque, comme en l’espèce, une société telle que Rewe détient une participation égale à 100 % dans le capital d’une société établie dans un autre État membre, laquelle détient elle-même 100 % des parts d’une société détenant des participations dans le capital de différentes sociétés sises dans d’autres États membres. Il s’ensuit que la situation visée par la juridiction de renvoi, concernant les pertes subies par Rewe en raison de sa participation dans sa filiale KTH établie aux Pays-Bas et des participations de celle-ci dans une sous-filiale étrangère, relève des règles du traité relatives à la liberté d’établissement.

15.   Or, rappelons que, même si, selon leur libellé, les dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement visent à assurer le bénéfice du traitement national dans l’État membre d’accueil, elles s’opposent également à ce que l’État d’origine entrave l’établissement dans un autre État membre d’un de ses ressortissants ou d’une société constituée en conformité avec sa réglementation (6). Il est constant que le traité s’oppose à toute «restriction à la sortie» se caractérisant par un traitement défavorable imposé par la législation d’un État membre aux sociétés résidentes dans cet État membre souhaitant créer des filiales dans d’autres États membres.

16.   Parmi les traitements défavorables prohibés par le traité figurent les restrictions de nature fiscale. En effet, il est de jurisprudence constante que, si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, ces derniers doivent toutefois exercer celle-ci dans le respect du droit communautaire (7).

17.   Conformément à la réglementation en cause au principal, les pertes relatives à l’amortissement sur la valeur des participations dans une filiale située en Allemagne entrent sans restriction dans la détermination du bénéfice imposable des sociétés assujetties à l’impôt. En revanche, les pertes de même nature provenant de participations dans une filiale établie dans un autre État membre ne sont déductibles, par la société assujettie en Allemagne, que sous certaines conditions de recettes ou d’activités.

18.   Il s’ensuit que la situation fiscale d’une société qui, comme Rewe, a une filiale aux Pays-Bas est moins favorable que celle qui serait la sienne si cette filiale était établie en Allemagne. Certes, les pertes résultant de participations dans une filiale étrangère pourraient être prises en compte dans le cas où celle-ci produirait ultérieurement des recettes positives. Il n’en demeure pas moins que, même dans ce cas, la société mère en cause est privée de la possibilité de prise en compte immédiate de ses pertes. Cette possibilité reconnue aux sociétés disposant de filiales nationales constitue, pour celles-ci, un avantage de trésorerie (8). Priver les sociétés disposant de filiales à l’étranger de pareil avantage est susceptible de décourager la constitution de filiales dans d’autres États membres.

19.   Compte tenu de cette différence de traitement, une société mère pourrait donc être dissuadée d’exercer ses activités par l’intermédiaire de filiales ou de sous-filiales établies dans d’autres États membres (9).

20.   Le gouvernement allemand prétend, toutefois, que cette différence de traitement ne constitue pas une discrimination interdite par le traité dans la mesure où la situation d’une filiale établie en Allemagne n’est pas comparable à la situation d’une filiale établie dans un autre État membre. Il précise que la Cour a reconnu que les filiales sont des personnes morales autonomes soumises à des perceptions d’impôt distinctes sur le territoire sur lequel elles se situent. Dès lors, les pertes correspondant à des amortissements et à des créances sont susceptibles d’être prises en compte dans le cadre de la déclaration de bénéfice de ces filiales dans l’État membre où elles sont implantées.

21.   Cette argumentation ne saurait être retenue. La différence de traitement fiscal en cause au principal concerne non pas la situation des filiales, mais celle des sociétés mères résidentes en Allemagne selon qu’elles disposent ou non de filiales établies dans d’autres États membres. À cet égard, il suffit de constater, d’une part, que les pertes en cause sont celles des sociétés mères et, d’autre part, que les bénéfices des filiales ne donnent pas lieu à imposition dans le chef des sociétés mères, qu’ils proviennent de filiales imposables en Allemagne ou dans d’autres États membres (10) . La différence de traitement concernant les sociétés mères ne dépend donc pas du point de savoir si leurs filiales font ou non l’objet d’une imposition distincte.

22.   Il résulte de l’analyse qui précède qu’une limitation de la déductibilité des charges résultant de l’amortissement sur la valeur des participations dans le capital de filiales établies dans d’autres États membres, telle que la prévoit l’article 2 a, paragraphes 1, point 3 a, et 2, de l’EStG, constitue, ainsi que l’a relevé la juridiction de renvoi, une restriction à la liberté d’établissement.

23.   Pareille restriction ne saurait être admise que si elle poursuit un objectif légitime compatible avec le traité et se justifie par des raisons impérieuses d’intérêt général. Encore faudrait-il, en ce cas, qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif en cause et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre celui-ci (11).

B –    Sur la justification de la réglementation en cause

24.   Au soutien de la mesure litigieuse, le gouvernement allemand avance de nombreux arguments juridiques, traduisant des préoccupations d’ordre à la fois politique (le souci d’une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition), éthique (le risque d’un double emploi frauduleux des pertes et celui de l’évasion fiscale), administratif (la garantie d’efficacité des contrôles), systémique (la nécessité de sauvegarder l’uniformité du régime fiscal) et économique (le risque de pertes budgétaires). Il prétend trouver confirmation de cette argumentation dans l’arrêt Marks & Spencer, précité. C’est donc par l’évocation de cette jurisprudence qu’il convient d’entamer l’analyse des justifications.

1.      La répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres

25.   Dans l’arrêt Marks & Spencer, la Cour a admis, pour la première fois, qu’il convenait de prendre en considération, aux fins d’apprécier la compatibilité d’une législation fiscale avec les libertés fondamentales, le principe de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres (12). Cependant, elle a pris soin également de préciser et d’encadrer les conditions d’application de ce principe.

26.   D’une part, pareille exigence n’est pertinente qu’au stade de la justification de la mesure restrictive en cause. Elle ne saurait être invoquée, ainsi que le fait le gouvernement allemand dans cette affaire, dans le cadre de l’analyse d’une restriction à la liberté d’établissement. D’autre part, cette justification revêt, dans le cadre communautaire, une signification qui mérite d’être soigneusement circonscrite.

27.   À cet égard, le gouvernement allemand semble admettre que cette exigence pourrait permettre d’exclure certaines formes de discrimination du champ d’application des libertés de circulation. En effet, il fonde son argumentation sur une règle desymétrie entre le droit d’imposer les bénéfices d’une société et le devoir de prendre en compte les pertes de cette société. Les bénéfices et les pertes étant, en matière fiscale, les deux faces d’une même médaille, les autorités fiscales allemandes ne devraient pas avoir à tenir compte des pertes liées à l’activité d’une filiale établie dans un autre État membre dans le cadre du traitement fiscal de la société mère résidente sur le territoire allemand dès lors qu’elles ne sont pas en droit d’imposer les bénéfices de cette filiale. Seule une telle règle de répartition permettrait de respecter la souveraineté fiscale des États membres et les règles du droit fiscal international.

28.   Cette manière de définir l’exigence de répartition équilibrée du pouvoir d’imposition n’est pas acceptable. Ainsi considérée, en effet, elle ne se distingue pas substantiellement d’une justification de nature purement économique. Une telle interprétation permettrait à un État membre de refuser systématiquement d’accorder un avantage fiscal à une entreprise au motif que celle-ci a développé une activité économique transnationale qui n’a pas vocation à générer des recettes fiscales dans le chef de cet État. Sous cette forme, la justification a d’ailleurs été expressément rejetée par la Cour dans l’arrêt Marks & Spencer, précité. La Cour déclare que, s’agissant précisément de cet élément de justification, il doit être rappelé que la réduction des recettes fiscales ne saurait être considérée comme une raison impérieuse d’intérêt général pouvant être invoquée pour justifier une mesure en principe contraire à une liberté fondamentale (13).

29.   Certes, il convient de tenir compte du principe selon lequel les États membres demeurent libres de définir l’organisation de leur système fiscal et de répartir entre eux leur pouvoir d’imposition (14). Il est incontestable, cependant, que les libertés fondamentales imposent certaines contraintes aux États membres dans l’exercice de leurs compétences en la matière. Ces contraintes consistent, pour l’essentiel, à respecter l’obligation de ne point défavoriser les assujettis exerçant une activité transnationale par rapport aux assujettis nationaux, même s’il en résulte une diminution des recettes fiscales de l’État concerné.

30.   Ce point de vue a été consacré par la Cour notamment dans l’arrêt Bosal, précité. Dans cette affaire, la Cour a jugé que le traité s’oppose à une disposition nationale qui subordonne la déductibilité des frais liés à la participation d’une société mère néerlandaise dans le capital d’une filiale établie dans un autre État membre à la condition que de tels frais servent indirectement à la réalisation de bénéfices imposables aux Pays-Bas. Pareille solution a été contestée au motif qu’elle aurait méconnu le principe de la juste répartition du pouvoir d’imposition des États membres. Les frais payés par la société mère néerlandaise étant économiquement liés aux bénéfices réalisés par sa filiale établie dans un autre État membre, il aurait été juridiquement plus cohérent d’analyser ces frais comme des dépenses étrangères qui ne peuvent être pris en compte que dans l’État de source desdits bénéfices (15). Cependant, une telle analyse ne tient pas suffisamment compte de la situation du ressortissant communautaire opérant dans le cadre élargi du marché intérieur. Celle-ci ne doit pas faire l’objet d’un examen différent selon les territoires d’imposition en cause; elle doit être appréciée globalement. De ce point de vue, il est évident qu’une différence de traitement fiscal entre sociétés mères selon qu’elles disposent ou non de filiales à l’étranger ne saurait être justifiée par le fait qu’elles ont opéré un transfert de ressources économiques sur une partie du territoire de l’Union européenne sur lequel l’État concerné ne peut exercer sa compétence fiscale. En juger autrement, en l’absence de règles communes en la matière, reviendrait à rendre pratiquement inopérantes les libertés fondamentales consacrées par le traité.

31.   En outre, si le raisonnement par symétrie que défend le gouvernement allemand devait être admis dans le domaine fiscal, on ne voit pas pourquoi il ne serait pas étendu aux autres domaines concernés par les libertés de circulation. De même que pourrait être invoqué le principe de répartition du pouvoir d’imposition, il serait dès lors loisible de faire valoir, en général, un principe de répartition du pouvoir de réglementation. Selon ce principe, un État membre serait en droit de refuser de prendre en considération les situations économiques transnationales susceptibles de mettre en cause sa liberté de réglementer. Ainsi, par exemple, une marchandise légalement produite selon des conditions imposées par un autre État membre pourrait se voir refuser l’entrée sur un marché national au motif que cette marchandise ne respecte pas les conditions légales prévalant sur celui-ci. La liberté de circulation des marchandises serait alors réduite à une règle de non-discrimination purement formelle, consistant à appliquer le même traitement aux seuls produits soumis à l’emprise de la réglementation de l’État concerné. Un tel résultat serait tout à fait contraire à la jurisprudence constante de la Cour en la matière (16).

32.   Telle ne peut être, par conséquent, la portée qu’il convient de reconnaître, dans le cadre communautaire, à l’exigence légitime de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition. Si la Cour a admis, dans l’arrêt Marks & Spencer, un élément de justification fondé sur cette exigence, c’est uniquement en relation avec les risques d’abus ou de fraude qui peuvent découler, en certains cas, d’une mauvaise coordination des compétences fiscales des États membres. En l’absence d’harmonisation des législations fiscales, il y a lieu de craindre que l’exercice des libertés de circulation ne donne lieu au développement d’un véritable «trafic des pertes» à l’échelle communautaire. En effet, ainsi que la Cour l’a rappelé dans cet arrêt, «donner aux sociétés la faculté d’opter pour la prise en compte de leurs pertes dans l’État membre de leur établissement ou dans un autre État membre compromettrait sensiblement une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres, l’assiette d’imposition se trouvant augmentée dans le premier État et diminuée dans le second, à concurrence des pertes transférées» (17). Il serait alors loisible pour les opérateurs économiques d’organiser le transfert de leurs pertes vers des sociétés établies dans des États membres connaissant les taux d’imposition les plus élevés et dans lesquels, par conséquent, la valeur fiscale des pertes est la plus importante. Une telle situation serait de nature à remettre en cause la neutralité à laquelle est tenu le droit communautaire à l’égard des régimes fiscaux nationaux (18).

33.   Suivant ce principe de neutralité, le droit d’établissement ne saurait être utilisé par les opérateurs économiques pour en tirer des avantages qui ne sont pas liés à l’exercice des libertés de circulation. Or, tel serait le cas si un transfert d’activité dans la Communauté était uniquement déterminé par des raisons fiscales, indépendamment de toute volonté de s’établir réellement et de s’intégrer à l’économie de la société d’accueil, avec pour seul but de se soustraire abusivement aux législations nationales ou d’exploiter artificiellement les différences entre ces législations (19). Au cas où un tel risque d’abus est encouru, il peut être nécessaire, ainsi que le déclare la Cour dans l’arrêt Marks & Spencer, d’appliquer aux activités économiques des sociétés établies dans l’un de ces États les seules règles fiscales de celui-ci, en ce qui concerne tant les bénéfices que les pertes (20). Voilà quelle est, à mon avis, la signification véritable de l’exigence de répartition du pouvoir d’imposition dans le cadre communautaire.

34.   Encore faut-il démontrer qu’un tel risque existe. C’est pourquoi la Cour estime, dans ce même arrêt, que l’élément de justification fondé sur la préservation de la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres ne saurait être dissocié de deux autres éléments de justification relatifs, d’une part, au risque de double emploi des pertes et, d’autre part, au risque d’évasion fiscale. Ce n’est qu’au vu de ces trois éléments de justification, «pris ensemble» (21), que la Cour a reconnu que la réglementation restrictive litigieuse pouvait être justifiée.

35.   Il convient donc de vérifier si, comme le prétend le gouvernement allemand, les risques de double emploi des pertes et d’évasion fiscale sont encourus dans le cas d’espèce.

2.      Le risque de double emploi des pertes

36.    Le gouvernement allemand expose que, à l’instar de la réglementation concernée dans l’affaire Marks & Spencer, la réglementation litigieuse est rendue nécessaire pour permettre d’éviter qu’une société puisse bénéficier d’avantages fiscaux multiples sous la forme de la double prise en compte des pertes subies à l’étranger.

37.   Cet argument est dénué de pertinence dans le cadre de la présente affaire. En effet, les pertes en cause dans cette affaire ne sont pas, comme dans l’affaire Marks & Spencer, des pertes subies à l’étranger par des filiales indépendantes puis transférées sur les bénéfices de la société mère. Il s’agit de pertes exposées par la société mère en raison de la dépréciation de la valeur de ses participations dans des filiales étrangères. Elles ne sauraient être confondues avec les pertes subies par ces filiales elles-mêmes. Ces deux sortes de pertes font l’objet, sur le plan fiscal, d’un traitement distinct. En conséquence, on ne saurait considérer que le risque de double emploi des mêmes pertes est encouru à raison du fait qu’une société mère est autorisée à opérer une telle déduction.

38.   À supposer même que l’on admette qu’il existe un lien économique entre ces deux sortes de pertes, ainsi que le prétend le gouvernement allemand, de sorte que la prise en compte distincte des pertes des filiales et de celles de la société mère soit qualifiée de «double emploi des pertes», il n’apparaît pas, en l’espèce, que ce double emploi soit spécifiquement lié à un transfert d’activité dans un autre État membre. En effet, le prétendu «double avantage» n’est pas réservé aux sociétés ayant une activité transnationale. Une société mère disposant de filiales en Allemagne pourrait déduire de son bénéfice imposable l’amortissement sur la valeur partielle de ses participations dans ces filiales sans que celles-ci soient empêchées d’utiliser leurs propres pertes dans le cadre de leur imposition fiscale dans ce même État. Par conséquent, cette double utilisation de pertes n’est aucunement liée à la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres et ne saurait justifier une restriction à la liberté d’établissement.

3.      Le risque d’évasion fiscale

39.   À cet égard, le gouvernement allemand avance essentiellement deux arguments. En premier lieu, il prétend que les sociétés allemandes ont tendance à transférer certains types d’activités économiques en dehors du territoire allemand et du contrôle des autorités fiscales allemandes. En second lieu, il rappelle que cette réglementation a été inspirée par le comportement de certaines sociétés, dans le domaine du tourisme notamment, consistant à transférer des activités typiquement génératrices de pertes dans d’autres États membres dans le seul but de réduire leurs bénéfices imposables. Pareille réglementation devrait être jugée nécessaire en vue de prévenir la possibilité de créer des montages artificiels.

40.   S’agissant du premier argument, il suffit de rappeler que tout transfert d’activité en dehors du territoire d’un État membre ne constitue pas, en soi, une évasion fiscale. Que le transfert d’une activité économique en dehors du territoire d’un État membre soit susceptible d’entraîner une perte de recettes fiscales pour cet État, cela n’est pas douteux. Cependant, on ne saurait considérer que cette perte est consécutive à une évasion fiscale. Dans ce cas, elle est simplement la conséquence de l’exercice des droits conférés par les libertés fondamentales garanties par le traité. Le fait qu’une société détient des participation dans des filiales établies dans d’autres États membres ne saurait fonder une présomption générale d’évasion ou de fraude fiscales et justifier une mesure fiscale restrictive (22).

41.   Quant au second argument, la simple circonstance que, dans un secteur économique donné tel que le tourisme, l’administration fiscale allemande ait relevé des cas de pertes importantes et persistantes subies par des filiales étrangères de sociétés résidentes en Allemagne ne suffit pas à établir l’existence de montages artificiels. Il y a lieu de rappeler que, à supposer même que le risque d’évasion fiscale soit reconnu, il doit toujours être vérifié que la mesure en cause ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi (23). Or, une réglementation qui, comme la réglementation en cause, vise de manière générale toute situation dans laquelle des filiales d’un groupe se trouvent établies, pour quelque raison que ce soit, dans d’autres États membres ne saurait, sans excéder ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif qu’elle prétend poursuivre, être considérée comme justifiée par le risque d’évasion fiscale. Tel est le résultat bien établi d’une jurisprudence constante (24).

42.   Au demeurant, le gouvernement allemand n’a pas démontré à la Cour en quoi un tel risque visait spécialement la constitution de filiales à l’étranger plutôt que celle de filiales nationales. Il est probable que, par cet argument, le gouvernement allemand a entendu également souligner les limites de ses pouvoirs de contrôle à l’égard d’opérations transfrontalières.

4.      L’efficacité des contrôles fiscaux

43.   Selon le gouvernement allemand, en effet, les autorités fiscales nationales n’ont que des possibilités très limitées de contrôler les opérations se déroulant à l’étranger. Appliquer un principe de territorialité, en excluant les recettes négatives étrangères du bénéfice imposable des sociétés résidentes, permettrait de faciliter les contrôles effectués par les autorités fiscales.

44.   Cette argumentation ne peut être accueillie. Certes, la Cour a jugé, de manière itérative, que l’efficacité des contrôles fiscaux est susceptible de justifier une réglementation de nature à restreindre les libertés fondamentales (25). Il en résulte qu’un État membre est autorisé à appliquer des mesures qui permettent la vérification, de façon claire et précise, du montant des charges déductibles dans cet État au titre des participations dans le capital de filiales étrangères. Néanmoins, une telle préoccupation ne saurait justifier que ledit État puisse soumettre cette déduction à des conditions différentes selon que les participations concernent des filiales situées sur son territoire ou sur celui d’autres États membres.

45.   À cet égard, il y a lieu de rappeler que les États membres disposent d’instruments de coopération renforcée au titre de la directive 77/799/CEE du Conseil, du 19 décembre 1977, concernant l’assistance mutuelle des autorités compétentes des États membres dans le domaine des impôts directs (26). En application de ces dispositions, les autorités compétentes d’un État membre ont la possibilité de demander aux autorités compétentes d’un autre État membre toutes les informations susceptibles de leur permettre de procéder correctement au calcul de l’impôt sur les sociétés.

46.   Le gouvernement allemand fait valoir que, même en cas de collaboration fructueuse avec les autorités d’un autre État membre, le contrôle d’opérations étrangères demeure souvent très difficile et la possibilité de mettre à jour des déclarations inexactes s’avère bien moins facile. Il importe de souligner, toutefois, que la directive 77/799 offre la possibilité d’obtenir des informations nécessaires comparables à celles existant entre les services fiscaux sur le plan interne (27). J’ajoute, d’une part, que, dans le cadre de l’établissement du marché intérieur, les relations entre administrations fiscales des États membres doivent reposer sur un principe de confiance mutuelle (28). À cet égard, il n’y a pas lieu de supposer que les administrations fiscales nationales ont intérêt à laisser prospérer sur leur territoire des situations fiscales contraires au droit de l’État auquel elles sont soumises. D’autre part, rien n’empêche les autorités fiscales concernées d’exiger du contribuable lui-même les informations qu’elles jugent nécessaires pour apprécier s’il y a lieu ou non d’accorder la déduction demandée (29).

47.   En tout état de cause, il peut paraître surprenant de se fonder, à cet égard, sur un principe de territorialité de l’impôt alors qu’il est de règle générale, selon la législation allemande, que les revenus des sociétés sont imposés sur l’ensemble de leurs bénéfices mondiaux.

5.      La sauvegarde de l’uniformité du régime fiscal

48.   Le gouvernement allemand fait valoir, en substance, que la réglementation litigieuse s’inscrit logiquement dans le cadre de sa politique fiscale. S’abstenir de prendre en compte les recettes négatives étrangères dans des cas tels que celui de l’espèce permettrait de maintenir le traitement fiscal le plus uniforme possible. Deux arguments avancés par ce gouvernement peuvent être rattachés à cette justification, l’un tiré du respect du principe de territorialité, l’autre tiré de la sauvegarde de la «systématique fiscale».

49.   Le principe fiscal de territorialité a été reconnu par la Cour dans son arrêt Futura Participations et Singer, précité. Il est conforme à ce principe que l’État concerné peut imposer les sociétés mères résidentes sur son territoire sur l’ensemble de leurs bénéfices mondiaux tandis qu’il peut imposer les filiales non résidentes exclusivement sur les bénéfices provenant de leur activité dans ledit État (30). Toutefois, un tel principe ne justifie pas qu’un avantage soit refusé à une société mère résidente au motif que les bénéfices de ses filiales non résidentes ne peuvent être imposés (31). Ce principe a pour fonction d’introduire, dans l’application du droit communautaire, la nécessité de tenir compte des limites des compétences fiscales des États membres. Dans l’affaire Futura Participations et Singer, l’État membre concerné ne pouvait être contraint de prendre en compte les pertes étrangères, car elles étaient liées aux revenus de source étrangère des contribuables non résidents. Il en va autrement dans la présente affaire. En l’espèce, l’octroi de l’avantage n’a pas pour conséquence de mettre en cause l’exercice d’une compétence fiscale concurrente. Il concerne les sociétés mères résidentes en Allemagne qui sont soumises, à ce titre, à une obligation fiscale illimitée dans ce pays. Rien ne justifie, par conséquent, le refus dudit avantage.

50.   La «systématique fiscale» évoque la notion mieux connue dans la jurisprudence de la Cour de «cohérence fiscale» (32). Le gouvernement allemand expose, à ce titre, que, en vertu des conventions de double imposition conclues avec nombre d’États membres, les dividendes versés par les filiales établies dans ces États sont exonérés d’impôt en Allemagne. Dans ces conditions, le gouvernement allemand estime qu’il serait logique et cohérent de ne point accorder d’avantage à la société mère résidente en raison des pertes liées à ses filiales. Un tel avantage ne devrait être accordé que dans les cas où, en l’absence de convention bilatérale prévoyant une exonération, le bénéfice de ces filiales est imposable en Allemagne.

51.   Je ne suis pas de cet avis. Les conventions fiscales destinées à prévenir les doubles impositions ne sont pas de nature à éliminer le traitement défavorable constaté. En effet, selon la législation allemande, les pertes du type de celles en cause dans cette affaire sont toujours prises en compte lorsque la filiale exerce une «activité active» au sens de l’article 2 a, paragraphe 2, de l’EStG. Or, dans ce cas, les dividendes éventuellement versés par cette filiale ne sont pas moins susceptibles d’être exonérés en application de telles conventions. Il n’existe donc aucun lien direct entre l’octroi de l’avantage litigieux à la société mère et l’exonération de dividendes versés par sa filiale. Par conséquent, la cohérence assurée sur la base d’une convention de double imposition ne saurait entrer en ligne de compte dans l’appréciation de la compatibilité de la disposition litigieuse avec le droit communautaire (33).

6.      Les conséquences économiques

52.   Aux dires du gouvernement allemand, la mise en cause du régime litigieux risquerait de générer des pertes de recettes substantielles pour le budget national. Ce gouvernement reconnaît la constance de la jurisprudence selon laquelle la réduction de recettes fiscales ne saurait être considérée comme une raison impérieuse d’intérêt général pouvant être invoquée pour justifier une mesure en principe contraire à une liberté fondamentale (34). Cependant, il suggère à la Cour de reconsidérer sa jurisprudence compte tenu du fait que les recettes fiscales sont les sources essentielles de revenus des États membres et de la Communauté.

53.   Une préoccupation de cette nature peut être tenue pour légitime. Il est vrai que l’application des règles communautaires à certains régimes fiscaux nationaux peut avoir parfois un impact financier important. En certains cas, cet impact peut même être préjudiciable à l’équilibre des finances de l’État.

54.   Cependant, il incombe à l’État membre concerné d’établir l’existence d’un tel impact dans chaque cas et, si celui-ci peut être démontré, alors c’est au niveau, non de la justification de la mesure restrictive, mais des effets de la décision rendue par la Cour qu’il convient d’en tenir compte. Encore faut-il rappeler qu’une limitation des effets dans le temps d’un arrêt de la Cour ne peut être décidée que dans des circonstances exceptionnelles, dans le cas où l’État concerné peut faire état d’un risque de répercussions économiques graves et s’il avait des motifs légitimes de croire que son comportement était compatible avec le droit communautaire (35).

55.   À mon avis, il ne serait pas prudent pour la Cour d’inclure cette préoccupation dans le cadre des justifications permettant de déroger aux règles fondamentales du traité. Si les États membres considèrent que des considérations économiques doivent pouvoir justifier des mesures fiscales entravant les libertés de circulation, il me paraît qu’il relève de leur seule compétence de l’inscrire dans le traité. Il n’appartient pas à la Cour d’en prendre l’initiative, compte tenu des trois motifs suivants.

56.   La première raison est d’ordre pratique. Si l’on admettait pareille justification économique, il conviendrait d’abord de déterminer les domaines dans lesquels celle-ci devrait être admise. Faudrait-il la limiter au domaine fiscal ou l’étendre à d’autres domaines économiques et sociaux? Ensuite, il serait nécessaire de fixer les paramètres et variables permettant d’évaluer l’impact financier de l’application des règles communautaires. Or, il est évident que la Cour est fort mal équipée pour mener une telle évaluation compte tenu, notamment, de l’hétérogénéité économique et fiscale des États membres dans l’Union. C’est pourquoi il me semble qu’admettre une telle justification, en l’absence de règles claires fixées par le traité, serait source de difficultés telles que la légitimité de la Cour pourrait en être affectée.

57.   La deuxième raison tient à l’effet produit par cette justification. En effet, si les pertes budgétaires d’une certaine importance devaient être prises en compte dans la justification d’une restriction aux libertés fondamentales, il s’ensuivrait le risque de favoriser les violations graves et massives du droit communautaire. Plus la violation serait persistante, plus le coût d’un rétablissement de la légalité communautaire serait élevé, et d’autant plus facile serait la possibilité de faire admettre une justification de cet ordre.

58.   Enfin, s’il est établi, depuis l’instauration de la Communauté, que la mise en place d’un marché intérieur, impliquant une suppression des entraves aux échanges de toutes natures, peut avoir pour conséquence la suppression de certaines ressources pour les États membres, il n’est pas moins vrai que ceux-ci profitent du développement des activités économiques dans le cadre d’un marché intérieur élargi.

59.   Le gouvernement allemand ajoute une justification de circonstance. D’après lui, la prise en considération des conséquences économiques est d’autant plus légitime aujourd’hui que les États membres sont tenus, en vertu du pacte de stabilité et de croissance (36), à une sévère discipline budgétaire. Toutefois, cet argument méconnaît à la fois la lettre du traité et l’esprit dans lequel le pacte a été conçu. Rappelons d’abord que, aux termes de l’article 4 CE, l’étroite coordination des politiques économiques doit être conduite conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. En outre, une interprétation suivant laquelle l’application du pacte conduirait à élever des barrières à l’établissement du marché intérieur est contraire à l’esprit même du pacte qui vise expressément à favoriser un fonctionnement correct de l’Union économique et monétaire et, par là, l’achèvement du marché intérieur.

60.   Il résulte de cette analyse que l’ensemble des motifs avancés par le gouvernement allemand en vue de justifier la mesure restrictive litigieuse doivent être rejetés. Force est de constater que, en adoptant la réglementation litigieuse, le législateur allemand visait essentiellement à promouvoir l’économie du pays en décourageant les investissements dans des sociétés ayant leur siège dans les autres États membres. Ainsi que le rapporte l’ordonnance de renvoi, une dérogation à l’interdiction de déductibilité pour ce genre d’investissements ne devait exister que dans le cas d’activités ayant un intérêt pour l’économie nationale. Il ressort donc de la genèse de cette disposition que le législateur allemand en cause a choisi, délibérément, de défavoriser les situations transnationales au bénéfice d’un objectif de nature purement économique et au détriment des exigences fondamentales du marché intérieur (37).

C –    Sur l’interprétation des dispositions relatives à la libre circulation des capitaux

61.   Les dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement s’opposant à l’application de la réglementation en cause dans des conditions telles que celles de l’espèce, il n’apparaît pas nécessaire, aux fins de la résolution du litige au principal, d’examiner si les dispositions du traité concernant la libre circulation des capitaux s’y opposent également.

62.   Cependant, il apparaît que certaines situations, visées par la disposition litigieuse de cette réglementation, pourraient être soustraites à l’application des règles sur la liberté d’établissement. Il en est ainsi, notamment, de la situation d’une société détenant des participations dans la société d’un autre État membre sans exercer sur celle-ci ni contrôle ni influence (38). Dans ces conditions, il peut être utile d’examiner, à titre subsidiaire, si l’article 56, paragraphe 1, CE, interdisant toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres, est susceptible d’être appliqué.

63.   Le traité ne définit pas la notion de «mouvements de capitaux». Néanmoins, il est de jurisprudence constante que, dans la mesure où l’article 56 CE a repris en substance le contenu de l’article 1er de la directive 88/361/CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en œuvre de l’article 67 du traité (39), la nomenclature des mouvements de capitaux qui lui est annexée conserve la valeur indicative qui était la sienne avant son entrée en vigueur pour définir cette notion (40).

64.   Or, la participation à des entreprises nouvelles ou existantes en vue de créer ou maintenir des liens économiques durables figure au titre I, point 2, de ladite nomenclature. Il s’ensuit que les prises de participation qui sont à l’origine des amortissements visés par la réglementation mise en cause en l’espèce constituent des mouvements de capitaux qui sont soumis aux dispositions du traité sur la libre circulation.

65.   Dès lors, il y a bien lieu d’examiner si une réglementation telle que celle en cause au principal constitue une restriction aux mouvements de capitaux.

66.   À cet égard, il ne ressort pas de la jurisprudence que cette réglementation doive être jugée suivant des critères différents de ceux applicables en matière de liberté d’établissement. La réglementation fiscale allemande a clairement pour effet de dissuader les sociétés allemandes d’investir leurs capitaux dans certaines sociétés ayant leur siège dans un autre État membre (41). Une telle réglementation produit également un effet restrictif à l’égard de ces sociétés établies dans d’autres États membres en ce qu’elle constitue à leur encontre un obstacle à la collecte de capitaux en Allemagne dans la mesure où les pertes qu’elles sont susceptibles de générer dans le chef d’investisseurs allemands ne donnent pas droit aux mêmes avantages que les investissements opérés en Allemagne.

67.   Il résulte de ce qui précède que cette réglementation constitue, en principe, une restriction à la libre circulation des capitaux. Les justifications que l’État membre concerné pourrait faire valoir au soutien de sa réglementation étant, en substance, les mêmes que celles invoquées dans le cadre de l’interprétation des règles relatives à la liberté d’établissement, il n’y a pas lieu d’y faire droit.

III – Conclusion

68.   En conséquence, je propose à la Cour de dire pour droit que les articles 43 CE, 48 CE et 56 CE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à la réglementation d’un État membre qui exclut en certains cas la déductibilité fiscale de pertes exposées par une société mère au titre des amortissements réalisés sur la valeur des participations dans des filiales établies dans d’autres États membres, alors que la déductibilité de telles pertes est admise sans restriction lorsque celles-ci correspondent à des amortissements réalisés sur la valeur des participations dans des filiales établies dans le même État membre que celui du siège de la société mère.


1 – Langue originale: le portugais.


2 – Voir, en ce sens, arrêts du 18 septembre 2003, Bosal (C-168/01, Rec. p. I-9409), et du 23 février 2006, Keller Holding (C-471/04, non encore publié au Recueil), ainsi que, concernant les pertes de revenus de personnes physiques, arrêt du 21 février 2006, Ritter-Coulais (C-152/03, non encore publié au Recueil).


3 – Arrêt du 13 décembre 2005 (C-446/03, non encore publié au Recueil).


4 – Voir, notamment, arrêt du 21 septembre 1999, Saint-Gobain ZN (C-307/97, Rec. p. I-6161, point 35).


5 – Arrêt du 13 avril 2000 (C-251/98, Rec. p. I-2787, point 22). Voir, également, arrêt du 21 novembre 2002, X et Y (C-436/00, Rec. p. I-10829, p. 37).


6 – Arrêt du 16 juillet 1998, ICI (C-264/96, Rec. p. I-4695, point 21).


7 – Voir arrêt Marks & Spencer, précité, point 29, reprenant les termes de l’arrêt du 8 mars 2001, Metallgesellschaft e.a. (C-397/98 et C-410/98, Rec. p. I-1727, point 37).


8 – Voir, dans le même sens, arrêt Marks & Spencer, précité, point 32.


9 – Voir, en ce sens, arrêt Bosal, précité, point 27.


10 – Ibidem, point 39.


11 – Voir, en ce sens, arrêt du 11 mars 2004, De Lasteyrie du Saillant (C-9/02, Rec. p. I-2409, point 49).


12 – Point 46.


13 – Arrêt Marks & Spencer, précité, point 44, conformément à une jurisprudence constante citée notamment dans l’arrêt du 7 septembre 2004, Manninen (C-319/02, Rec. p. I-7477, point 49).


14 – Voir, notamment, arrêt du 21 mars 2002, Cura Anlagen (C-451/99, Rec. p. I-3193, point 40).


15 – Voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Geelhoed prononcées le 23 février 2006 dans l’affaire Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation (C-374/04, pendante devant la Cour, points 62 et 63). Voir, également, Weber, D., «The Bosal Holding Case: Analysis and Critique», EC Tax Review, 2003-4, p. 220, et Wattel, P. J., «Red Herrings in Direct Tax Cases before the ECJ», Legal Issues of Economic Integration, 2004, n° 2, p. 81 à 95, spécialement p. 89 et 90.


16 – Voir, à cet égard, arrêt du 20 février 1979, Rewe-Zentral, dit «Cassis de Dijon» (120/78, Rec. p. 649).


17 – Point 46.


18 – Voir, sur ce point, mes conclusions dans l’affaire Marks & Spencer, précitée, point 67.


19 – Voir, dans le même sens, conclusions de l’avocat général Léger prononcées le 2 mai 2006 dans l’affaire Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (C-196/04, pendante devant la Cour).


20 – Point 45.


21 – Point 51.


22 – Voir, dans le même sens, arrêt X et Y, précité, point 62.


23 – Arrêt Marks & Spencer, précité, point 53.


24 – Voir arrêt ICI, précité, point 26.


25 – Arrêts du 15 mai 1997, Futura Participations et Singer (C-250/95, Rec. p. I-2471), et du 28 octobre 1999, Vestergaard (C-55/98, Rec. p. I-7641, point 23).


26 – JO L 336, p. 15. Directive telle que modifiée par la directive 2004/56/CE du Conseil, du 21 avril 2004 (JO L 127, p. 70).


27 – Arrêt du 14 février 1995, Schumacker (C-279/93, Rec. p. I-225, point 45).


28 – Voir par analogie, sur la confiance mutuelle dont doivent se témoigner les États membres en ce qui concerne les contrôles sur leurs territoires respectifs, arrêt du 23 mai 1996, Hedley Lomas (C-5/94, Rec. p. I-2553, point 19). Voir également, dans le contexte des systèmes de justice pénale des États membres, arrêt du 11 février 2003, Gözütok et Brügge (C-187/01 et C-385/01, Rec. p. I-1345, point 33).


29 – Arrêt Vestergaard, précité, point 26 et jurisprudence citée.


30 – Arrêt Marks & Spencer, précité, point 39.


31 – Ibidem, point 40.


32 – Voir, notamment, arrêt Manninen, précité, points 42 et 43.


33 – Voir, notamment, arrêt du 11 août 1995, Wielockx (C-80/94, Rec. p. I-2493, points 24 et 25).


34 – Voir, en général, arrêt du 7 février 1984, Duphar e.a. (238/82, Rec. p. 523, point 23), ainsi que les conclusions de l’avocat général Mancini dans cette affaire, et plus particulièrement, en matière fiscale, arrêts du 6 juin 2000, Verkooijen (C-35/98, Rec. p. I-4071, point 48), et Manninen, précité, point 49. Il arrive, néanmoins, que les aspects économiques d’une réglementation soient pris en compte lorsque ceux-ci sont indissociablement liés à d’autres préoccupations considérées comme légitimes. En témoigne, notamment, l’arrêt du 10 juillet 1984, Campus Oil e.a. (72/83, Rec. p. 2727), dans lequel la Cour a admis qu’une réglementation nationale qui prévoit l’obligation pour touts les importateurs de s’approvisionner en produits pétroliers, à concurrence d’un certain pourcentage de leurs besoins, auprès d’une raffinerie installée sur le territoire national pouvait être justifiée, dans la mesure où elle poursuit un but essentiel de sécurité des approvisionnements d’énergie qui dépasse des considérations de nature purement économique (points 34 et 35). De même, la Cour estime que le traité permet aux États membres de restreindre la libre prestation des services médicaux et hospitaliers, dans la mesure où le maintien d’une capacité de soins ou d’une compétence médicale sur le territoire national est essentiel pour la santé publique, voire même pour la survie, de sa population (arrêt du 28 avril 1998, Kohll, C-158/96, Rec. p. I-1931, point 51). Telle est également l’orientation prise en matière de citoyenneté européenne. La Cour reconnaît, à cet égard, que l’exercice du droit de séjour des citoyens de l’Union peut être subordonné aux «intérêts légitimes» des États membres relatifs à la sauvegarde de leurs systèmes d’assistance sociale (voir arrêt du 17 septembre 2002, Baumbast et R, C-413/99, Rec. p. I-7091, points 87 et 90). Au cas, cependant, où il apparaît que la mesure restrictive vise avant tout un objectif budgétaire en recherchant une réduction des frais de fonctionnement d’un système d’assurance maladie, sans que la mise en péril de l’équilibre financier dudit système soit en cause, la Cour n’hésite pas à la condamner (voir arrêt Duphar e.a., précité, points 16 et 23). Il résulte de cette jurisprudence que, si des considérations d’ordre économique ou financier peuvent être légitimement invoquées par un État membre dès lors qu’il y a un risque d’atteinte grave à la préservation d’un service essentiel de son organisation sociale, en revanche un objectif de nature purement économique ne peut constituer un motif légitime de justification d’une restriction à une liberté fondamentale garantie par le traité.


35 – Arrêt du 20 septembre 2001, Grzelczyk (C-184/99, Rec. p. I-6193, point 53).


36 – Le pacte de stabilité et de croissance est formé de la résolution du Conseil européen du 17 juin 1997 (JO C 236, p. 1), du règlement (CE) n° 1466/97 du Conseil, du 7 juillet 1997, relatif au renforcement de la surveillance des positions budgétaires ainsi que de la surveillance et de la coordination des politiques économiques (JO L 209, p. 1), et du règlement (CE) n° 1467/97 du Conseil, du 7 juillet 1997, visant à accélérer et à clarifier la mise en œuvre de la procédure concernant les déficits publics excessifs (JO L 209, p. 6). Ces règlements ont été récemment modifiés, respectivement, par le règlement (CE) n° 1055/2005 et le règlement (CE) n° 1056/2005, du Conseil, du 27 juin 2005 (JO L 174, p. 1 et 5).


37 – Voir, dans le même sens, arrêts Verkooijen, précité, points 47 et 48, ainsi que du 5 juin 1997, SETTG (C-398/95, Rec. p. I-3091, points 22 et 23).


38 – Voir point 14 des présentes conclusions.


39 – JO L 178, p. 5. L’article 67 du traité a été abrogé par le traité d’Amsterdam.


40 – Voir, notamment, arrêt du 16 mars 1999, Trummer et Mayer (C-222/97, Rec. p. I-1661, point 21).


41 – Voir, par analogie, arrêts précités Verkooijen, point 34, et Manninen, point 22.